Elle est extrêmement drôle en mère ogresse dans Le monde est à toi de Romain Gavras. Discussion au long cours avec Isabelle Adjani, où sont évoqués les stigmates toujours à vif de l’enfance, le harcèlement sexuel, les périls du statut de star, Marguerite Duras, François Truffaut et le burkini…
Etrangement, elle ne s’était jamais exprimée dans Les Inrocks. Ses longues absences de l’écran, certains choix de films qui n’emportaient pas notre adhésion, avaient fait d’elle la seule star française majeure que nous n’avions jamais rencontrée. Cela nous manquait profondément. Parce qu’elle est un des mythes les plus forts qu’ait engendrés le cinéma français post-Nouvelle Vague. Que l’intensité de certaines de ses interprétations touche à une sorte d’extase lyrique, atteint un point de paroxysme dans ce que peut un.e acteur.rice dans l’incarnation. La sortie mi-août prochain de la comédie de Romain Gavras, Le monde est à toi, a donc été le prétexte rêvé pour que nous comblions cette immense frustration. La rencontre a été largement à la hauteur de notre longue attente.
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Comment êtes-vous arrivée dans le projet de Romain Gavras ?
Isabelle Adjani — Je ne connaissais ni lui, ni son premier film, mais ses clips, oui, très controversés à cause de leur fausse apologie de la violence. Il est un peu comme ce qu’il tourne, assez incernable. Sous ses allures de simplicité, son physique à la Michel-Ange soumis à ses chemises hawaïennes (rires), il devient franchement mystérieux. Assez timidement, il m’a fait parvenir le scénario après l’envoi d’une note d’intention. Et j’avoue qu’à la lecture je me suis demandé pourquoi il m’avait réservé une place dans son “pop trip”.
Quand on s’est rencontrés, avec son côté à la fois doux et massif, il m’a fait penser à mon premier fils, Barnabé, en plus baraqué. Très vite, je me suis adressée à lui comme une mère, le pauvre ! ça a pris un tour fascinant pour moi, bien sûr, de faire corps imaginaire, à mon insu, avec le personnage dont il s’était mis en tête de m’affubler, inspiré de plus ou moins loin, mais chut…, de la personnalité excentrique de sa propre mère. Quelque chose d’assez cool s’est noué entre nous, d’un peu maternant de ma part, d’un peu garçon sage et attentionné de la sienne. Sur un plateau, Romain est très doux dans sa fermeté, très stable dans ses humeurs, pas du tout parano et très inclusif. Le monde est à toi est un des tournages les plus simples, rassurants et joyeux que j’aie connus.
Finalement, peu de cinéastes vous ont envisagée comme une mère. Dans vos rôles les plus célèbres, vous n’avez pas d’enfant (L’Histoire d’Adèle H., Barocco, L’Eté meurtrier, Camille Claudel, La Reine Margot…).
Peut-être parce que c’était moi, l’enfant… Pour Truffaut, sur L’Histoire d’Adèle H., j’étais une sorte d’enfant unique dans son regard de cinéaste éducateur qui veut faire exister plein cadre la jeune actrice sauvage. Dans mes rôles, il a souvent été question de filiation, j’ai été distribuée dans la fille souvent mal aimée, dans la recherche de la reconnaissance du père comme dans L’Eté meurtrier ou Camille Claudel, soit en conflit avec la mère comme dans La Reine Margot. Je me suis rendu compte de ça avec le recul. Je ne suis pas ça de près, même si manifestement ça m’a suivie de près (rires).
Ça vous a amusée de jouer Danny, cette mère abusive et envahissante écrite par Romain Gavras ?
