Rétrospective en copies restaurées d’un choix de films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Une œuvre moderne magistrale.
Comme on se pose la question pour À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, nous sommes tentés de débuter cette présentation ainsi : par où commencer la vision de la première partie de l’œuvre de Danièle Huillet (1936-2006) et Jean-Marie Straub (1933-2022) ? Question complexe et importante. La rétrospective proposée aujourd’hui n’est pas une intégrale, mais un choix, une sorte de best of qui illustre parfaitement l’essence de leur cinéma, de leur début en 1962 avec un court métrage intitulé Machorka-Muff, à 1984 avec Amerika, rapports de classe.
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Chez les Huillet-Straub, ce qu’il y a de vraiment extraordinaire – au sens propre, leurs films sortent de tous les canons de l’ordinaire du cinéma – c’est le rythme qu’ils impulsent à chacun de leur film, et qui peut être à la fois très rapide et très lent. Un plan peut durer deux secondes et contenir cinq informations capitales dites par un personnage. Le plan suivant pourra être fixe, ou en séquence, en tout cas long pour un spectateur lambda (nous, donc), et contemplatif, sans dialogue ou monologue. En réalité, tout dépend de l’auteur dont ils s’inspirent, et c’est une information capitale : les Huillet-Straub n’ont réalisé que des adaptations (de poèmes, de pièces de théâtre, de romans, d’opéras, de lettres, etc.), et ils ont toujours essayé de demeurer fidèle à la forme de ces œuvres, plus qu’à ce qu’elles racontaient.
C’est que cette bonne vieille lune qu’est “l’histoire” (qui obsède tant les tenants d’un cinéma classique) est, quand même, comme chez Godard, qu’on le veuille ou non, aussi l’une des grandes questions de la modernité. Qu’en faire ? La réponse n’est pas simple, pour aucun des cinéastes modernes, et n’est jamais traitée par-dessous la jambe, contrairement à ce que pensent les ignorants. Bien au contraire. La réponse, en revanche, peut être fortement désastreusement décevante pour l’amateur de cinéma qui s’y rend comme il irait à la messe, et qui s’attend à retrouver les rails du récit aristotélo-hollywoodien, avec le petit conflit comme organe central de sa partie mécanique.
Une méthode de récit tout à fait singulière
Les films des Straub sont souvent incompréhensibles, au moins la première fois. Le meilleur exemple en étant sans doute Non réconciliés, qui semble tellement obéir au style littéraire d’Heinrich Böll, sa source d’inspiration, qu’on n’y comprend guère, sans en être davantage dérangé, ce qui s’y passe, en tout cas la première fois. Le spectateur doit s’habituer à cette méthode de récit tout à fait singulière à chaque film.
Peut-être faudrait-il commencer par la vision de la Chronique d’Anna Magdalena Bach. En 1954, les Huillet-Straub, tout·es jeunes, proposent le scénario du film à Robert Bresson, qui leur répond : “Mes amis, c’est votre sujet, c’est vous qui devez faire le film. » Ils vont mettre onze ans à parvenir à le réaliser.
Le film alterne des scènes musicales et un faux journal. Les morceaux de musique de Jean-Sébastien Bach sont tournés en son direct et en plan fixe (sans montage), interprétés par des musiciens en costumes d’époque, dirigés par Gustav Leonhardt, qui n’est pas encore la vedette de la musique baroque qu’il va très vite devenir, qui joue aussi le rôle de Bach.
Le faux journal est une chronique qui aurait été tenue par la seconde épouse du compositeur, montage de lettres, de manuscrits et d’articles de l’époque, qui décrivent surtout un homme qui passe son temps à chercher du travail et qui pond de la musique à qui mieux-mieux pour complaire à ses employeurs, des aristocrates. C’est peut-être la meilleure introduction au cinéma des Huillet-Straub.
Le plus straubien des Huillet-Straub
Premièrement parce qu’il s’agit de leur film le plus accessible. Il permet facilement de comprendre leur travail. Secondement parce qu’il n’y galvaudent rien de leur méthode, ne font aucun effort particulier pour facilité leur cinéma. C’est à la fois le plus limpide et le plus straubien des Huillet-Straub. La force de la musique et la rapidité de lecture des textes sont totalement galvanisants. La fixité des plans nous met à la place d’un spectateur dans une église ou une salle de concert, nous donnant tout le temps de voir et d’entendre. La fulmination du cinéma des Huillet-Straub y est parfaitement concentrée. On la retrouve dans une œuvre beaucoup plus tardive, Une visite au Louvre, où des tableaux du plus grand musée du monde, en plan fixe, sont commentés par des propos (souvent cruels et vachards) attribués à Paul Cézanne. Une œuvre sèche, implacable, inoubliable.
Assez paradoxalement, on peut juger que Amerika, rapports de classe, adaptation du début du premier roman, inachevé, de Franz Kafka, est le plus “putassier” (je le dis avec humour), ou disons le plus facile à appréhender. Les deux cinéastes ayant par exemple recours à des acteurs professionnels, comme Mario Adorf. Mais là encore, le spectateur doit se couler dans le style cinématographique par lequel les Huillet-Straub traduisent Kafka en images.
Un jeu sur le théâtre et le cinéma
On pourra ensuite apprécier des films plus difficiles, comme les deux adaptations de Schönberg, Introduction à la “Musique d’accompagnement pour une scène de film d’Arnold Schoenberg”, en 1972, puis Moïse et Aaron, intégrale de l’opéra du compositeur tourné dans un amphithéâtre italien. Quant au court métrage Le fiancé, la Comédienne et le Maquereau, où jouent notamment de jeunes acteurs nommés Rainer Werner Fassbinder et Hanna Schygulla, il est un jeu sur le théâtre et le cinéma, la représentation et le réel, grands thèmes des Huillet-Straub. Les acteurs présents sur une scène de théâtre jouent-ils une pièce ou dans le film que nous voyons ?
Pour conclure cette toute petite introduction à une œuvre gigantesque, il faudrait parler de l’humour des films des Huillet-Straub. On ne s’y tape pas sur les cuisses, mais l’humour introduit, au sens où André Breton parlait d’humour “noir”, une dimension fantastique évidente. Le général, ex et néo-nazi de Machorka-Muff, a été blessé sept fois, la femme qu’il veut épouser, dont l’origine protestante semble lui poser un grave problème, lui qui se dit “très très catholique”, qui sera vite oublié, a été marié sept fois.
Othon est tourné entièrement sur le mont Palatin, à Rome, en costumes d’époque, mais au milieu des bruits de moteurs des voitures romaines de la fin des années 1960 sans qu’aucun effort ne soit fait pour cacher l’anachronicité de la situation. Là encore, l’humour sert à semer de l’étrange, à mettre de la distance (les Huillet-Straub étaient très influencés par Bertolt Brecht) avec la représentation, tout en clamant que le propos politique de Corneille vaut aussi pour la société de 1969.
Programmation par séances de la rétrospective À travers les arts. En salle le 18 janvier.
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