A l’occasion d’une grande rétrospective à Beaubourg et de la sortie de son nouveau film, L’Ornithologue, João Pedro Rodrigues nous ouvre la porte de son monde.
C’était il y a six ans. João Pedro Rodrigues nous révélait qu’il avait longtemps rêvé devenir ornithologue, sa passion d’enfance. C’est aujourd’hui le titre de son nouveau film, magnifique, où il creuse son sillon de cinéaste, attentif à la moindre image qu’il produit, sensible aux éléments, aux mouvements des âmes et du corps (notamment le sexe), un cinéma sensoriel, très contrôlé, où s’accumulent les images (les symboles) au sein des images pour leur donner sens (au pluriel).
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Le cinéaste portugais est à la fois intelligent et timide, il parle parfaitement français sans aucun accent et avec pondération, sans chercher à éviter les questions. Mais il se dit “instinctif”. Alors il paraît parfois surpris, toujours avec un sourire bienveillant, par des questions qu’il ne s’est jamais peut-être posées tellement elles lui sont évidentes.
Richesse, tension, profondeur
“Je ne suis pas le roi des pitchs”, dit João Pedro Rodrigues en riant, comme pour s’excuser (sans raison aucune, d’ailleurs) de raconter des histoires résumables en deux lignes : un jeune éboueur suit des hommes dans la nuit des faubourgs de Lisbonne pour avoir des relations sexuelles avec eux (O Fantasma), une jeune femme qui a fait une grossesse nerveuse s’accouple avec un homosexuel “veuf” (Odete), un travesti vieillissant hésite à se faire opérer pour devenir une femme et plaire à son jeune amant violent (Mourir comme un homme). Un ornithologue se perd en forêt (L’Ornithologue).
Oui, certes, tout est aisément résumable et en même temps ces résumés sont ridicules, tant ils ne rendent absolument pas compte des films de Rodrigues, de leur richesse, de leur tension et de leur profondeur, de l’évolution de ses personnages, de leur trajet (João Pedro parle de “journeys”), et surtout de ce qui fait le sel de son cinéma : la mise en scène, le découpage, le jeu des acteurs, le filmage, la mise en images, qu’on pourrait à la fois qualifier de religieuse et, souvent, “d’homo-érotique”, comme il le revendique lui-même.
“Je vise absolument à l’efficacité de l’expression”
“Je suis homosexuel, en tant qu’individu, dit-il, mais en tant que réalisateur de films, je vise absolument à l’efficacité de l’expression. J’ai conscience de produire des images qui me sont érotiques, mais j’espère qu’elles peuvent l’être aussi bien pour les hommes, les femmes, qu’ils soient hétéro ou homo”.
João explique qu’il travaille énormément le découpage de ses films, même s’il ne sait pas dessiner. Que pour lui (autre point commun avec Buñuel, tiens !), le montage est fait avant le tournage, même si bien sûr le travail de montage est capital et peut parfois enrichir le film (et il doit le faire).
Hitchcock ou Mizoguchi, des références majeures
Sur la question de l’existence d’un cinéma qui serait gay, il reste prudent et circonspect, comme le sont intelligemment beaucoup de femmes cinéastes lorsqu’on leur demande si elles font un cinéma féminin. D’abord, les études sur le genre ont révélé que tout n’est pas aussi simple, partagé. Et puis le cinéma gay peut très vite devenir un ghetto, ne serait-ce que pour des questions commerciales, d’ailleurs.
“Quand mes films sont rangés dans les rayons DVD ‘cinéma gay et lesbien’, je suis horrifié. Moi, le cinéma que j’aime, qui m’a formé, est hétéro mais ça ne me pose aucun problème. Je connais des gens qui ne regardent que des films gays et lesbiens, et je trouve ça horrible. D’abord parce que, entre nous, la plupart de ces films sont nuls.”