Oui, amusée parce que Danny est un personnage de sorcière de conte moderne, kitsch et sans surmoi. C’est un prototype de mère autocentrée qui a eu des mômes sans trop s’en rendre compte, et qui veut tenir tous les rôles. Une ogresse, quoi ! Mais on sait bien que toute cette agitation éruptive, ce côté intrusif, cannibale, ça repose sur beaucoup de souffrance. Quand on la voit prendre son verre avec un fond de whisky, en chantonnant du Voulzy, on se doute bien que la veille elle a dû se bourrer la gueule toute seule dans sa cuisine et que vraiment, sa vie, ça ne va pas. Et que ça n’ira pas. Que rien ne correspond à ses rêves. Et certainement pas son fils. Mais bon, pourquoi on aurait des rêves sur ses enfants ? C’est une façon de les dévorer. Toute mangeuse d’hommes (elle, pas moi !) peut devenir ogresse pour son enfant. Mais Danny digère tout ça de façon déconcertante (rires).
Je vais l’an prochain tourner un film de Virginie Despentes explorant à nouveau le lien de souffrance entre une mère et son fils, mais traité bien autrement, avec un scénario écrit par Virginie Despentes et Santiago Amigorena. C’est un projet sur un moment de la vie de Maurice Utrillo et de sa mère, la peintre Suzanne Valadon. Cette femme a mis son fils, déjà alcoolique à 14 ans, à la peinture et elle s’est battue pour qu’il survive à ce qui était le sens de sa vie, à savoir le goût de la chute. Elle a été capable d’un très grand abandon dans l’amour de son fils, sans s’abandonner elle-même, mais elle semble, malgré elle, l’avoir aliéné à cette protection qu’un enfant attend de ses parents pour la vie entière.
Vous vous êtes affirmée très tôt, adolescente, dans votre vocation professionnelle. Avez-vous dû accoucher de vous-même dans un conflit avec vos parents ?
C’est une histoire compliquée. Mon père travaillait dans un garage, ce qui était suicidaire car il avait des problèmes pulmonaires graves. Il m’espérait plutôt dans de grandes études. Ma mère n’avait pas de profession. Elle était allemande et a été emmenée, presque enlevée, quand elle avait 25 ans, par mon père qui était algérien et en avait 18. Ils étaient très beaux. Elle avait déjà deux petits enfants. Il l’a convaincue de le suivre, s’est fait menaçant pour arriver à ses fins… Elle était une otage, une otage qui n’a pu pardonner à son ravisseur. Ma mère n’avait pas d’ambition spéciale pour moi. Par rivalité dans le féminin. Elle n’avait pas réussi sa vie de femme, elle ne devait pas trouver juste que je réussisse la mienne. Ma féminité a été quelque peu malmenée. Elle m’a retirée de mon cours de gym, après m’avoir retirée de mon cours de danse… Puis de musique. Assez vite, j’ai compris que j’étais en danger. Et j’ai continué à croire qu’il fallait rêver pour survivre. C’est passé par beaucoup de lectures, d’abord des textes classiques. J’ai ressenti que j’allais m’enfuir par là.
Vous avez le sentiment que votre père vous a davantage aidée dans votre développement ?
Mon père nous éduquait, mon jeune frère et moi, de façon répressive et culpabilisatrice. C’était très dur. Tout au long de mon enfance et de mon adolescence, il m’a demandé de baisser les yeux devant les hommes, de ne pas me faire remarquer, de ne pas montrer ce que je ressentais. Du coup, ce métier que je me suis retrouvée à faire était une effraction incroyable. Je franchissais un espace interdit où tous les regards étaient tournés vers moi. Je me sentais coupable tout le temps. A la fin de mes premières interviews, je m’isolais pour pleurer car j’avais l’impression d’avoir fauté en parlant de moi. La parole qu’on me donnait enfin était une transgression violente, la pire de toutes.
A la fin du film de Romain Gavras, le personnage masculin est passé de la domination de sa mère à celle de sa compagne. Il écoute avec contrition La vie ne m’apprend rien de Daniel Balavoine. Est-ce que vous pensez vous aussi que la vie n’apprend rien ?
