Une cosmogonie en six films : la rétrospective des premières œuvres du cinéaste laisse apparaître, au fil de motifs récurrents, les fondations de l’univers Jarmusch.
En guise de rétrospective partielle sont proposés les six premiers films de Jim Jarmusch, de Permanent Vacation (1980) à Dead Man (1995). Quand on s’approche même en raccourci d’une œuvre désormais imposante (treize longs métrages à ce jour), la méthode hésite quant aux outils idoines : la loupe en gros plan, ou le panoramique en plan large.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans les deux cas le but semble le même : détecter des liens, une cohérence, une permanence, fût-elle ténue ou même invisible. Or chez Jarmusch, à l’instar du titre de son premier film, si permanence il y a, elle est résolument en “vacation”. Le sens du terme n’est pas le même en français et en américain. En français, il désigne le temps précaire consacré à l’accomplissement d’un travail.
https://www.youtube.com/watch?v=qw_91VjYQUg
Nom de pays : Cinéma
En américain, vacation veut dire l’inverse : une vacance, synonyme d’oisiveté, de paresse, etc. Mais comme dans la polysémie du français la vacance désigne aussi une béance, un temps mort, soudain la vacation française peut tendre la main à la vacation américaine et nous envoyer promener dans une région où le détail en gros plan vaut pour l’ensemble en plan large, et l’ensemble pour un détail.
Nom de pays : Cinéma. Habiter les films de Jarmusch c’est comme loger dans un squat, survivre n’importe où mais chez un ami lorsqu’on en a assez de vivre seul. Une solution précaire, aventurière, où l’on guette autant un coin de couverture pour dormir et rêver qu’un réchaud pour y faire mijoter sa tambouille intime.
Détails choisis : La tête des hommes coiffés de chapeaux désuets, drôles de bobines, dans Stranger than Paradise. Les lèvres bousillées de rouge d’un jeune couple de Japonais dans Mystery Train. La bouche de John Lurie qui lui n’a pas besoin de rouge à lèvres pour qu’on ait envie de l’embrasser dans Down by Law. Le regard aveugle mais voyant de Béatrice Dalle dans Night on Earth. Les éclairs de guerre et de colère peints sur les joues de Johnny Depp dans Dead Man.
Même mis bout à bout, ces détails suffisent-ils à construire une filmographie ? Oui, si l’on considère que les têtes, les visages et les bouches ainsi mis en vedette sont un excellent moyen de faire parler le cinéma. Encore plus oui, si on expérimente qu’une fois entré dans le monde de Jarmusch, la déambulation d’un point à un autre est le meilleur moyen d’y avancer à grand renfort de travellings latéraux où tout ce qui est petit paraît immense.
L’obsession de la déambulation
Dans Permanent Vacation, qui n’est pas un coup d’essai mais un coup d’envoi, le personnage incarné par Chris Parker répond telle une variation musicale au nom jazzy d’Aloysius Christopher Parker. Chris a 16 ans. Il marche au présent de son âge. Sans aucune sorte de passé, sans la moindre trace d’avenir. Il marche donc il est. Mais quelque chose ne va pas, une défaillance du rythme, une crise du tempo.
Est-ce Chris qui marche trop vite ou le monde à l’entour qui se traîne ? La question sera d’actualité dans tous les films suivants de Jarmusch, notamment dans Ghost Dog, réapprentissage de la marche inaugurale, Jarmusch y inventant un petit frère de Chris, Forest Whitaker, gros et noir, qui lui aussi se déplace sans cesse.
Cette obsession de la déambulation autorise à soi-même presser le pas, à ne pas s’attarder devant la vitrine de certains films où on se sent moins chez soi, à sauter les cases intermédiaires pour pénétrer dans le dernier de la série rétrospective et y faire le joint, au sens hallucinogène : Dead Man, jusqu’à nouvel ordre son chef-d’œuvre.
Qu’est-ce qui se passe dans Dead Man qui ne passe plus ? La vieillesse du Nouveau Monde, cette Amérique de la paix blanche qui se solda par le massacre de millions d’Indiens. Bien loin de la repentance mais tout proche du caillou dans le mocassin, Dead Man est un film politique. Encore plus important, sa leçon de savoir-vivre : Johnny Depp-William Blake, comptable du temps, ne marche pas vers la mort, il est la mort qui marche. Contre et pour.
Contre la grande horlogerie capitaliste qui a détraqué toutes nos pendules. Mais aussi marche, voire manifeste, pour une autre durée, une utopie de lenteur, un temps volé plus que perdu, une sorte d’éternité infiniment présente. Dead Man, film vaudou qui venge les morts-vivants que nous sommes.
Jim Jarmusch, rétrospective en 6 films Permanent Vacation (E.-U., 1980, 1h15), Stranger than Paradise (All., E.-U., 1984, 1h29), Down by Law (E.-U., All., 1986, 1h48), Mystery Train (E.-U., Jap., 1989, 1h50), Night on Earth (Fr., R.-U., E.-U., All., Jap., 1991, 2h08), Dead Man (E.-U., All., Jap., 1995, 2h01)
Lire aussi 12 morceaux cultes piochés chez Jim Jarmusch
{"type":"Banniere-Basse"}