Le cinéma japonais est décidément un territoire inépuisable. On peut maintenant découvrir, grâce au Jeu de Paume, les chefs-d’oeuvre incandescents de quelques cinéastes quasi inconnus. Ces mousquetaires de la subversion, aujourd’hui oubliés, révolutionnaient le cinéma dans les années 60. Avant, tout était simple. Il y avait Mizoguchi ou Kurosawa, pas question d’aimer les deux. Puis […]
Le cinéma japonais est décidément un territoire inépuisable. On peut maintenant découvrir, grâce au Jeu de Paume, les chefs-d’oeuvre incandescents de quelques cinéastes quasi inconnus. Ces mousquetaires de la subversion, aujourd’hui oubliés, révolutionnaient le cinéma dans les années 60.
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Avant, tout était simple. Il y avait Mizoguchi ou Kurosawa, pas question d’aimer les deux. Puis l’Occident émerveillé a découvert Ozu. Puis Naruse. Avant de s’apercevoir qu’Oshima n’avait pas débuté sa carrière avec L’Empire des sens, ni Imamura avec La Ballade de Narayama. Les noms se sont empilés, les films aussi, et il n’y a plus guère que Godard pour prétendre sans se démonter que le cinéma japonais n’existe pas. En attendant qu’on veuille bien nous montrer Katsu Kanai ou Kazuo Kawabe, nous en sommes à Suzuki, Wakamatsu ou Kumashiro. Et on ne s’est pas encore remis de la découverte tardive de Kato Tai. Il faudra donc aller se casser les reins sur les redoutables chaises du Jeu de Paume pour se frotter à Susumu Hani, Shuji Terayama, Hiroshi Teshigahara et Yoshishige (Kiju) Yoshida. Sous-titré Expérimentations des années 60-70, ce cycle Cinéma du Japon n’est pourtant pas un ensemble de rétrospectives d’auteurs. C’est un éclairage passionnant mais qui ne se veut pas exhaustif sur une quinzaine d’années d’intense bouillonnement créatif, le complément parfait du grand hommage rendu à Oshima par le Festival d’automne en 97. Si Yoshida et Teshigahara sont relativement connus, le premier à cause du succès international de La Femme des sables (64), le second grâce à des sorties françaises relativement régulières (Promesse, 86) et au Festival de La Rochelle, Susumu Hani et Shuji Terayama sont devenus des cinéastes oubliés parce qu’invisibles.
Venu du documentaire, Hani se passionne d’abord pour les enfants, les nouvelles expériences pédagogiques et dénonce l’aspect répressif du système d’éducation japonais. Dès 1960, avec Les Mauvais garçons, son premier long métrage, il descend dans la rue, filme des non-professionnels après les avoir longuement interrogés, utilise le son direct, mélange le 16 et le 35 mm et suit le parcours d’un jeune délinquant jusqu’à sa libération de la maison de correction, le laissant à un avenir très incertain. Formellement plus proche de Shadows que des 400 coups, le film est une suite d’éclats plastiques et de bouffées de révolte. Il mêle souvenirs d’enfance, enquête documentaire et voix off sarcastique qui nargue les certitudes de l’autorité. Plutôt que d’événements, Les Mauvais garçons est fait de détails qui finissent par former une continuité de destin. Dans Les Enfants main dans la main (63), film semi-documentaire consacré aux enfants handicapés d’un institut spécialisé, Hani retrouve ce sens de l’observation qui ne
cède jamais à l’angélisme pour décrire la vie d’un petit garçon solitaire, à l’air triste et absent. Son occupation favorite est de creuser des trous. Est-ce que le Kitano de Kids return et Sonatine (les trous, toujours les trous) a vu ce film ? En inscrivant ses chroniques quotidiennes dans les banlieues à peine achevées, encore entre ville et campagne, du miracle économique japonais, Hani confère à ses films un climat d’étrangeté sociale et de violence moderniste. De ce point de vue, Elle et lui (63) instaure un malaise qui ne se dissipe jamais en faisant se rencontrer dans une zone aux limites de la grande ville deux personnages qui s’attirent et se repoussent : un chiffonnier habitant d’un bidonville et une petite bourgeoise qui ne fait qu’attendre que son mari rentre du travail. Un chien encombrant, une petite orpheline aveugle et une bande de gamins turbulents complètent le tableau pour tirer le film vers un onirisme équivoque qui contraste avec la banalité réglée de la vie des personnages principaux. Chez Hani, la violence sociale est toujours là, sourde mais incontrôlable, prête à exploser au détour d’un plan, à la faveur d’une rencontre d’autant plus espérée qu’elle peut se révéler dangereuse. Encore plus étrange, encore plus beau, Premier amour, version infernale (68) est aussi l’histoire d’une rencontre impossible, celle d’un puceau complexé et d’une petite effeuilleuse pour rituels sadomasochistes. Sous l’impulsion de son ami Terayama, qui a écrit le scénario avec lui, Hani se rapproche des recherches formelles et des audaces érotiques plus débridées d’Oshima et Imamura pour placer le désir de transgression et la consommation impossible des pulsions sexuelles au centre de son propos. Aussi agité que désespéré, alternant enthousiasme de l’adolescence et abattement devant les codifications commerciales du plaisir, ce film brûlant dit tout le poids de la société, de l’histoire et des inhibitions de chacun, et la puissance malsaine des schémas affectifs en vigueur.