Wow wow wow… ! (rires) Daniel Balavoine a quand même écrit quelques chansons géniales et le titre de celle-là est vraiment pour le bac philo ! Quant à vous dire ce que la vie m’a appris, oh la la… (elle se tait longuement, en soupirant) J’ai appris à vivre, et le vécu n’est pas rien… même s’il ne prévient pas toutes les répétitions des erreurs, des douleurs et des errances.
Pour être moins général, pensez-vous qu’on apprend à être actrice ou qu’on sait toujours déjà ce qu’il faut avant de l’apprendre ?
Le père de mon deuxième fils (Daniel Day-Lewis – ndlr) m’a dit un jour en voyant un film où j’étais ado : “Là, on voit que tu n’as pas encore appris à jouer.” C’est vrai que j’ai joué à partir de l’âge de 14 ans sans avoir appris. Et j’ai dû faire vivre très tôt, à la Comédie-Française, et plus encore à 19 ans dans L’Histoire d’Adèle H., un vécu d’émotions que je ne connaissais pas mais que je reconnaissais pourtant émotionnellement.
Sur un film comme Possession d’Andrzej Zulawski, la façon dont vous interprétez la démence donne un sentiment de risque psychique et physique maximal. C’était le cas ? Vous avez le sentiment d’avoir lâché quelque chose ou au contraire de tenir toutes les rênes quand vous livrez une image aussi hallucinée de vous-même ?
Je tiens et je ne tiens pas. Je travaillais avec un metteur en scène, Zulawski donc, qui était encore beaucoup plus déchaîné que son sujet. Il se donnait en spectacle dans son spectacle, hystérisait le plateau quotidiennement pour que la contagion opère. Il faisait danser à l’équipe une rumba de démence qu’il justifiait en nous expliquant qu’elle nous évitait de sombrer, surtout moi, et que de fait il fallait faire en sorte que sa cadence ne retombe jamais. J’étais très consciente de la perversité qui se jouait. A la fois ça me dégoûtait, et en même temps j’ai fait la soumise dans la grotte, j’ai marché dans le long tunnel qui menait à ce que devait être le film.
Mais disons que pour continuer à répondre à votre question de tout à l’heure, la vie m’a appris à dire non aux projets hallucinés. Il me serait impossible aujourd’hui de faire un film dans des conditions délétères, de tourner avec un cinéaste aussi “intoxicant” que Zulawski. Il faut vraiment être d’une extrême jeunesse ou antiféministe ou en mal d’exister pour croire au bénéfice de se faire manipuler et martyriser.
De mon point de vue, ce serait terrible que le film n’existe pas, ou existe sans vous.
Ah oui ? Heureusement qu’il existe alors ! Vous savez, je ne ressens même pas cette fierté de l’avoir fait, d’avoir été primée pour ce que j’y ai fait (un prix d’interprétation à Cannes, un premier César – ndlr). Oui, ce que je joue dans le film prend sa racine chez moi, dans ce que j’ai pu traverser comme violence et désespérance pendant des années, mais lorsque j’entends aujourd’hui de jeunes actrices honorer la dépouille symbolique de Romy Schneider, et à travers elle une certaine idée de la calcination de l’actrice dans ses rôles, du supposé sublime de l’immolation dans son art, ça me rend très mal à l’aise. Désirer la fiction de cet état, ça veut dire qu’on ne l’a pas vécu dans sa réalité. Parce que gloire ou pas gloire, quand on l’a vécu, on n’en veut plus.
Ce sentiment d’explorer des zones de souffrance en soi très dangereuses, vous l’avez vécu dans Possession, donc. Dans d’autres films ? Dans L’Eté meurtrier ?
