Comment les films façonnent nos désirs et notre perception du monde ? C’est la question centrale du dernier essai de l’historien du cinéma David Thomson, dont les réflexions inspirent Bret Easton Ellis. Dans Sleeping with Strangers, l’auteur anglais évoque tout à la fois l’homosexualité à Hollywood, le cinéma de l’après MeToo et son expérience personnelle de cinéphile.
Peu connu sous nos latitudes, David Thomson est considéré comme un des plus grands écrivains de cinéma dans le monde anglo-saxon, notamment par Bret Easton Ellis, qui nous a chanté ses louanges.
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Agé de 78 ans, ayant toujours pratiqué l’écriture au long cours plutôt que la critique au quotidien, cet Anglais exilé aux Etats-Unis depuis quarante ans a publié plus de trente livres, avec un goût prononcé pour les biographies de légendes (Marilyn Monroe, Marlon Brando, Ingrid Bergman, Gary Cooper, Nicole Kidman), mais surtout un colossal New Biographical Dictionary of Film (1975), qui fait référence outre-Atlantique, en intriquant la vie des artistes à leur œuvre.
Son dernier essai, Sleeping with Strangers, commence comme un recensement de la geste gay à Hollywood, des années 1920 à nos jours, avant de bifurquer, aux deux tiers, vers une interrogation sur le regard masculin au cinéma après MeToo.
Extrêmement dense, servi par un style des plus scintillants et pince-sans-rire (comparable à celui de la critique de cinéma Pauline Kael), parfois un peu confus par sa tendance à passer du coq à l’âne et à décocher ses meilleures flèches par surprise, au détour d’un paragraphe anodin (mais il s’en justifie à la fin de notre entretien), comportant enfin beaucoup d’éléments autobiographiques (notamment un beau chapitre sur son amitié avec le cinéaste James Toback, mise à l’épreuve après MeToo), Sleeping… est un livre fascinant mais désarçonnant.
Parce que son auteur y pose des questions plus qu’il n’assène de réponses, et qu’il a l’honnêteté de nous livrer la boîte noire avec l’appareil théorique.
Pour en parler, David Thomson nous a reçu longuement, chez lui, à San Francisco, un dimanche à l’heure du thé. Intimidant au début – comme pourrait l’être, se dit-on, Hitchcock, dont il partage le phrasé lent et accentué (il faut l’entendre prononcer “desaaaaaaïeure”), ainsi que la double identité d’un Englishman in California –, il devient rapidement débonnaire, à mesure que la tasse de thé se vide.
Commençons par le tout début : Sleeping with Strangers ou “Coucher avec des étrangers” en français. Comment en êtes-vous arrivé à ce titre ?
David Thomson — C’est mon éditeur qui a suggéré l’idée, et elle m’a beaucoup plu, même si je ne suis pas sûr qu’il ait compris immédiatement ce qu’elle signifiait pour moi : qu’aller au cinéma est comme coucher en rêve avec ceux qui se déploient devant sur la surface de la toile. Aussi bien les actrices que les acteurs, même pour un hétérosexuel comme moi.
C’est en effet la thèse principale de ce livre. Pour vous, aller au cinéma semble être en soi une activité sexuelle. Et même davantage : une expérience “pansexuelle”, dites-vous…
Je crois que ça a à voir avec mon âge, et l’âge que j’avais lorsque j’ai découvert le cinéma. Pendant toute la première moitié du XXe siècle, le poids du désir imposé au spectateur était extrêmement intense. Jusqu’aux années 1960, nous avions un accès très restreint au sexe, et le cinéma était un exutoire, une machine à fantasme, beaucoup plus forte qu’aujourd’hui.
“La société est devenue plus permissive, la censure a diminué, et l’expérience cinématographique en a été naturellement bouleversé”
Je ne crois pas qu’on ait toujours un rapport aussi fort à ce qu’on voit à l’écran. Je ne dis pas que c’était mieux avant, d’ailleurs. Mais les écrans se sont multipliés, sont devenus plus petits, plus présents dans nos vies, la société est devenue plus permissive, la censure a diminué, et l’expérience cinématographique en a été naturellement bouleversée.
