Ecrivain nord-américain, Ted Conover est l’un des inventeurs de l’écriture “en immersion”. Tout juste traduit, Au fil du rail raconte ses pérégrinations avec les hobos. Publié en 2015, Les Coyotes retraçaient l’odyssée des clandestins mexicains. Rencontre.
“Récemment, mon fils m’a demandé s’il pourrait, lui aussi, partir attraper des trains au vol.” Ted Conover sourit en évoquant la “question fatidique”, qu’il appréhende depuis longtemps. Le jour où ce fils pourrait mettre la main sur son livre et être à son tour tenté par l’aventure. Publié pour la première fois en 1984, Au fil du rail raconte l’odyssée folle, grandiose, du jeune Conover à la rencontre des hobos, ces vagabonds qui sillonnent le pays en sautant dans des trains de fret.
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Il connaît les dangers de l’exercice : lui-même a manqué plusieurs fois y laisser une jambe, sans compter le risque de se faire dépouiller ou jeter par-dessus bord par l’occupant du wagon squatté. “Bien sûr, je ne pouvais lui dire non, alors j’ai ajouté : ‘Si tu veux, on le fait ensemble ?’ A ma grande surprise, il m’a répondu oui.” Trente ans après, l’écrivain-aventurier a ainsi refait une partie de son périple avec sa progéniture.
“L’impression d’empoigner ce qui fait l’essence de l’Amérique”
Ted Conover évoque “cette sensation unique au monde quand vous attrapez un train au vol…”, puis marque une pause, cherche ses mots en observant le ballet incessant des voitures qu’on aperçoit au loin, sur le périphérique parisien, depuis la salle de réunion des Editions du sous-sol.
“C’est d’abord une jouissance physique, le fait d’être ainsi propulsé en avant. Mais vous avez aussi l’impression d’empoigner ce qui fait l’essence de l’Amérique, la ruée vers l’Ouest, le non-conformisme, cette façon de vivre qui dépend de votre capacité à penser avec vivacité, à prendre des décisions intelligentes, à vous débrouiller seul dans un environnement hostile.”
Etudiant en anthropologie et bénévole dans une association d’aide aux sans-abris
Quand il saute dans un train en marche pour la première fois, Ted Conover est étudiant en anthropologie. Bénévole dans une association d’aide aux sans-abris, il découvre ces types ivres ou affamés. “Ils déboulaient dans nos locaux, parfois littéralement : la porte en bois n’avait pas de loquet et ceux qui s’y appuyaient finissaient sur le plancher.”
Fasciné, il décide d’en faire son sujet de thèse. Agitation dans l’université. On estime que son projet n’est pas le genre de recherche qui convient à un étudiant en anthropologie. “Une bénédiction”, juge-t-il aujourd’hui : ce refus lui a permis de désapprendre le jargon académique pour devenir écrivain.
Observation anthropologique, Nouveau Journalisme
Ted Conover invente son propre style, un mix d’observation anthropologique, de Nouveau Journalisme façon Tom Wolfe et de descriptions minutieuses à la première personne. Il y a aussi cette phrase superbe, capable de dérailler, de faire fausse route pour s’arrêter et mieux contempler les grands espaces. Avec London, Steinbeck, Kerouac en toile de fond. Aujourd’hui, il enseigne ce qu’il appelle modestement sa “technique” à des étudiants en anthropologie. “Ce n’est pas toi, le sujet, c’est eux”, leur rappelle-t-il sans cesse.
De Ted Conover, on dit outre-Atlantique qu’il est l’un des inventeurs de l’écriture “participative” ou en “immersion”. Une façon radicale d’approcher son sujet au plus près en vivant corps et âme avec et comme ceux sur lesquels on écrit. Quitte à se faire passer pour un clandestin afin de comprendre le quotidien des migrants égarés à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique.
Paru en France en 2015, Les Coyotes (1987) est un livre aussi magnifique que le précédent. Le récit de vies tragiques, de clandestins qui survivent en marge de la société, au jour le jour, en inventant des zones d’invisibilité. Ted Conover a traversé trois fois la frontière avec eux, en toute illégalité ; il a subi les mêmes sévices et humiliations, compris d’expérience le racisme des Etats redneck (Arizona, Colorado).