Il y a certaines scènes dans L’Eté meurtrier qui expriment le désir fou de mon personnage d’être regardée par le père et d’obtenir un “je t’aime”, qui ne me sont pas inconnues. Dans Camille Claudel, quand Camille arrive à bout de souffle dans la chambre du père, qu’il n’est pas présent, qu’elle s’écroule terrassée par le manque d’amour et l’incompréhension, ça me parle aussi.
https://www.youtube.com/watch?v=IOd_NBTqjnA
Un autre film qui donne le sentiment de parler de vous, c’est Mortelle randonnée de Claude Miller. On y suit un personnage qui a l’air de s’abîmer dans une multiplicité d’images d’elle. C’est une expérience secouante pour une jeune comédienne qui devient très jeune une star et voit d’un coup des images de soi se multiplier à l’infini ?
Dans le roman de Marc Behm dont est tiré le film de Claude Miller, ce personnage de serial-killeuse a plus de visages encore. Elle se transforme tout le temps. C’est vrai que le film fait écho à une certaine psychopathie inhérente au métier d’actrice. Eh oui, c’est infernal quand on devient une actrice reconnue de se voir confrontée à cette chose tellement effrayante, qui ne cesse de s’étendre : des images de soi, en films, en photos, en vidéos, sur internet maintenant.
Ma nièce est une très jeune comédienne, pas encore prise dans le kaléidoscope de ces images qui gravent l’apparence. Je suis troublée par l’aspect changeant de son visage, elle ressemble parfois à son père, parfois à sa mère, son expressivité évoque tour à tour son ascendance germanique ou orientale. Moi aussi j’ai été une adolescente et une adulte à la morphologie très mouvante, il m’a été difficile de me trouver jolie. C’est drôle, j’ai été fascinée, longtemps, par le visage marmoréen de Catherine Deneuve. A mes yeux de jeune fille, elle était une pharaonne blonde, avec cette sorte de perfection stable, inamovible, le chic absolu.
Le film de Romain Gavras explore autre chose d’inhabituel dans votre œuvre : votre origine issue de l’immigration algérienne. A vos débuts, avec des comédies mainstream comme La Gifle, qui fait de vous la fille de famille type, ou plus encore avec L’Histoire d’Adèle H., où vous devenez carrément la fille de Victor Hugo, vous incarnez au contraire la petite Française de souche…
Je sais ! D’ailleurs, lors d’une interview pour la sortie de La Gifle, à 18 ans, je me suis écriée : “Mais je ne suis pas du tout une petite Giscardienne en socquettes blanches !” J’ai amorcé la révélation, avant l’autorisation que j’ai prise plus tard, sur mes origines. Parce qu’algérienne, fille de bougnoule et fille de boche, c’était pas ce qu’il y avait de plus facile à revendiquer en banlieue à l’époque !
Quand, au début du Monde est à toi, on vous découvre à la fenêtre d’une barre d’immeubles de cité, on est d’abord amusé de voir une star comme vous dans cet environnement social, mais cet étonnement est tout de suite corrigé par le souvenir que vous venez de ce milieu, que cette cité ressemble peut-être à celle de Gennevilliers où vous habitiez enfant…
Ah, celle du film de Romain Gavras est beaucoup mieux que celle où j’ai habité. Je suis née dans le XVIIe, à Paris. On logeait dans une HLM sur un terrain vague, et le terrain vague il ne fallait pas le traverser à 18 heures l’hiver, quand il faisait déjà nuit. Les courses à perdre haleine dans la cité pour échapper aux garçons qui poursuivaient les filles pour les agresser, c’était mon ordinaire. Heureusement, j’étais sprinteuse ! Je courais très vite et je m’entraînais assidûment, et même à Colombes, parmi les juniors nationaux.
Le cinéma n’a jamais utilisé vos talents de sprinteuse !
C’est vrai. On ne m’a pas fait souvent courir. Sauf Jean-Paul Rappeneau, dans Tout feu, tout flamme ou Bon voyage. Il aime tellement quand ça va vite, Jean-Paul, et il était ravi quand je me mettais à courir. J’ai fait du handball aussi. Alors au cinéma, je pourrais faire tant de choses que je sais faire qui n’ont pas été exploitées ! (rires) Mais pour revenir à la question de l’habitat, effectivement, dans le décor du film de Romain, même si la cité était moins glauque que celle où j’ai grandi, j’ai été rattrapée par des “remontées” d’enfance, reflux d’un vieux cafard. On n’avait pas de rideaux.De grosses bâches bleues moches et raides recouvraient les Velux. C’était oppressant. Mon obsession quotidienne était : “Comment sortir de ça ?”
