Il y a bientôt dix ans disparaissait Federico Fellini. Avec l’intégrale de ses longs métrages et un documentaire, on redécouvre l’œuvre de l’un des plus grands créateurs de l’histoire du cinéma, trop souvent réduit à son nom et à son mythe.INTÉGRALE FELLINI &FELLINI, JE SUIS UN GRAND MENTEURPAR DAMIAN PETTIGREWDans Intervista (1986), Fellini se met […]
Il y a bientôt dix ans disparaissait Federico Fellini. Avec l’intégrale de ses longs métrages et un documentaire, on redécouvre l’œuvre de l’un des plus grands créateurs de l’histoire du cinéma, trop souvent réduit à son nom et à son mythe.
INTÉGRALE FELLINI &FELLINI, JE SUIS UN GRAND MENTEUR
PAR DAMIAN PETTIGREW
Dans Intervista (1986), Fellini se met en scène. Une équipe de la télévision japonaise vient à Cinecittà l’interviewer et le voir travailler. A un moment, sur un coup de tête, Fellini embarque Marcello Mastroianni, qui passait par là, et Sergio Rubini (le jeune acteur de son film en préparation) dans sa Mercedes avec chauffeur pour une promenade dont il ne révèle pas le but. Dans la voiture, Fellini reproche à Mastroianni de l’enfumer. Ce dernier s’adresse à Rubini :
« Toi aussi, ça te rend hystérique si je fume ?
Rubini Non.
Mastroianni Ah, tant mieux.
Rubini (un peu dégoûté) Mais personnellement, je n’aime pas fumer… (mine déçue de Mastroianni) ni boire…
Mastroianni (inquiet) Tu aimes les femmes, au moins ?
Rubini Ah, ça, oui, beaucoup (Mastroianni sourit). Pourtant…
Mastroianni Pourtant ? Pourtant quoi ??
Rubini Eh ben, sincèrement, je préfère les belles branlettes.
Mastroianni (réjoui) Ah, good solution ! (sur un ton professoral) Un exercice qui favorise la concentration et stimule l’imagination… Et développe en outre un éventuel talent de romancier ! (Fellini, jusqu’à présent hors champ, apparaît, un léger sourire aux lèvres). Les miennes, par exemple, je m’excuse, c’était de véritables romans.
Rubini Ah oui ?
Mastroianni Toujours de nouveaux personnages et qui m’en présentaient d’autres. « Je vous présente ma sœur, mes cousines ! » « Enchanté ! »
Une telle scène anodine, surtout comparée au moment de grâce qui va suivre, lorsqu’ils arriveront chez Anita Ekberg, vingt-cinq ans après La Dolce Vita et la scène mythique de la fontaine de Trevi est emblématique : dans les mains d’un tâcheron, ce dialogue sombrerait dans la vulgarité. Les protagonistes sont en suspens, ne savent pas où ils vont (Fellini a toujours accordé plus d’importance aux scènes creuses qu’aux péripéties). Mastroianni et Rubini ne se connaissent pas. Le vieux veut voir ce que le jeune a dans le ventre. Le dialogue qui s’instaure est un dialogue entre deux clowns, entre un auguste (Mastroianni) et celui qu’il soupçonne d’être un clown blanc. Jusqu’au moment où l’auguste constate avec ravissement que le supposé clown blanc est en réalité un auguste, comme lui. La déconnade peut commencer. Tout cela sous le regard du metteur en scène, muet, qui jubile face au spectacle, qui se délecte des mots qu’il fait dire à Mastroianni, avec une pointe de sadisme. Avec un éloge de la masturbation comme machine à rêver encore un peu, à jouir un peu plus que dans la réalité.
C’est ça, Fellini. Pas le « maestro » du studio n°5 de Cinecittà, mais le gamin mal élevé qui a toujours l’air de blaguer. Le metteur en scène d’entrées clownesques, le manipulateur de marionnettes, pas le maître vénéré. Le cinéaste libre qui transforme ses films jusqu’à ce qu’ils deviennent une grande digression d’eux-mêmes. Le réalisateur des échappées belles, des sentiers buissonniers qui mènent à l’émotion par un chemin détourné.
Depuis la mort de Federico Fellini, le 31 octobre 1993 à l’âge de 73 ans, ses films sont de plus en plus difficiles à voir. L’hommage rendu par le Festival de Cannes semble marquer la fin de ce purgatoire et réveiller l’industrie, puisque, dès le 14 mai, les dix-neuf longs métrages que Fellini a réalisés seul seront projetés à Paris, parfois en copies neuves, avant des sorties DVD prévues pour la rentrée. Une plongée dans une œuvre unique à ne pas manquer, tant elle procure de plaisir.
