Ligne du Parti, courbes des femmes. Mort dans l’indifférence générale, Giuseppe De Santis était l’un des fondateurs du néoréalisme italien. Oublié dans son propre pays, ce grand cinéaste de la collectivité et du corps féminin vaut beaucoup plus que son encombrante réputation de marxiste pur et dur. La rétrospective du Festival de La Rochelle est […]
Ligne du Parti, courbes des femmes. Mort dans l’indifférence générale, Giuseppe De Santis était l’un des fondateurs du néoréalisme italien. Oublié dans son propre pays, ce grand cinéaste de la collectivité et du corps féminin vaut beaucoup plus que son encombrante réputation de marxiste pur et dur. La rétrospective du Festival de La Rochelle est l’occasion de lui rendre enfin justice.
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Giuseppe De Santis est mort le 16 mai 1997, à 80 ans. En France, qui le connaît vraiment ? On se souvient, à la rigueur, du corps magnifique de Silvana Mangano en short et bas noirs, debout dans les rizières mais sans doute davantage comme d’une icône érotique et populaire de l’Italie d’après-guerre que comme de l’actrice de Riz amer. La rétrospective que le Festival de La Rochelle consacre à De Santis vient à point nommé pour combler un vide dans la connaissance d’un pan entier du néoréalisme que l’on a volontiers ignoré. De Santis est un cinéaste maudit, tout simplement parce que plus difficile et d’un abord moins immédiat que les autres metteurs en scène de sa génération. Impressionnante censure passive que celle d’un système productif qui le tenait à l’écart : en 1972, De Santis est expulsé définitivement du cinéma vivant.
Qu’est-ce qui pouvait bien gêner dans cette oeuvre mince et inégale (une dizaine de films dont quatre magnifiques, les premiers) au point de recouvrir son auteur d’un voile d’oubli et de sarcasmes ? Sans doute les positions politiques et esthétiques de De Santis, qui pouvaient apparaître contradictoires. De Santis a trimbalé derrière lui tout au long de sa vie un bagage d’idées reçues qu’il serait peut-être temps de bousculer un peu. On a fait de lui le héraut d’un formalisme soviétique mal digéré, un marxiste orthodoxe ennuyeux et théorique, le tenant d’un cinéma national-populaire hérité des thèses de Gramsci sur la culture. Tout ça n’est pas complètement faux mais la réalité est, bien sûr, beaucoup plus compliquée.
Avant d’être un metteur en scène inégal, De Santis fut un très grand critique. C’est dans ses textes des années 40 que se trouve la matrice de son oeuvre. Comme la plupart des cinéastes de sa génération, il commence sa carrière à la revue Cinema, dirigée par Vittorio Mussolini, le fils du Duce. En 1940, De Santis est un écrivain d’un certain renom et publie ses nouvelles dans de prestigieuses revues littéraires. Autour de lui une équipe se constitue, dans laquelle on retrouve Antonioni. Malgré la présence de Vittorio Mussolini, De Santis et plusieurs des membres de la rédaction entrent en contact avec l’organisation clandestine du parti communiste et s’engagent dans la résistance. Cinema devient alors, paradoxalement, l’un des centres intellectuels de l’opposition au fascisme. L’adhésion de De Santis au communisme ne se démentira jamais. En 1941, le Parti représentait pour lui un monde moral qu’il tentera ensuite d’illustrer dans ses films. « Le néoréalisme a été une position morale que nous avions adoptée face à la situation sociale italienne de désordre de l’après-guerre », affirmera plus tard Visconti, très proche du PCI lui aussi. Il ne faut pas négliger ces années d’apprentissage, on y apprend beaucoup sur le futur metteur en scène : de sa passion pour le jazz et les danses au cinéma à son admiration sans bornes pour Renoir, en passant par les analyses très controversées sur le lien de continuité entre la littérature et le cinéma (de Faulkner et Sherwood Anderson à King Vidor, de Brett Hart aux westerns de William Hart).
On a trop voulu faire de De Santis un pur produit du réalisme soviétique pour ne pas s’attarder sur ce qui constituera son cinéma, sur ce qui nous plaît vraiment chez lui : la tension permanente entre deux conceptions du cinéma qu’il rêvait de concilier, son amour de jeunesse pour le cinéma américain et son attachement idéologique au marxisme italien. Deux univers jugés inconciliables par les encombrants théoriciens marxistes de l’après-guerre. Tout comme sera très mal vu l’un des éléments les plus forts de son cinéma : son amour pour les actrices et son attachement à un érotisme jamais vulgaire, à la libération des désirs et des corps. Dans ses films, les sentiments sont souvent exprimés à travers le corps féminin et son évolution, comme chez King Vidor.
De Santis commence véritablement sa carrière avec Visconti sur le tournage d’Ossessione en 1942. Il écrit le scénario du film et assiste Visconti à la mise en scène. En 1945, il participe à Jours de gloire, avant tout un documentaire réalisé à partir d’un matériel filmique fourni par les formations partisanes. De Santis y ajoute un certain nombre de scènes reconstituées. Dès ce premier film est présente l’ambiguïté du néoréalisme : l’enchevêtrement inextricable entre la fiction et la vérité. C’est un témoignage fondamental sur les luttes de la résistance italienne mais aussi le retour à la vie du cinéma, comme La Bataille du rail en France.