“Les immigrants illégaux mexicains sont les plus dignes héritiers des hobos”
Ted Conover explique le sens allégorique du titre : “Le coyote est cet animal sauvage, pourchassé par l’homme, qui doit faire preuve de ruse pour survivre, profiter de la moindre opportunité, et courir dès qu’il y a un danger. D’ailleurs, s’il n’y a presque plus de hobos aujourd’hui en Amérique, les immigrants illégaux mexicains en sont les plus dignes héritiers.” Dans le Bronx, à New York, où Ted Conover vit désormais, il les entend parfois la nuit, ces animaux traqués, à quelques pas de chez lui. Ça le rassure de savoir qu’il en reste quelques-uns.
A Aspen, Colorado, il est ensuite devenu chauffeur de taxi pour une compagnie de taxi “hippie” afin de “voir si ma technique pouvait marcher sur les riches”, Aspen étant la caricature de la ville wasp bon chic bon genre. “Mes collègues me prenaient pour un indic”, écrit-il dans Whiteout: Lost in Aspen (1991).
Il a suivi une formation de gardien de prison pour travailler à Sing Sing
Expérience non moins extrême, enfin, il a suivi une formation de gardien de prison pour travailler à Sing Sing, dans l’Etat de New York. Pas encore traduit en France, Newjack: Guarding Sing Sing (2000), brûlot révélant de l’intérieur l’enfer de l’univers carcéral, reste à ce jour son livre le plus connu aux Etats-Unis.
Finaliste du prix Pulitzer et lauréat du National Book Critics Circle Award in Nonfiction,Newjack: Guarding Sing Sing est toujours interdit dans l’établissement qu’il décrit : “Les responsables suppriment certains passages, déchirent des pages.” Après avoir été lui-même persona non grata dans le pénitencier pendant quinze ans, l’auteur a enfin pu y revenir récemment, assister à la représentation d’une pièce de Shakespeare jouée par les détenus.
“Voici un homme qui se soucie des gens dans leur particularité”
Ça se sent au fur et à mesure qu’on discute avec lui : Ted Conover a un cœur énorme, une empathie discrète et sincère avec son interlocuteur. William T. Vollmann le décrit ainsi : “Voici un homme qui se soucie des gens, pas seulement de l’humanité, cette abstraction si noble, mais des gens dans leur particularité.”
Il ne s’agit pas d’altruisme, mais de quelque chose de plus profond, loin des nobles discours et des belles causes. “Comment aller d’ici à là ? Où trouver des tickets de nourriture ? Comment aller au centre d’aide social le plus proche ? Tel coin est-il dangereux ?” Voici le type de questions auquel il préfère d’ailleurs répondre. Des mots qui comptent, de ceux qu’on s’échange quand on se croise, sur la route. Des conseils utiles à la survie.
Afin de respecter les us et coutumes du mode de vie hobo, il n’a pourtant pas hésité, comme c’est la règle, à écraser la main d’un type qui sautait dans “son” wagon (on ne squatte jamais un territoire déjà pris). Il y a une autre leçon fondamentale de vie qu’il a apprise sur la route : ralentir. “Vivre plus lentement, s’allonger dans l’herbe, fermer les yeux”, comme l’exige le mode de vie hobo. Se défaire de “l’habitude toxique d’être sans arrêt pressé”.
Une nouvelle façon de percevoir le monde
On remarque alors toutes ces choses qui nous échappent avec nos vies “normales”. Ces lieux, ces gens auxquels personne ne prête attention. Une nouvelle façon de percevoir le monde. Même ces journées entières marquées par l’ennui, il avoue qu’elles lui manquent aujourd’hui.
Non qu’il se soit casé dans une vie “rangée” : à 58 ans passés, il crapahute toujours dans les lieux les plus improbables, récemment un abattoir dans le Nebraska où il s’est infiltré en se faisant passer pour un inspecteur du service sanitaire, ce qui a donné un reportage magistral publié dans la revue Feuilleton.
Son âge, d’ailleurs, il ne le fait pas. C’est plutôt l’époque qui a changé. Quand il est reparti sur la route avec son fils, c’est sur Google Maps qu’ils ont trouvé un hôtel. “Avec son téléphone portable”, ironise-t-il. Quant au passage par lequel il avait ses habitudes pour accéder aux trains, il est désormais fermé et surveillé par des caméras de sécurité.
“Depuis le 11-Septembre, tout est beaucoup plus difficile.” Peu importe : ils ont trouvé une autre entrée. Si une catastrophe mondiale se produit un jour, qu’il n’y a plus d’électricité, de smartphone ou d’email, nul doute que les livres de Ted Conover pourront nous servir de manuel de survie.
Au fil du rail (Editions du sous-sol), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anatole Pons, 333 pages, 22 €
Les Coyotes (Editions Globe), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Morgane Saysana, 368 pages, 22,50 €
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