Seule nouveauté dans cette rétrospective bienvenue, Fellini, je suis un grand menteur, le portrait réalisé par Damian Pettigrew, qui sort aujourd’hui. Ce documentaire est basé sur le long entretien qu’avait accordé Fellini au réalisateur canadien en 1992. Les propos de Fellini, avec sa voix si douce, sont mis en perspective grâce à des interviews d’acteurs (Donald Sutherland, qui règle joliment ses comptes ; Terence Stamp, imitateur né ; Roberto Benigni, toujours dans l’hyperbole), de Daniel Toscan du Plantier (qui fut l’un des derniers producteurs de Fellini), de Giuseppe Rotunno (l’un des plus fameux chefs opérateurs italiens), ou d’un ami-admirateur averti, Italo Calvino. Les réponses parfois agacées de Fellini sont illustrées par des extraits de films surtout de Huit et demi et des images d’archives montrant le marionnettiste au travail Fellini tournant ses films sans le son, il dirigeait ses comédiens en direct.
Pour donner une atmosphère nostalgique à son film, Pettigrew insère de longs panoramiques (dus au chef opérateur Paco Wiser) montrant les lieux d’enfance (la plage de Rimini), de vie (Rome) et de travail (dont le palace de Huit et demi) de Fellini. Fellini, je suis un grand menteur, s’il n’apprendra pas grand-chose aux felliniens, est une bonne introduction à l’univers du cinéaste.
On distingue deux périodes dans l’œuvre de Fellini : la période réaliste (Fellini s’est formé au contact de Rossellini), avec I Vitelloni (1953), La Strada (1954), Il Bidone (1955), Les Nuits de Cabiria (1957), encore marquée par un piétisme pesant (La Strada, notamment, a très mal vieilli), jusqu’à La Dolce Vita (1960), chef-d’œuvre absolu ; et la période onirique, à partir de Huit et demi (1963), autre grand film, qui est le moment de la fracture, le moment où Fellini bascule après avoir affronté une crise dépressive grave, au milieu de sa vie dans l’ère de la maturité artistique.
Son désir d’éternité va devenir réalité. Fellini change aussi sa façon de raconter. Désormais, ses films, de moins en moins narratifs, seront composés de six à sept séquences autonomes. Viendront Satyricon (1969) Les Clowns (en 1970, grand film méconnu), Fellini Roma (1971), Amarcord (1973), Casanova (1976), La Cité des femmes (1980), Et vogue le navire (1983), Ginger et Fred (1985), plus classique, Intervista (1986), autoportrait rêvé du cinéaste, et le triste La Voce della luna (1990).
A cette distinction un peu scolaire, on peut en opposer une autre, qui répartirait ses films en deux catégories : d’un côté les grandes reconstitutions historiques et majestueuses, emphatiques, de l’autre les films autobiographiques, tout aussi ambitieux : Amarcord, I Vitelloni, Roma, La Dolce Vita, Huit et demi, Intervista. En voyant les films dans cet ordre, on obtient une vision chronologique de la vie fantasmée de Fellini.
Car le maître mot du cinéma de Fellini est « fantasme ». A partir de Huit et demi, après sa découverte de la psychanalyse et plus particulièrement de Jung, et avec l’aide de ses scénaristes (Pinelli, le génial Flaiano, Zapponi), Fellini va triturer sans relâche la même pâte (d’où l’impression que tous ses films se ressemblent), travailler son univers intérieur, ses angoisses individuelles et son italianité pour les transformer en archétypes universels, produire une œuvre où chacun peut se reconnaître.
D’un film l’autre, Fellini fréquente toujours les mêmes « lieux » : la mer, où l’on ne se baigne pas ; le bruit du vent, mais pas le vent ; la pluie qui trouble la fête ou le miracle, disperse puis rassemble les gens dans leur refuge ; des routes, des périphériques pollués, bruyants, embouteillés ; des bordels et des prostituées, pas seulement à gros seins, des femmes qui font peur et excitent à la fois ; des femmes « pures » comme des anges. Et enfin des échafaudages géants qui s’élèvent dans le ciel comme des chapiteaux de cirque inachevés, sorte de paradis (la galerie supérieure du théâtre) où les personnages et les figurants (chez Fellini, c’est la même chose) finissent par apparaître en rang serré, sur l’ordre du metteur en scène, comme des fantômes des êtres chers réunis en haut d’un balcon. En bas, un petit garçon, perdu dans un cercle de lumière, joue de la flûte pour ne pas avoir peur.
Intégrale des longs métrages au Reflet Médicis et au Mac Mahon à partir du 14 mai.
Fellini, je suis un grand menteur, en salles le 7 mai.