A l’affiche de Sibyl, Adèle Exarchopoulos et Virginie Efira échangent sur leur rapport à leur métier, la direction d’actrices de Justine Triet et leur belle rencontre lors du tournage.
Palpable dès la séance photo qui précéda cet entretien, la complicité entre Adèle Exarchopoulos et Virginie Efira nous explosa à la figure durant les deux heures, généreuses et sans filtre, qu’elles nous accordèrent, la veille de l’ouverture du Festival de Cannes, en terrasse d’un café parisien. Il ne fait ainsi aucun doute que, le jour de la présentation de Sibyl, le nouveau film de Justine Triet dans lequel elles forment un duo explosif, elles n’auront pas à forcer leur amitié, comme l’exige parfois la règle d’airain de la promotion – c’est bien connu, au cinéma, « tout le monde s’adore », et d’ailleurs « tout s’est mer-veill-eu-se-ment bien passé pendant le tournage »…
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Cette règle, ce manège de faux-semblants sur lequel repose l’industrie cinématographique depuis sa fondation, et qui recouvre parfois une grande violence, est un des thèmes principaux de Sibyl. C’est donc de ça qu’on a eu envie de leur parler, à elles qui ont eu des parcours si distincts, et qui en sont aujourd’hui à des stades très différents de leur carrière et de leur vie. Mais d’abord, la conversation s’est engagée sur le premier souvenir cannois d’Adèle, en 2013, cette naissance au cinéma, forcément inoubliable, dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, pour lequel elle reçut une Palme d’or, la première remise conjointement au cinéaste et à ses actrices…
Adèle Exarchopoulos — Abdel nous avait montré le film, à Léa (Seydoux) et moi, à Cannes, la veille de sa projection officielle, pour que l’on puisse le digérer la nuit et en parler le lendemain. On était là, comme deux bipolaires, à rire de stress et à pleurer la seconde d’après… Et moi, à la fin, en panique, appelant mon père : « Papa, faut que t’annules ton billet pour Cannes, tu ne peux pas voir ça »… Evidemment, il est quand même venu. J’étais en tétanie tout au long de la projection… Pendant la scène (de sexe – ndlr), j’avais les yeux fermés, enfoncée dans mon fauteuil, j’entendais juste les bruits, j’ai cru que j’allais crever. Bon, finalement, il ne m’a jamais parlé de cette scène, donc il n’y a pas de chute à mon histoire, désolée (rires) !
Tu es restée en bons termes avec Kechiche ? Tu es curieuse de voir son film à Cannes ?
Adèle Exarchopoulos — Je n’ai pas vu Mektoub, My Love : Canto Uno, car il est sorti juste après mon accouchement, mais je me rattraperai à l’occasion. Quant à Intermezzo, je risque de ne pas avoir le temps à Cannes, avec la présentation de Sibyl. Abdel, je l’ai vu il y a quelques mois. On n’est pas amis au quotidien, mais lui et Léa font partie des gens avec qui j’ai un rapport particulier, intime non pas au sens où je leur raconte ma vie, mais où je sais que je n’ai rien à leur prouver.
Virginie Efira — Il y a deux formes de rapports sur les plateaux. Parfois ça tient à ce qu’on est en train de fabriquer ensemble, ça tient à l’extra-temporalité du tournage. Là, par exemple, je viens de tourner avec Omar Sy sur le film d’Anne Fontaine, et j’ai adoré travailler avec lui, mais je ne sais pas si on se reverra. Et puis, plus rarement, le vécu de l’un et de l’autre s’accordent, et on sent que l’on peut partager quelque chose au-delà du film. C’est le cas avec Justine (Triet). Entre nous, ça a été le coup de foudre. C’est aussi le cas avec Adèle. On avait des amis en commun, mais on ne se connaissait pas. Justine m’a conviée au casting pour le rôle de l’actrice que mon personnage allait devoir psychanalyser, puis coacher et vampiriser, et dès qu’Adèle s’est présentée, on n’a pas eu le moindre doute. Puis on s’est vraiment trouvées pendant le tournage. Et je sais que l’on va se revoir…
Adèle Exarchopoulos — J’espère bien ! On peut aller dîner après, si tu veux… Les tournages, c’est comme des colonies de vacances. Tu as vécu un truc hyper-fort dans un temps donné, mais quand tu revois les gens, parfois tu dois un peu te forcer. « Alors ça va, tu fais quoi en ce moment ? », et tu n’as pas beaucoup plus à te raconter… Avec Justine et Virginie, c’est autre chose. Franchement, c’est un de mes tournages les plus joyeux.