Et vos parents n’ont jamais ressenti un sentiment de revanche sociale lorsque vous êtes devenue une actrice de premier plan ?
Revanche sociale ? J’en sais rien… Ils n’avaient pas l’épanchement facile, mes parents… C’est drôle, l’autre jour m’est revenu en tête un épisode que j’avais oublié. ça s’est passé sur le tournage du Locataire de Polanski. Roman, quand il jouait dans ses films, entrait en concurrence avec les autres comédiens. C’était assez pénible. Un matin, je devais tourner une scène à laquelle je m’étais préparée par l’épuisement. J’avais choisi de ne pas dormir de la nuit. J’ai marché dans Paris jusqu’au matin pour être dans l’état d’effondrement nerveux requis par la scène.
Roman a “vu” et s’est mis à sans cesse retarder le tournage de la scène, il comptait bien jouer à me déstabiliser, me décourager, me démotiver. C’était limite. J’avais peur de ne plus avoir les quelques forces nécessaires pour jouer l’absence de forces. Tout à coup, j’ai eu envie de m’adresser à mon père. Je l’ai appelé. J’avais besoin qu’il m’aide à tenir. Il est venu sur le plateau, s’est mis dans un coin, Il m’encourageait du regard, il était là pour moi. C’est inouï, il comprenait enfin. ça a été un grand moment de complicité avec lui. A ce moment, je me suis dit : “Tiens, il a vraiment accepté que je fasse ce métier bizarre.”
Votre travail ne vous a-t-il pas sauvée malgré tout ?
Est-ce que le travail sauve ? Si on ne se sauve pas, oui. L’autre soir, je regardais sur le câble un documentaire sur le conflit mythique entre Truffaut et Godard. Godard haïssait pour plein de raisons La Nuit américaine. Le documentaire montre alors un extrait du film où Truffaut, qui joue dans le film un metteur en scène, explique à Léaud, qui joue un acteur en crise, que la vie privée est douloureuse pour tout le monde, mais que la seule chose qui puisse vraiment nous rendre plus fort, c’est le travail. C’est un moment très beau du film et c’est vrai que François toute sa vie n’a pas arrêté de travailler.
Mais il y a quelque temps, je bavardais avec Jane Fonda et elle me disait : “Moi, quand je suis mal, je suis incapable de travailler. Je me suis arrêtée quinze ans parce que je n’y arrivais plus.” Pour moi, c’est pareil. Quand j’allais mal, je ne pouvais pas travailler alors que travailler est le remède qui m’aurait permis d’aller moins mal ! Mais bon, je crois, non je sais, que j’ai réussi à interrompre pareil cycle. Maintenant, si je vais mal, je retourne travailler. Truffaut, encore et toujours lui, a dit un truc comme “La vie, c’est une pente descendante, le cinéma une pente ascendante”.
Donc vous pensez finalement que la vie apprend des choses…
Qu’il ne sert à rien d’aller vers la mort, puisque la mort vient à vous de toute façon. Par exemple… (rires). J’ai fait un long détour pour vous répondre et découvrir qu’en fait je ne suis pas d’accord avec cette phrase de Balavoine !
Vous parliez à l’instant de Jean-Luc Godard. Dans les années 1980, vous avez quitté le plateau de son film Prénom Carmen au bout de quelques jours. Vous savez s’il existe des images tournées, où elles sont, est-ce que quelqu’un les a vues ?
Les images ont été tournées, en tout cas. Godard a fait des plans de moi pour des essais préparatoires. Puis on a tourné quelques scènes. Mais je ne sais pas où sont ces images, ni si elles sortiront jamais. J’aimerais bien les revoir. C’est vraiment trop con cette histoire, mais bon c’est comme ça…
Pourquoi avez-vous renoncé à faire le film en cours de tournage ?