Si les deux collaborations Teshigahara/Kobo Abe sont dignes d’intérêt (Le Traquenard, 62, et surtout Le Visage d’un autre, 66), parce qu’elles aussi partent d’inquiétants constats sociétaux pour se teinter d’un fantastique plein de masques et de fantômes, et s’il n’est pas question de rater les deux chefs-d’oeuvre de Yoshida que sont La Source thermale d’Akitsu (62, du Naruse tordu) et la version intégrale, très rare, d’Eros+Massacre (69, plus tordu, tu meurs), l’autre grand choc de ce cycle reste Shuji Terayama, fou furieux, boxeur et provocateur, immense poète déjanté, chercheur qui ne fait que trouver. Par quoi commencer ? Peut-être par les sept courts métrages présentés, même si Terayama et ses assistants ne sont plus là pour crever l’écran ou y planter des clous, transformant ces foudroyants poèmes filmiques en autant de happenings devenus mythiques. Dans ses courts comme dans ses longs métrages, Terayama ne fait que proposer des visions, non pas pour le plaisir d’épater par un délire visuel proliférant, mais afin d’explorer les limites du cinéma, de le pousser à bout de nerfs et de forces, en ayant toujours grand soin de contrecarrer le confort qui menace, en ordonnant des dispositifs savants qu’il faudra aussitôt réduire en cendres plutôt qu’exploiter. Ivre de Fellini, car comme lui obsédé par les méandres de la mémoire et l’urgente nécessité de les inscrire sur le monde, Terayama multiplie les collages entre présent et passé, tradition et expérimentation, théâtralité et recherches picturales, politique et érotisme. De ces superpositions chaotiques naît un cinéma authentiquement révolutionnaire car jamais satisfait de lui-même, toujours sur le point de s’autodétruire dans une gerbe d’étincelles.
Au début de Jetons les livres et sortons dans les rues (71), le spectateur est interpellé sans ménagement : « Qu’est-ce que tu fous là ? Faut pas se tenir raide comme ça… Tends la main vers ta voisine… » S’ensuit un fascinant tourbillon de deux heures qui brasse haine de soi, lyrisme révolutionnaire, comédie musicale iconoclaste, psychanalyse très sauvage, clip contre la guerre du Vietnam, mélodrame familial et discours théorique sur le cinéma. Sans oublier le choeur des collégiennes qui nous montrent leurs seins en chantant ce refrain : « Quand je serai putain, j’achèterai un gros savon pour laver l’homme que j’aime ! » Toujours sur la brèche, Terayama sait coincer le rire dans la gorge, par exemple en saisissant longuement le héros derrière la porte du vestiaire pendant que sa petite soeur se fait violer par tous ses copains de l’équipe de foot. Elle ressort enfin, se réfugie dans ses bras, le plan dure jusqu’à l’insoutenable, jusqu’à la rupture, jusqu’à ce qu’on ait envie de hurler, jusqu’à ce que la collure projette le film vers une nouvelle direction. Car l’incroyable vitalité formelle de Terayama, faite d’un travail constant sur la surface de l’image, parfois gommée, parfois striée, multipliée à l’infini, et la profondeur de l’écran, qui peut se déchirer en deux, s’ouvrir sur un paysage ou se trouer soudainement vers le néant, ne poursuit finalement qu’un seul objectif : libérer l’individu de ses peurs et de ses hontes, le délivrer de l’inceste fondateur (Labyrinthe d’herbes, 79) ou des pièges de la mémoire (Cache-cache pastoral, 74). « Mon enfance, c’est mon mensonge », disait Terayama. Il est mort à 48 ans, brûlé, carbonisé, enfin libéré ? Ses cendres sont au Jeu de Paume.
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