Et João, au fil de la conversation, évoquera Hitchcock ou Mizoguchi, deux cinéastes très différents, mais capables de mettre en scène des figures fantomatiques, l’une de ses passions et l’un des thèmes récurrents de son cinéma. Il louera l’efficacité d’Hitchcock, mais aussi sa perpétuelle quête d’expériences, d’innovation, au sein même d’une industrie toute tournée vers l’histoire.
João Pedro Rodrigues a toujours considéré l’homme comme un animal
Lui aussi cherche sans cesse à donner un rythme, une tension (“d’ailleurs, c’est la même chose”) à chacun de ses films, avec les outils les plus expressifs et les plus simples du cinéma. De même, il n’aime les fantômes au cinéma que lorsqu’ils sont filmés comme s’il s’agissait de tout un chacun, sans effet spécial particulier. Parce qu’ils font encore plus peur que s’ils étaient transparents ?
Rodrigues ne renâcle pourtant pas devant les trucages, mais à condition qu’ils soient quasiment montrés, utilisés comme des outils de représentation et de stylisation. Et l’on reviendra à Hitchcock : à quoi sert une transparence (par exemple un paysage défilant derrière une voiture par des acteurs jouant dans un studio), sinon à rendre net ce paysage ? Mais aussi à donner de l’onirisme au cinéma, à dépasser le simple enregistrement ontologique de la réalité ?
Rodrigues maîtrise les bases les plus primitives, au sens noble, du langage cinématographique
Pour montrer combien Rodrigues maîtrise les bases les plus primitives, au sens noble, du langage cinématographique (appris auprès de deux de ses professeurs, les cinéastes Paul Rocha et António Reis), nous revient en mémoire l’une des premières scènes d’O Fantasma : un jeune homme vautré par terre, filmé en gros plan. On dirait qu’il geint comme un chien, alors que ce cri vient de son propre chien, placé hors champ. Comment désigner plus simplement, et de façon plus saisissante, l’animalité et la bestialité confondues dans un seul être ? Réservé, rétif aux épanchements, João Pedro Rodrigues nous explique en toute simplicité qu’il a toujours considéré l’homme comme un animal.
Sur son inspiration, il raconte qu’il n’a pas, comme beaucoup de cinéastes, “cinquante projets dans un tiroir”. Il nous rappelle que ses parents étaient des scientifiques, qu’il avait lui-même commencé des études de biologie, et qu’il en est resté quelque chose, notamment sur les métamorphoses de la matière, et surtout des corps, qui a évidemment à voir avec la sexualité.
De plus en plus attiré par l’Asie
Il nous raconte aussi combien il est de plus en plus attiré par l’Asie, et notamment par le Japon. Il a déjà tourné un film, avec son compagnon, directeur artistique et maintenant scénariste, João Rui Guerra da Mata : La dernière fois que j’ai vu Macao (2012), dans cette ville étrange, qu’il dit “laide”, qui fut la dernière colonie portugaise, jusqu’en 1999. Il y retournera bientôt.
Globalement, à la fin de chaque film, João Pedro Rodrigues n’a aucune idée de ce que sera son prochain film. Il laisse venir les choses à lui. Parfois, comme pour Odete, deux images mentales se télescopent : la première (deux hommes qui s’embrassent sur la bouche), et la dernière (une femme habillée qui pénètre un homme nu). Entre les deux, il y a son cinéma : le chemin qui va mener de l’une à l’autre, un chemin fait de mille métamorphoses successives.
Film L’Ornithologue (Port., Fr., Bré., 2016, 1 h 57), en salle le 30/11
Rétrospective du 25/11 au 18/12 (intégrale des films, rencontre, débats…) + une installation, Santo António (avec João Rui Guerra da Mata), jusqu’au 2/01, Centre Georges-Pompidou, Paris IVe
Coffret DVD œuvres complètes + courts métrages et inédits (Epicentre), environ 44 €
Livre Le Jardin des fauves – Conversations avec Antoine Barraud (Post-Editions/Centre Pompidou), 20 €
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