Mon père était en train de mourir. ça prenait toute la place. Il aurait fallu près de moi quelqu’un qui veuille mon bien et pas seulement qui me veuille tout court. Quelqu’un qui me donne de bons conseils, qui m’aurait apaisée et rappelé que tourner avec lui faisait quand même partie des rêves de ma vie, que ce que je vivais un jour trouverait un sens que je ne pouvais pas encore me figurer, parce que je souffrais trop… Mais j’allais tous les soirs à l’hôpital, puis à la morgue.
J’étais dans un désaccord à vif avec ma mère parce qu’elle voulait faire depuis longtemps incinérer mon père. Elle avait décrété que la Terre sainte est partout, alors que mon père m’avait donné pour consigne, à 12 ans déjà, de le ramener en Algérie. J’ai trouvé un mi-chemin avec le cimetière musulman de Bobigny. Aujourd’hui, je les ai fait habiter ensemble au Père-Lachaise. Mon frère aussi. La famille est réunie et moi je (me) suis réunifiée. Mon cinéma était là, il ressemblait à une histoire romanesque à la Abdellatif Kechiche, sauf que personne ne filmait. Voilà. Exit Godard.
Tout à l’heure, vous parliez du sentiment qu’on avait voulu vous faire payer quelque chose. La rumeur que vous étiez malade du sida, puis morte, jusqu’à votre démenti au JT de TF1 en 1987, a été la rançon la plus exorbitante à votre gloire.
C’était odieux et embarrassant d’avoir à faire ça : venir sur un plateau de télévision pour dire que je n’étais pas malade. J’éprouvais de la honte. Mais la rumeur devenait folle, “faut rassurer les gens”, me disait-on. ça a été un sujet de discorde éprouvant avec Hervé Guibert, avec qui j’étais très amie, et qui pensait que je n’aurais pas dû répondre. De fait, pour les gens malades, comment rendre ça supportable ? C’était une autre époque. Les gens étaient dans une peur phobique de l’épidémie, des moyens de sa transmission.
Aujourd’hui, j’ai l’impression au contraire que les jeunes se foutent de la prévention. Que les progrès de la chimie, et l’emprise de Big Pharma, autorisent les gens à mettre en danger leur propre santé. Heureusement que la fiction bat le rappel. C’est très fort de voir aujourd’hui émerger des films qui prennent la mesure du traumatisme qu’on a vécu collectivement ces années-là.
Il y a quelques années, j’ai adoré Dallas Buyers Club avec Matthew McConaughey, génial. Ces derniers mois, 120 battements par minute ou Plaire, aimer et courir vite sont également vraiment très forts. Ces deux films sont politiques et militants, un hommage à la hauteur du courage de ceux qui ont repoussé la mort sans pouvoir la tuer, pour que d’autres puissent vivre.
Vous suivez de près l’actualité du cinéma, non ? Vous aimez les films de Xavier Dolan ?
Oui, beaucoup. Particulièrement Mommy. Mais bon, toutes les actrices l’adorent, rêvent de tourner avec lui, c’est un peu soûlant, tout ce monde qui fait la queue. ça ne m’empêche pas d’être fan. J’aimerais beaucoup tourner avec Jean-Marc Vallée (l’auteur de Dallas Buyers Club – ndlr). Big Little Lies, sa série avec Nicole Kidman, est formidable. Et puis j’ai vu qu’il en avait tourné une nouvelle, avec Amy Adams, Sharp Objects, sur laquelle je vais me jeter.
Vous suivez l’actualité des séries, manifestement.
Oui, je ne suis pas sur la ligne de Thierry Frémaux qui dit que ce n’est qu’une industrie (elle sourit malicieusement). ça me passionne, c’est un terrain créatif extraordinaire et par ailleurs personne ne veut faire disparaître le cinéma. Il est prenant, ce sentiment propre à la série, de se faire embarquer dans une odyssée, une chose qui n’en finit pas.