Vous pensez que les adolescents d’aujourd’hui ne fantasment pas devant, disons, Michael B. Jordan ou Lupita Nyong’o dans Black Panther ?
Non, non, je pense qu’on peut évidemment avoir du désir au cinéma aujourd’hui, mais il n’est pas de même nature que celui que j’ai connu enfant, lorsque c’était la seule source.
Les spectateurs aujourd’hui sont aussi plus cyniques vis-à-vis du désir. Et ce n’est pas forcément un mal ! Les gens ont appris à penser davantage par eux-mêmes, à remettre en question les discours établis, à se méfier.
Pour les cinéphiles de ma génération, le cinéma était tout, vraiment tout, comme une réalité alternative capable de remplacer la vie.
Partant de cette idée que le cinéma pousse tout le monde à fantasmer sur tout le monde, vous consacrez la majeure partie du livre à raconter une histoire secrète de l’homosexualité à Hollywood. D’où est venue cette idée ?
Toujours de mon éditeur. Etant porté sur les biographies, je savais déjà pas mal de choses, et en m’y penchant j’ai appris beaucoup plus. Mais peu à peu il m’est apparu que le plus intéressant n’était pas de savoir qui était homosexuel – il est parfois impossible, et même vain, de trier entre la vérité et la rumeur –, mais plutôt : qu’est-ce qui, dans les films, consciemment ou inconsciemment, était homosexuel ?
A ce propos, vous citez James Franco : “C’est ce qu’un acteur fait à l’écran qui définit sa sexualité, pas ce qu’il fait dans sa propre vie.” Ça pourrait s’appliquer à Cary Grant également, à qui vous consacrez un chapitre…
Tout à fait. Cary Grant est intéressant parce qu’en fin de compte, on ne sait pas avec certitude s’il fut gay ou bisexuel, mais son ambiguïté à l’écran en fait un immense acteur. Partant de cela, j’ai compris que le sous-texte gay de nombreux films hollywoodiens avait servi de contre-modèle social, à une époque où la norme hétérosexuelle n’était pas discutée, et où le cinéma était essentiellement un instrument de suprématie masculine.
“J’ai ainsi l’intime conviction que le cinéma gay a adouci le puritanisme américain”
Sans que les choses jamais ne soient dites, le cinéma nous montrait subtilement qu’il existait autre chose que le mariage et l’amour éternel entre un homme et une femme. J’ai ainsi l’intime conviction que le cinéma gay a adouci le puritanisme américain.
Il y a, dans la nature voyeuriste du cinéma, quelque chose qui nous permet d’être en empathie, d’avoir du désir pour des gens et des idées qui nous déplairaient autrement – et qui nous redeviendront peut-être étrangères une fois sorti.e.s de la salle.
Hollywood et la société américaine acceptent progressivement l’homosexualité, mais on pourrait vous objecter la chose suivante : on accepte qu’un hétéro joue un gay (on lui donnera même un Oscar pour ça), en revanche, on ne confiera plus que des rôles de gay à un acteur qui a fait son coming out…
Et c’est parfaitement scandaleux, cela doit changer. La société américaine reste très ambivalente à ce sujet. Certaines villes comme Los Angeles ou San Francisco peuvent paraître permissives, mais roulez quelques kilomètres vers la campagne et vous verrez la différence.
La Californie, qui est le premier Etat américain à avoir autorisé le mariage homosexuel, l’a fait par la voie judiciaire, puisque par deux fois le peuple s’y est opposé, en 2000 et 2008. Et les choses n’avancent pas nécessairement vers plus de progrès. Nous vivons actuellement une guerre culturelle dont je crains qu’elle devienne guerre civile.
Vous accordez beaucoup d’importance au récit personnel, à l’autobiographie. Pensez-vous qu’il n’y a de critique que personnelle, subjective ?
En effet, je ne crois pas à l’existence de points de vue objectifs sur les films. Je me souviens que Pierre Rissient (réalisateur et scénariste français – ndlr), que j’aimais beaucoup, me parlait toujours de défendre les “bons films”, face à l’histoire.
