La rétrospective intégrale de Luis Buñuel est un événement. Dans une uvre pléthorique, éclatée et finalement méconnue, l’auteur de Belle de jour, réputé artiste surréaliste, s’est progressivement défait de toute afféterie stylistique superficielle pour inventer son propre naturalisme.
Luis Buñuel est né le 22 février 1900. Les Espagnols ont été les premiers à fêter le centenaire de la naissance de leur unique grand cinéaste, né au cinéma à Paris et mort mexicain. Les publications et les manifestations de prestige ont abondé. La Cinémathèque de Toulouse a pris le relais avec une rétrospective intégrale et une exposition à l’Instituto Cervantes intitulée Il est dangereux de se pencher au-dedans, d’après un titre provisoire d’Un chien andalou. C’est maintenant au tour du Centre Georges Pompidou de présenter cette exposition et surtout ¡Todo Buñuel !, soit les trente-sept films qu’a réalisés et produits Luis Buñuel, tous présentés dans des copies neuves issues du meilleur matériel disponible. L’événement est d’importance.
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Car si le nom de Buñuel demeure prestigieux, s’il fait définitivement partie des classiques cinématographiques, son uvre est trop rarement considérée dans sa totalité, trop éclatée entre la trilogie des débuts (Un chien andalou, L’Age d’or, Terre sans pain), les ultimes films français et la masse encore mal défrichée des dix-neuf films tournés au Mexique.
La vie est encore plus mal connue que l’ uvre. Alors que les livres d’entretiens et les témoignages plus ou moins fantaisistes abondent, des épisodes essentiels de cette traversée du siècle restent obscurs. Au rayon des secrets de mieux en mieux gardés à mesure que les derniers témoins disparaissent, on compte notamment le rôle exact de Buñuel pendant la guerre civile espagnole, son adhésion au Parti communiste, ou le nombre affolant d’hommes d’Eglise qui ont peuplé ses vieux jours (c’est ainsi que l’urne contenant ses cendres se trouverait dans un monastère mexicain, un comble). Si Buñuel ne manque pas de brillants exégètes (le dernier en date étant Charles Tesson), il attend toujours son biographe définitif. Ce qui lui aurait fait très plaisir : il ne raffolait pas d’enquêtes policières, surtout à son propos. Malgré les tenaces et nombreuses tentatives de ses collaborateurs et amis les plus proches (Jean-Claude Carrière, Max Aub, Tomás Perez Turrent et José de la Colina), il est parti avec pas mal de ses mystères. Plus embêtant, les films aussi ont fini par intimider, comme s’ils étaient des rébus surréalistes illisibles par le profane, comme si l’étiquette culturelle de « seul cinéaste authentiquement surréaliste » qu’on a collée à Buñuel avait fini par faire écran entre ses films et un spectateur d’aujourd’hui, peu enclin à visiter le mausolée cinématographique d’un mouvement artistique éteint. Alors que Renoir, Bresson ou Hitchcock sont sur toutes les lèvres, Buñuel est rarement cité par de jeunes cinéastes comme une influence majeure. Parmi les modernes, seul Marco Ferreri est immédiatement reconnaissable comme un grand cinéaste buñuélien : même sens de la fable sociale sans souci d’exemplarité, même regard « moral » sur l’état de la société, même trivialité farceuse, même absence de sentimentalisme et de joliesse. Pour le plaisir de faire hurler les puristes, il convient d’ajouter la Catherine Breillat de Romance (décidément le grand film français de ces dernières années) dans les maigres rangs des héritiers putatifs. Même si le prude don Luis aurait sûrement été très choqué par toutes ces galipettes du plus mauvais goût… Cette disgrâce d’influence toute relative s’explique d’abord par le malentendu autour du surréalisme. Surréaliste, Buñuel l’a été, d’abord historiquement, c’est un fait, et il l’est resté. Mais à sa manière bien particulière, loin des dogmes et des recettes. S’il est facile de démontrer que toute l’ uvre à venir est contenue dans Un chien andalou et L’Age d’or, et ce malgré les vicissitudes de production et un silence forcé de treize ans (de Terre sans pain à Gran Casino, le