Zéro budget et neuf ans de tournage pour un Roméo et Juliette remixé en chronique urbaine dans le chaudron des communautés noire et d’origine arabe en France.
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C’est la toute fin du film, des bandes colorées en bleu-blanc-rouge encadrent le titre et quelques phrases s’impriment sur le générique, qui disent en substance : “Nous avons réalisé ceci sans argent, sans subvention ; nous occupons la marge de la production française.”
Le discours n’est pas vraiment neuf et l’on connaît par cœur, depuis le phénomène Donoma de Djinn Carrénard, le refrain de ces nouveaux cinéastes qui, à défaut de pouvoir exister dans une industrie “embourgeoisée”, promettent à intervalles réguliers d’en bouleverser les fondations.
Le dernier de ces francs-tireurs, Rachid Djaïdani, repousse même un peu plus loin les termes du cinéma-guérilla. Son premier film, Rengaine, a été tourné durant neuf ans, sans autorisation, avec une équipe composée en majorité d’amateurs non rémunérés – bref, c’est un objet de contrebande, “hors la loi” dit une formule de marketing en vogue.
Mais l’affaire semble un peu plus ambiguë ici, en tout cas plus équivoque, et la guérilla n’est pas forcément déclarée contre ce que l’on croit. L’ennemi, pour Rachid Djaïdani, n’est pas tant le cinéma français majoritaire, blanc, friqué et coupable d’exclusion ; c’est un ennemi plus secret et intime : sa communauté, sa religion, sa manière d’être parmi les autres.
Voilà la cible réelle et nerveuse de Rengaine : l’islam d’aujourd’hui, ses vieilles lunes traditionalistes et ses désirs de réforme, ses contradictions et ses enseignements que le cinéaste connaît bien et dont il va explorer les moindres replis le temps d’une chronique urbaine agitée, embedded dans le bouillon identitaire du Nord parisien.
La première force du film est donc de ne pas faire de sa pauvreté son sujet, et même de réussir à en gommer les stigmates (malgré la sécheresse de ses cadres), pour atteindre une forme plus ample de cinéma, où fiction(s)
et documentaire se toisent en permanence.
Tout commence même sur un air de conte, façon “Roméo et Juliette vivent à Barbès”. Il était une fois Dorcy (Stéphane Soo Mongo), un jeune Noir un peu artiste qui voulait épouser une belle Arabe (Sabrina Hamida).
Mais celle-ci a le malheur d’être la seule femme d’une famille nombreuse et très possessive : soit quarante frères (qui nous seront presque tous présentés) disséminés dans la ville, dont le plus vieux, Slimane, le gardien des traditions, tentera l’impossible pour empêcher cette union.
Car même dans les années 2010, même en France, on ne se marie pas si facilement entre un Noir et une Arabe, sauf à combattre les réflexes intégristes et le vieux fond de racisme qui polluent des deux côtés les relations entre ces communautés.
Rengaine va s’y employer avec une fougue et une inventivité continuelles, tressant une multitude de portraits à mesure qu’il progresse sur le rythme d’une écriture automatique étonnante de maîtrise, passant de la romance à l’ombre d’un polar, de la tragédie à la drôlerie sans rien perdre de son accroche au réel.
S’il risque parfois l’exposé sociologique, Rachid Djaïdani opère lui-même des coupes abruptes dans son work in progress, changeant de tons ou de formes, emporté par un art de la diagonale comme force conductrice.
D’un frère à l’autre, du plus libéral au plus illuminé des croyants, le film se balade ainsi à l’aveugle dans cette famille musulmane tentaculaire où il recueille une série de paroles contradictoires (et de langues plurielles) qui dessinent le portrait d’un islam à multiples entrées. Au cœur de ce dédale de récits et de personnages, quelque chose de très beau surgit enfin dans l’obstination têtue du couple à revendiquer ses désirs contre la communauté, qui lèvera le voile sur un ensemble d’interdits dissimulés dans cette famille pas si traditionnelle.
Cette obstination, on le devine, c’est aussi celle d’un cinéaste, Rachid Djaïdani, dont on retrouve ici et là des signes de sa vie passée de boxeur dans une mise en scène compulsive, frontale et impatiente, dans une manière de filmer de très près les corps dissemblables de sa troupe.
Deux superbes plans rapprochés sur les visages exténués de ses acteurs concluront ainsi le film sur une scène de pardon bouleversante, une petite révolution à l’échelle de ces communautés apaisées. Où se lit peut-être une autre définition, plus belle et courageuse, de cet islam qui en effraie certains, un islam qui doute, qui s’interroge, bute sur son époque mais finit par se réinventer.
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