Et je lui répondais qu’à mon sens il n’y avait pas de bons films dans l’absolu. Ce qui me reste d’un film a à voir avec les circonstances de ma propre vie, et notamment du moment où je l’ai vu. Je crois que c’est valable pour beaucoup de gens, mais les films les plus précieux pour moi sont ceux que j’ai vus étant enfant, entre 5 et 20 ans, mettons.
Ça ne veut pas dire que ces films-là sont forcément bons, et qu’il faille s’interdire de les revoir à la baisse, mais ils forment le regard, plus que tout autre.
Bien sûr, plus tard, lorsque vous grandissez, vous êtes en droit de penser que Persona (Ingmar Bergman, 1966 – ndlr) est un film plus sérieux que La Rivière rouge (Howard Hawks, 1948 – ndlr), mais ça n’empêchera pas que le second, découvert étant enfant, aura toujours pour vous une saveur particulière.
Il me semble donc essentiel d’inclure ceci dans mon écriture. Partir d’un sentiment personnel, puis réussir à convoyer ce sentiment à un lectorat plus large. Et finalement lui faire voir plus de choses que lui-même n’en aurait vues tout seul.
C’est amusant que vous citiez cet exemple, car La Rivière rouge est considéré aujourd’hui comme un film “sérieux”. Un film de patrimoine, anobli, sans le côté populaire qu’il pouvait avoir à l’époque. La division entre populaire et élitiste évolue avec le temps…
C’est vrai. Je le citais parce qu’il a beaucoup compté dans ma vie (sans d’ailleurs que je le réalise sur le coup).
L’importance de cette relation, à la fois aimante et conflictuelle, entre un père et son fils ne m’est apparue que plus tard, une fois adulte.
Et j’ai alors compris ce que le film avait déposé en moi d’indélébile. Mais vous avez raison, chaque génération grandit avec ses films cultes, et ça va au-delà de la qualité.
“Je n’ai pas besoin d’être d’accord avec l’idéologie d’un film pour l’apprécier”
La cinéphilie est affaire de génération. Et j’ajouterais qu’on n’a pas besoin d’être d’accord avec une critique pour la trouver intéressante. Et ça vaut aussi pour les films : je n’ai pas besoin d’être d’accord avec l’idéologie d’un film pour l’apprécier.
De plus en plus, ne tend-on pas à confondre l’idéologie du film, l’idéologie des personnages (ou parfois celle des acteurs) et notre propre idéologie, négligeant finalement l’esthétique ? Au sens où nous n’attendrions plus du cinéma qu’une chose : qu’il nous conforte dans ce que nous pensons déjà.
Si, et c’est à mon avis une chose déplorable. Je suis profondément réfractaire à ce genre d’analyse étroite et orientée. Idéologie et esthétique sont intimement liées, il est artificiel de les séparer.
Prenons un fameux exemple : Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl (1935) est un beau film, mais sa beauté est en soi autoritaire, profondément romantique, et tournée vers le pouvoir, donc en parfaite adéquation avec l’idéologie nazie qu’elle défend.
Maintenant, est-ce que je trouve un intérêt, et même un plaisir à voir ce film ? Oui. Prenons un second exemple, un peu moins évident : je crois qu’il existe un lien entre l’esthétique de la violence et de la prouesse masculine dans le cinéma américain et l’autoritarisme qui sous-tend une bonne part de l’idéologie américaine.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille jeter le cinéma américain parce qu’on est soi-même contre l’autoritarisme.
Dans la seconde partie du livre, vous évaluez l’impact de MeToo, et vous vous penchez sur plusieurs cas de cinéastes ou acteurs voués aux gémonies depuis le scandale : Louis C.K., Roman Polanski, James Toback, Kevin Spacey, mais aussi des totems tels Hitchcock ou Bergman, que certains aimeraient déboulonner…
Je crois qu’il est important de savoir que ces gens se sont mal comportés avec des femmes ou des hommes, et il ne faut pas le taire parce qu’ils sont de grands artistes.
J’ai écrit le chapitre sur James Toback, qui est un de mes meilleurs amis, pour cette raison, pour clarifier ma pensée. Ce qu’ils sont se reflète dans leurs films. Mais il ne faut pas jeter les films sous prétexte que leurs créateurs se sont mal comportés. Car ils nous informent.