Les trois premiers films de De Santis sont sans conteste les meilleurs : magnifique trilogie de l’Italie d’après-guerre, Chasse tragique, Riz amer et Pâques sanglantes mettent en place un univers et une esthétique qui ne varieront plus guère. Pour Chasse tragique, Antonioni et Zavattini signent le scénario. Massimo Girotti, découvert dans Ossessione, joue le rôle de Michele, ouvrier agricole dans une coopérative dirigée par les paysans. Au-delà de la trame, la réussite du film tient à l’évocation de l’Italie rurale de la reconstruction, et au mélange réussi entre le drame et le documentaire. De Santis y utilise avec dextérité le paysage pour souligner les émotions des personnages, pour accentuer les situations dramatiques. Ce qui pouvait troubler dans le film, c’est sans doute un manque de linéarité dans la narration, faite de strates de discours, d’addition de signes narratifs divers. C’est la poétique « baroque » de De Santis, une esthétique qui procède bien davantage par ajouts que par retraits, par accumulation que par dépouillement.
Avant d’être seul aux prises avec son destin, l’homme fait partie d’une choralité et c’est d’abord à la description de groupe que De Santis s’attache. A la suite de Poudovkine et Dovchenko, c’est un grand partisan de l’usage de la grue, apte selon lui à rendre compte de la choralité. Outre les références soviétiques, De Santis avouait aussi que sa passion pour les mouvements de grue lui venait des films de Busby Berkeley, du souvenir des chorégraphies élégantes et élaborées des danseuses dans les comédies musicales américaines. Les amples mouvements d’appareils sont innombrables dans Riz amer, et Chasse tragique s’ouvre précisément sur un plan large qui balaie la campagne en resituant les actions individuelles dans leur contexte le plus vaste.
Avec Chasse tragique, De Santis met en place un cinéma moral, tout à la fois documentaire et spectaculaire, ouvert sur l’espoir et la possibilité du rachat (ce ne sont pas les hommes qui sont mauvais mais ce que la société ou les patrons a fait d’eux). En 1949, tous ces ingrédients sont à nouveau réunis pour faire de Riz amer un magnifique mélodrame rural où la raison triomphe. C’est aussi bien plus que ça : une grande réflexion sur la culture de masse, sur l’imaginaire populaire et ses mythes, héros positifs, luttes immémoriales… Mais Riz amer, pour beaucoup, c’est d’abord, aux côtés d’un beau duo d’acteurs masculins (Vittorio Gassman et Raf Vallone), la révélation d’une grande actrice, Silvana Mangano, qui irradie la pellicule de sa beauté vigoureuse et sculpturale. Le film, en grande partie grâce à Silvana (que De Santis réemploiera aux côtés de Montand dans le curieux Hommes et loups de 1956), est nommé aux Oscars, connaît un succès populaire considérable et déplaît profondément au PCI. De Santis se considère à cette époque comme un women’s director. Il aime diriger les actrices, ainsi qu’il le montrera tour à tour avec la sublime Lucia Bosè dans Pâques sanglantes en 1950, puis avec Silvana Pampanini (La Fille sans homme, 1953) ou Marina Vlady (Jours d’amour, 1954, avec Mastroianni). Mais c’est avec Onze heures sonnaient que De Santis réalise, sur un sujet de Cesare Zavattini, son véritable film de femmes en réunissant autour de Lucia Bosè un casting de rêve, avec quelques-uns des plus beaux visages féminins de l’époque.
En 1952, au sommet du succès, De Santis abandonne la dramaturgie collective, l’étude d’un corps social défini. Les films qui suivront seront autant de réflexions sur le désir populaire, ses transformations au contact de la société et de la culture moderne, à partir de matériaux narratifs plus romanesques et sentimentaux. Le succès de De Santis diminue de plus en plus avec ses derniers films, Marcher ou mourir (1964), film raté, tourné avec l’aide des Soviétiques, sur les années de la campagne italienne de Russie en 1942, où l’absence de personnages féminins se fait cruellement sentir, et enfin Un Apprezzato professionista (1972), réalisé après des années difficiles. On retrouve dans ce dernier film bien des éléments de l’univers de De Santis mais sans la force de ses premiers films.
Et puis vinrent le silence, l’oubli et l’amertume. Rien de rimbaldien dans cette disparition, les tiroirs de De Santis regorgeaient jusqu’à sa mort de scénarios, sa volonté de tourner encore ne s’épuisait pas. Mais personne ne s’intéressait plus à lui et seuls ses étudiants dont l’émotion sincère le jour de la cérémonie funèbre contrastait de manière saisissante avec l’hypocrisie des politiques (pourquoi pleurer aujourd’hui alors que depuis vingt ans vous l’empêchiez de tourner ?) peuvent aujourd’hui témoigner de la gentillesse, de l’intelligence et de la passion d’un metteur en scène à redécouvrir d’urgence.
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