« J’aime l’idée de puiser en soi, dans ses souvenirs, dans son vécu – moins d’ailleurs les événements réels que leurs échos émotionnels –, de les brouiller par la fiction et de recentrer tout ça » Virginie Efira
Cette question des rapports parfois vampiriques entre fiction et réel est justement au cœur de Sibyl…
Virginie Efira — Oui, c’est une des plus grandes cruautés du cinéma, et c’est bien montré dans le film : Sibyl essaie de vampiriser quelqu’un mais se fait elle-même dévorer par de plus gros poissons, puis recracher. Et tant pis si sa vie est en miettes, le cinéma, lui, avance coûte que coûte.
Adèle Exarchopoulos — J’ai moins d’expérience que toi, mais moi, c’est surtout ce qui se passe après le tournage qui me fait peur : la promotion, le politiquement correct, les conventions qu’on essaie de t’imposer (« une femme doit faire ci, ne peut pas faire ça », etc.)… C’est dur de ne pas se perdre entre ce que l’on attend de toi et qui tu es vraiment. Parfois, quand je lis des papiers sur moi, j’hallucine de l’écart entre la façon dont on me décrit et la façon dont je me perçois… Je sais que je serai toujours enracinée dans La Vie d’Adèle, et j’en suis fière. Mais l’autre jour, une journaliste m’a dit qu’elle n’avait jamais « retrouvé la puissance » que j’avais dans ce film. Eh bien, pour la première fois, j’ai eu les épaules de lui dire : « Mais c’est votre problème en fait, moi je suis passée à autre chose. » Donc c’est plus là, dans la récupération de mon image, que je vois de la vampirisation. Alors que jouer, c’est juste un plaisir pour moi. Surtout avec quelqu’un comme Justine, qui ne te lâche pas tant qu’elle ne t’a pas épuisée. J’adore être poussée comme ça.
Virginie Efira — Ce que tu dis me rappelle une discussion que j’ai eue avec Clotilde Courau sur le tournage de Benedetta de Paul Verhoeven : elle aussi a commencé très jeune, et elle m’expliquait comment son identité avait été mise en jachère par ses rôles successifs. En tout cas, je te trouve très puissante d’avoir cette distance par rapport à tes rôles, de rester ancrée dans ton identité… De mon côté, c’est différent, le cinéma est arrivé plus tard dans ma vie, par étapes, et du coup je cherche plutôt, grâce à lui, à échapper au réel. J’aime l’idée de puiser en soi, dans ses souvenirs, dans son vécu – moins d’ailleurs les événements réels que leurs échos émotionnels –, de les brouiller par la fiction et de recentrer tout ça. En cela, le cinéma agit comme la psychanalyse. Et Justine est très forte pour ça. Elle tourne de façon apparemment chaotique mais en fait c’est comme une spirale : tu tiens quelque chose, tu le lâches, tu te perds, tu te retrouves… C’est à la fois cérébral et instinctif. Adulte et puéril. Sérieux et drôle. Bref, c’est intense ! Certains soirs, je rentrais avec l’impression qu’elle était Raël, et moi sa nouvelle disciple (rires).
Adèle, c’est la première fois que tu joues dans un film aussi drôle…
Adèle Exarchopoulos — Mais oui ! Les cinéastes ne m’imaginent pas comme quelqu’un de drôle !
Virginie Efira — Alors que tu l’es, c’est évident dès qu’on passe plus de cinq minutes avec toi.