Qu’est-ce qui remplit le plus vos journées quand vous ne travaillez pas : écouter de la musique, lire, regarder des séries ?
(Elle réfléchit longuement, promène son regard vers le ciel puis dit dans un souffle) Les soucis !
(rires) Vous dites ça pour jouer ou c’est vrai ?
C’est un peu vrai, hélas. Je passe beaucoup de temps à régler des soucis. Paradoxal avec ma quête de légèreté ? C’est un éveil permanent, les soucis ! (rires)
Récemment, vous avec donné plusieurs lectures publiques. Notamment à Avignon, cet été, avec Lambert Wilson, celle de la correspondance d’Albert Camus et Maria Casarès.
Oui, j’y prends un plaisir très neuf. J’ai découvert qu’il y avait une demande vive aussi. C’est très beau la concentration sur les visages des auditeurs d’un texte lu à voix haute. L’an dernier, à Avignon, toujours au musée Calvet avec France Culture, j’avais lu avec Micha Lescot un texte de Yannis Ritsos. A la BNF, et dans quelques théâtres nationaux, j’ai lu des textes que j’ai choisis, de Duras à Emily Dickinson, avec pour fil conducteur l’amour dans tous ses états.
Vous avez connu, je crois, Marguerite Duras…
Oui, grace à Bruno Nuytten, avec qui je vivais à l’époque. Il était son chef opérateur chéri. Ils se vénéraient l’un l’autre et elle lui a dédié L’Amant. ça a commencé par un choc en découvrant Détruire dit-elle, et j’étais allée la voir chez elle rue Saint-Benoît. J’étais très jeune et subjuguée, bouleversée par elle. J’ai voulu être stagiaire scripte sur le tournage du Camion.
Alors que vous étiez déjà une actrice vedette !
Quelque chose comme ça, oui (elle sourit). Mais j’avais 20 ans. C’est un souvenir délicieux, ce stage de scripte. Chez elle, à Neauphle-le-Château. J’étais complètement bercée par sa voix. J’ai gardé en moi une sorte de lien secret avec elle : je préfère toujours écrire “ça” que “cela”. Elle disait tout le temps en l’assénant le mot “ça” : ça n’est pas vrai, ça ne peut pas, ça n’est pas ça. C’était un de ses mots fétiches.
A l’automne dernier, vous avez pris la parole avec l’avocate Léa Forestier dans Libération suite aux révélations sur les agissements d’Harvey Weinstein. Qu’est-ce qui vous a décidée à le faire et à dénoncer un système que vous jugez abusif et sexiste ?
Le sentiment qu’il fallait le faire, qu’il faut le faire et qu’il faudra le faire. On est juste au début d’une remise en cause d’un fonctionnement qui macère dans le déni depuis une éternité. Les actrices sont singulièrement fragilisées par l’abus. Nous sommes un réceptacle de désirs et de violences. Mais nous cherchons un vecteur de sublimation. Rien ne justifie qu’unilatéralement on fasse sauter le verrou de la sublimation pour lui substituer une prédation animale. J’ai vu la difficulté chez des actrices de s’en défaire, je l’ai vécue moi-même, dans des proportions moins traumatisantes que d’autres.
Pensez-vous que, depuis #MeToo, on observe un recul de ces abus ?
Oui, quand même. Mais dans un ricanement excédé des hommes. Et de certaines femmes aussi d’ailleurs, puisqu’il y a des gardiennes du machisme qui sont pires que les hommes.
C’est comme ça que vous voyez les signataires de la tribune sur le droit d’être importunée parue dans Le Monde ?
