Reportage à Portland sur le tournage du plus grand portraitiste des ados d’aujourd’hui. Dans « Paranoid Park », les skate-boards remplacent les fusils
d’ »Elephant », mais le malaise est le même.
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Gus Van Sant retourne au lycée
Il pleut l’automne à Portland. A torrents. A la télévision, les présentateurs de Fox News ont l’air maussade, et on les comprend. Les démocrates viennent de remporter le Sénat aux élections, tout le monde en parle. Les journaux, les chauffeurs de taxi, le type dans le hall de l’hôtel qui à longueur de journée clame que son vote est allé aux “Dems” parce que Bush a envoyé son fils à la mort en Irak. Sur le tournage de Paranoid Park qui s’achève quelques jours après le scrutin, les deux producteurs assurent qu’à l’exception de l’une ou l’autre allusion insinuée au détour d’un dialogue improvisé, la promulgation des résultats n’a pas eu d’effets sur la fabrication du film. “Même si cela a mis tout le monde d’excellente humeur”, concluent-ils, le sourire aux lèvres.
Nous sommes le 10 novembre au nord de Portland, où Gus Van Sant filme dans un lycée les derniers plans de son douzième long métrage – le premier depuis la trilogie Gerry/Elephant/Last Days, qui l’installa en trois ans et autant de films sublimes sur le toit du cinéma mondial, cent coudées au-dessus de toute concurrence.
La journée a commencé tôt, les techniciens ont déjà installé rails, caméras et projecteurs. Un à un, les jeunes acteurs du film arrivent sur le plateau, pas encore très réveillés, un bol de céréales à la main. “Ils se sont vite faits à la vie du tournage, relève un assistant. Ce sont tous des skateurs de 14 à 16 ans. On a fait la publicité du casting dans des fanzines, des skateparks, à la radio, 3 000 jeunes de Portland se sont présentés. Gus en a gardé une douzaine et il a choisi Gabe pour le rôle principal.”Gabe, c’est une bouille d’angelot à frange blonde posée sur un sweat-shirt trop large et un jean baggy, chargée de prêter corps à Alex, un skateur englué dans la routine adolescente qui, un soir d’infortune, provoque la mort accidentelle de l’agent de sécurité d’un skate-park mal famé. Le récit de Paranoid Park, enroulé en spirale autour de cet événement traumatique, narre ses tourments face aux affres de la culpabilité.
Contrairement aux indications du scénario, la première scène de la journée se déroule dans le hall du lycée. “Dans le script, cette scène tenait en deux lignes : “Alex joue au football américain. Il réalise un touchdown”, explique Gus Van Sant. Seulement, Gabe nous a dit que lui n’aurait jamais joué au foot. Il est skateur, ce serait presque contre nature pour lui. J’en ai tenu compte. Par ailleurs, j’ai assisté à l’arrestation d’un élève par la sécurité du lycée, événement qui m’a intéressé. Enfin, je voulais donner plus d’importance à l’un des personnages secondaires, interprété par un garçon très intelligent, Jake, que nous apprécions beaucoup.” Ainsi s’est élaborée une scène autrement plus complexe que celle décrite par le script. Les footballeurs sont bien là, mais au fond du cadre. Au premier plan, il y a Gabe et Jake, qui dialoguent et évoquent successivement Républicains et Démocrates, rencontres avec l’autre sexe et passage à l’acte. Derrière eux, à l’extérieur, des vigiles passent les menottes à un lycéen.
Alors que Chris Doyle, le directeur de la photographie, s’affaire de tous côtés et échange quelques chamailleries chin’glish avec l’opératrice chinoise qui l’assiste, Gus Van Sant demeure économe de sa parole. Il affiche la parcimonie et l’assurance taiseuses de celui qui sait ses interventions attendues, écoutées. Après quelques recommandations distribuées aux acteurs et à Doyle, il se fond dans l’agitation des techniciens et supervise en silence la mise en place du travelling.
Soudain il apparaît à GVS que les footballeurs sont trop loin. On leur demande alors de s’intertercaler entre l’arrestation et la verrière du hall où conversent les deux garçons. Doyle commente : “Le football est l’une des formes que prend au lycée le mode de vie conservateur, majoritaire. Les skateurs eux sont à l’opposé, ce sont des outsiders. En rapprochant les footballeurs dans le plan, on densifie la métaphore, la contradiction entre les deux.” D’une prise à l’autre, les interprètes éprouvent diverses variantes du dialogue. La quatrième prise achevée, l’équipe s’empresse de porter le matériel au réfectoire, décor de la scène suivante.