premier film mexicain), il est plus intéressant de noter à quel point ce cinéaste issu de l’avant-garde la plus ouvertement révolutionnaire n’aura de cesse de gommer tout effet, serait-il de scandale, jusqu’à atteindre la platitude formelle absolue du dernier film, le sublime Cet obscur objet de désir. L’amitié et la collaboration avec Dali puis la rencontre recherchée avec le groupe surréaliste ont surtout permis à Buñuel de cerner ses obsessions, de les accepter pour mieux les creuser sans chercher le moins du monde à s’en guérir, et de se constituer ainsi un véritable répertoire de thèmes iconographiques fondamentaux. Du désir compulsif de voir (l’œil tranché d’Un chien andalou, le plan fondateur) associé au désir de mort jusqu’à la figure récurrente du personnage à sa couture (initiée dès Un chien andalou avec la reproduction fugitive de La Dentellière de Vermeer) en passant par l’observation animalière comme contrepoint qu’on retrouve dans tous les films. La grande exposition Buñuel, l’œil du siècle, qui a été présentée à Bonn, Madrid et Mexico en 94-95, montrait comment les grands thèmes buñuéliens sont comme enchâssés, nourris et développés, dans une histoire générale des formes et une généalogie picturale où l’on retrouve Magritte, Man Ray, Max Ernst, Hans Bellmer, Picasso et beaucoup d’autres dont évidemment Dali.
Mais Buñuel n’était pas peintre, et l’image, aussi forte soit-elle, a cessé d’être son souci principal dès que L’Age d’or est devenu son film plus que celui de Dali. Son génie propre a alors consisté à objectiver son surréalisme formateur pour le transformer peu à peu en un naturalisme dévastateur, qui lui a permis de montrer comme personne le Mexique primitif, l’Espagne franquiste (Viridiana) ou la France pompidolienne, en marquant à la fois la constance des comportements humains et les ressorts des cultures. Malgré les efforts guère convaincants d’Ado Kyrou pour recenser l’incertaine présence d’un surréalisme au cinéma, un cinéma surréaliste est par essence impossible et se réduit vite à une suite de gags arty, de rêves vaporeux, d’images-tableaux et d’effets en tout genre. Le cinéma de Buñuel est tout le contraire de cette débauche d’intentions trop marquées. Il n’est fait que de gestes quotidiens et de postures désirantes, d’objets détournés de leur fonction première (voir comment circule la corde à sauter dans Viridiana) et de répétitions douloureusement obsessionnelles, de mise en scène toujours plus invisible et d’enchaînements triviaux (le raccord premier baiser/café moulu dans Tristana, par exemple). Loin de se complaire dans le symbole à déchiffrer (école calamiteuse dont Peter Greenaway reste le pire représentant), Buñuel ne fait que montrer à vue, sans dissimuler ou embrumer quoi que ce soit, comment coexistent tant bien que mal la rêverie les yeux grands ouverts plutôt que le rêve proprement dit et le poids du réel, l’idéal et toutes les formes de contingence, comment les termes ne peuvent se résoudre et combien la guérison est ambiguë sinon impossible (la fin de El).
Le mystère, car mystère il y a, est donc moins à chercher du côté de l’interprétation d’éléments soi-disants énigmatiques (que contient la petite boîte bourdonnante de Belle de jour ?, ad libitum, trente ans que des imbéciles se le demandent avec un acharnement suspect) que de leur ordonnancement discret mais maniaque, moins du côté du « qu’est-ce que ça signifie ? » que du « comment c’est fait ? » Comment les signes se font récit, voilà le grand secret. Et comment une uvre parvient-elle à être si singulière alors qu’elle ne fait finalement que se pencher sur les aspects pas toujours reluisants de notre humaine pathologie. De l’œil tranché au linge sanglant recousu dans la vitrine du passage Jouffroy (le petit Luis avait été conçu dans une chambre de l’hôtel Ronceray, juste au-dessus), Buñuel a construit une uvre parfaitement cohérente dans les pires conditions. Si l’imiter paraît impossible, il est vivement conseillé de se pencher au-dedans de ce gouffre de sens.
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