Oh la la, la tribune dans Le Monde ! (elle prend sa tête dans ses mains). C’était la pire chose à faire ! Comment ces femmes ont-elles pu oublier la situation de ces autres femmes, et je ne parle pas que des actrices, loin de là , mais de toutes celles victimes d’abus sexuels, de violences conjugales, et qui commençaient à s’y retrouver pour aller se défendre ? Dans un élan de survie. Comment peut-on prendre le risque d’anéantir ça ? Et au nom de quoi ? D’une histoire culturelle du libertinage… Comme si c’était ça qui était en jeu. Mais ça va pas ?
Vous en parlez avec d’autres actrices ? Avez-vous eu envie de téléphoner à Asia Argento ?
Je n’ai pas osé. Mais je la défends à chaque fois qu’autour de moi quelqu’un l’attaque. Son intervention à Cannes était un acting out d’un courage dingue. J’entends à fond ce qu’elle dit et je ne supporte pas qu’on disqualifie son accusation parce qu’elle aurait eu une liaison avec Weinstein. On peut être violée par son mari. En France, ce n’est pas évident de parler de ça entre acteurs et actrices. Tout de suite, il y a quelqu’un pour brandir l’épouvantail du puritanisme. Bon, ça va ! Il y a encore un peu de marge avant qu’on en arrive là. Je me sens plus proche des actrices américaines de ce point de vue, qui sont plus vigilantes et plus organisées.
Dans Le monde est à toi, il y a une scène où vous revêtez un burkini. Quelle était votre position sur la question de l’autorisation du port de ce vêtement dans l’espace public ?
La scène est loufoque parce qu’elle recèle l’ambiguïté provocatrice du cinéma de Romain (Gavras) et qu’elle tourne en dérisoire tout ce débat. Sur le débat lui-même, je pense qu’une loi n’a pas à porter atteinte au bien-être de femmes qui ont envie de se baigner. Il est complexe de faire la distinction entre celles qui ne peuvent pas échapper à cette dictature masculine-là et celles qui y consentent. Et ce n’est pas en les confondant par la répression, en les contraignant toutes à rentrer chez elles, qu’on règle la question du viol républicain qu’elles sont censées opérer. Sa symbolique, pour moi, se résume à ça ; si le burkini est un choix, c’est un bikini. S’il est imposé, c’est une burka !
La jeune comédienne césarisée pour Divines, Oulaya Amamra, vous donne la réplique. Vous sentez-vous proche d’elle ?
Elle est terriblement douée, Oulaya ! C’est une actrice si prometteuse ! Qu’est-ce que je l’ai aimée dans Divines ! Oulaya m’a dit qu’elle était devenue actrice en découvrant des films à moi. On m’a déjà demandé si je me reconnaissais en elle. Je pense qu’elle est beaucoup moins seule que je l’ai été à son âge. Elle a une famille, très nombreuse, et tout le monde, parmi ses frères et sœurs, œuvre à s’extraire d’une éventuelle dictature familiale, d’un joug culturel en se parlant et en faisant du cinéma. A commencer par sa sœur, Houda Benyamina (réalisatrice de Divines – ndlr). Elle a une chance énorme. Moi, je me suis toujours sentie seule. Alors que je voulais tout le contraire.
Est-ce qu’à un moment donné votre travail vous a quand même procuré une plénitude sans contrepartie ?
Ah… (elle réfléchit longuement) Ben, maintenant ! Avec Cyril Teste, avec qui je travaille sur une adaptation au théâtre d’Opening Night de Cassavetes qu’on donnera aux Bouffes du Nord au printemps prochain. Avec Romain, avec qui on s’est promis de faire tous ses films ensemble même si c’est pour une apparition de trois minutes. Avec Yamina Benguigui, avec qui je vais tourner un film où Rachida Brakni, Maïwenn et moi interprétons trois sœurs qui se trouvent dans leur algérianité après des années sans s’être vues, au chevet de leur père mourant. Et d’autres auteurs, c’est sûr. Enfin, ça recommence… (rires) Non, je préfère dire, comme Anna Karina dans Pierrot le fou : “ça recommence pas, ça continue.”
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