On en profite pour interroger GVS sur son travail avec Doyle : “Nous avions déjà oeuvré ensemble sur Psycho mais c’est notre première collaboration “créative”. Chris est le type le plus travailleur et débordant d’idées que je connaisse. Nous avons le même âge, nous parlons le même langage. Hier, je lui ai demandé de trouver une idée “à la Tony Scott”, il a tout de suite su ce que je voulais.” Doyle abonde dans ce sens : “Beaucoup de choses nous rapprochent, notamment notre manière d’évoluer. Last Days, c’est magnifique mais c’est quelque chose de fini. Après on peut choisir d’avancer, raconter autre chose en changeant les éléments du jeu, ou bien on ressasse et on en vient par exemple à faire un remake de In the Mood for Love (allusion à sa brouille avec Wong Kar-wai avant le tournage de 2046 – ndlr).”
Tandis que les techniciens installent la caméra et que les tables se garnissent de hot-dogs, GVS bavarde avec quelques-uns de ses kids, pas concernés pour la plupart par la préparation, qui traînent sur le plateau leur planche à la main. “C’est très facile et naturel de jouer avec Gus. Il nous fait toujours deux, trois suggestions, puis il nous filme tels que nous sommes. Et en un seul plan, ainsi tout est très spontané”, expliquent-ils. Tous veulent savoir si le film pourrait aller à Cannes. Pourtant, aucun d’entre eux ne connaissait les films de GVS avant le tournage. “Depuis, j’ai essayé de combler mon retard : j’ai vu Will Hunting et Forrester en vidéo. Je voulais regarder aussi My Own Private Idaho mais ma mère n’était pas d’accord”, rapporte Josh, 15 ans, l’air désappointé.
La mise en place est terminée dans le réfectoire. La scène figure Alex et ses amis en train de déjeuner, tandis qu’une annonce est faite par le principal qui convoque tous les skateurs dans son bureau. Le premier assistant appelle les lycéens censés apparaître attablés à l’arrière-plan. La consigne leur est donnée de se mouvoir et de discuter naturellement, sans produire le moindre bruit. Débute alors un étrange ballet mutique des quelques cent-vingt figurants, et en trois prises la scène est bouclée. L’équipe se retrouve ensuite dans la cour intérieure du lycée, où une rampe a été montée afin qu’y soit tournée une scène de skate. Quatre garçons, dont Gabe et Jake, vont et viennent de la rampe à leur point de départ et échangent des considérations peu délicates au sujet de la copine d’Alex. La caméra de Chris Doyle qui effectue un travelling stupéfiant de minutie et de fluidité, tout d’allers-retours sur fluo. Autour de lui, on dispose des tripes de mouton. Il fait déjà nuit, le ciel sera raccord avec le reste de la scène. Seulement, lorsqu’avaient été filmés les premiers plans, la terre était d’une autre couleur. Avant de tourner, on monte donc deux amples tentes planches, et l’on s’emploie besogneusement à sécher au chiffon le sol imbibé d’eau par l’averse. Doyle se moque. Un technicien lui lance : “Tu peux rigoler Chris, on sait bien qu’après tu iras rapporter à Wong Kar-wai comment on a fait !”
Une demi-heure plus tard, les applaudissements de l’équipe saluent la fin du tournage. Tandis que chacun s’affaire à remballer une dernière fois câbles et caméra, on écoute Sarge, le preneur de son, cinq films avec GVS : “Paranoid Park ne ressemblera probablement à aucun autre film de Gus. Mais personne à part lui ne sait ce que l’on verra au final à l’écran. Parce que tous les lycées se ressemblent aux Etats-Unis, le décor est proche de celui d’Elephant. Mais on ne l’a pas du tout filmé de la même manière. Gus écrit, réalise et monte le film lui-même. Pendant le tournage, il va toujours vite, très vite, et je sais qu’il a ensuite un talent fou pour faire émerger du montage une foule de choses que nous n’avions pas vues, et trouver au film un rythme inattendu. Surtout, il considère que le scénario n’a valeur que de suggestion de ce que l’on peut faire ou non le moment venu de filmer, et il est extrêmement réceptif aux intuitions et aux accidents de tournage. Il se compare souvent à un pêcheur qui a beau avoir une idée de ce qu’il aimerait ferrer, peu lui importe le poisson qu’il attrape, du moment qu’il est gros.” A moins que le Festival de Cannes n’exauce les teens de Portland qui rêvent de Croisette, il faudra attendre l’automne pour juger de la prise en salle.
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