Effacer Kevin Spacey de Tout l’argent du monde (Ridley Scott, 2017 – ndlr) est une infamie à mes yeux…
Pensez-vous que le cinéma soit de plus en plus puritain ?
Oui et non… C’est une question très complexe. Déjà, il faut mettre de côté la question de la pornographie. Pour ce qui est du cinéma mainstream, hollywoodien, je constate qu’il est plus frileux sur la représentation du sexe aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans.
Un film comme Liaison fatale (Adrian Lyne, 1987 – ndlr), un hit à l’époque plutôt bien fichu, ne pourrait plus sortir aujourd’hui. Car on lui reprocherait, à raison, d’avoir une approche sexiste dans sa représentation du sexe.
Ou même Le Dernier Tango à Paris (Bernardo Bertolucci, 1972 – ndlr), dont on ne peut ignorer, en le revoyant, la grossière exploitation dont est victime Maria Schneider. Ceci étant dit, doit-on bannir ces films, ne plus les montrer, les laisser se faire huer à chaque représentation ? Je crains qu’au lieu de chercher à représenter le sexe de façon non-sexiste on cesse tout bonnement de représenter le sexe.
C’est peut-être vrai pour le cinéma, et notamment pour le cinéma de studio, mais est-ce vrai de la télé ? HBO par exemple n’a jamais cessé, dans Game of Thrones, de montrer du sexe.
Tout à fait, c’était justement mon point suivant. La télé semble avoir pris le relais du cinéma sur cette question, et sur d’autres. Depuis un certain nombre d’années, je fais partie des gens qui trouvent plus d’intérêt à se poster devant un téléviseur plutôt qu’à se rendre au cinéma.
Je retrouve à la télévision, grâce au binge watching, des sensations proches de celles que j’avais, enfant, dans la salle de cinéma, où je n’arrivais plus à sortir de la salle – j’ai d’ailleurs écrit un texte là-dessus pour la revue Sight and Sound.
La série qui m’a le plus fasciné ces temps-ci est Babylon Berlin, une série allemande diffusée sur Netflix, qui se passe en 1929, durant la crise allemande de l’entre-deux-guerres. Peu de choses récentes m’ont autant ému que la fin de sa deuxième saison.
Peut-on selon vous parler de l’invention d’un female gaze dans ce médium ? Je pense à toute cette nouvelle génération de showrunneuses qui se coltinent la représentation du sexe, mais d’un point de vue féminin (Lena Dunham, Phoebe Waller-Bridge, Jill Soloway…).
Je crois que oui. La télévision, aux Etats-Unis en tout cas, semble laisser davantage de rôles créatifs aux femmes que ne le fait le cinéma, et il en résulte des séries tout à fait novatrices.
Mais pourtant, vous ne les mentionnez pas dans le livre. Pas plus celles qui font de la télé que du cinéma ; je pense par exemple à Kathryn Bigelow…
C’est vrai, et c’est un défaut ! Si je devais un jour compléter le livre, je leur ferais plus de place. J’évoque rapidement Jane Campion, pour qui j’ai beaucoup d’admiration, et certaines actrices bien sûr, mais j’aurais dû faire plus. J’aurais aussi aimé, et je le ferai à une autre occasion, écrire sur la persona d’Isabelle Huppert.
Vous êtes anglais, arrivé en Californie dans les années 1970. En quoi pensez-vous que cet aspect de votre biographie a influencé votre pensée ?
Oh… Il me faudrait des heures pour en parler, car c’est une question que je me pose constamment. Je me sens totalement, profondément et absolument perdu lorsqu’il s’agit de déterminer si je suis anglais ou américain.
Je pense être très anglais quand je parle, mais américain quand j’écris. Et je ne sais pas pourquoi. Je suis confus. Mais c’est très bien ainsi. Beaucoup de gens ont peur de la confusion, moi je pense qu’il faut la chérir.
Sleeping with Strangers: How the Movies Shaped Desire de David Thomson (Knopf)
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