Adèle Exarchopoulos — Merci… Ecoute, ce matin j’ai justement passé un casting et je peux le dire : je vais jouer dans le prochain Dupieux ! Il m’a dit : « Je n’ai pas encore trouvé le rôle, mais je te veux. » Je suis trop contente. Vas-y, écris-le, comme ça il ne pourra plus changer d’avis (rires).
« Je suis très heureuse de passer encore régulièrement par l’étape du casting, parce que je suis sûre qu’on me prend pour les bonnes raisons, pas pour un fantasme »
Adèle Exarchopoulos
Vous êtes contentes des scénarios que vous recevez, globalement ?
Virginie Efira — Depuis qu’il y a eu Justine dans ma vie, oui, je reçois des scénarios intéressants, non répétitifs. Victoria a tout changé pour moi.
Adèle Exarchopoulos — Moi aussi, et je me sens privilégiée. J’ai tellement de chance de faire ce métier, de vivre de ma passion, à 25 ans. Je me souviens encore, au début de ma carrière, de m’être dit : « Quoi, en plus je vais être payée ? ! » Moi j’avais l’impression de m’amuser avec mes copains, et à la fin on me donnait un chèque… Au début, je ne savais pas comment préparer un rôle, et j’ai encore beaucoup à apprendre – et grâce à Justine je sais que j’ai énormément progressé. Pour tout dire, je suis très heureuse de passer encore régulièrement par l’étape du casting, parce que je suis sûre qu’on me prend pour les bonnes raisons, pas pour un fantasme.
Adèle, tu as un compte Instagram dont tu te sers de façon assez classique, institutionnelle, en revanche, Virginie, tu n’utilises pas du tout les réseaux sociaux. Pourquoi ?
Virginie Efira — Non, ça ne m’intéresse pas beaucoup, j’avoue. Dans un premier temps, on a pu croire que la multiplicité des avis allait élargir la pensée, et en fait c’est l’inverse qui se produit. Chacun reste dans sa bulle et restreint son champ de vision. La nuance et l’humour sont de plus en plus lessivés, je trouve. On voudrait enlever le mal de la vitrine, sans se rendre compte qu’il existe toujours, dans l’arrière-boutique. On ne veut plus mettre en avant que la clarté, et du coup le reste, le pulsionnel, va remplir une espèce de boîte noire, quelque part, on ne sait où. Alors qu’il serait plus intéressant de l’assumer.
Adèle Exarchopoulos — Je suis admirative de quelqu’un comme Depardieu qui assume ses contradictions, ses erreurs – sa vie en fait…
Virginie Efira — Parfois, quand je lis des interviews, j’ai l’impression que les gens qui s’expriment sont des fantômes. Ça me rappelle des amis qui présentent des projets au CNC, et on leur dit : « Non, ça, ce n’est pas possible, le personnage est trop antipathique. » Pourquoi ça ne serait pas possible ? C’est quoi ce passeport de moralité qu’il faudrait avoir dans la fiction ? Qu’un politicien ait un devoir de moralité, ça me semble normal, oui. Mais un acteur, dans une fiction ?
C’est précisément la théorie de Bret Easton Ellis dans White. Vous l’avez lu ?
Virginie Efira — Non, pas encore, mais il nous regarde là, attention à ce qu’on dit ! (derrière nous est placardée une affiche publicitaire pour son dernier livre – ndlr).
Adèle Exarchopoulos — Ce que tu dis sur les fantômes me fait penser à Jim Carrey. Dans Andy et Jim sur Netflix, un documentaire incroyable sur le tournage de Man on the Moon, on voit que c’est comme si la caméra avait aspiré quelque chose de son être, de sa substance, et qu’il ne savait plus qui il était. Depuis le documentaire, il refuse ce jeu du paraître, et du coup il ne donne presque plus d’interviews. Une des dernières, c’était pour la télé américaine il y a quelques années, sur un tapis rouge pour la fashion week : la journaliste lui demande ce qu’il fait là, et lui répond qu’il voulait juste assister à la chose la plus insignifiante du monde, que de toute façon rien n’existe, qu’on n’est pas réels… Et la meuf est en panique totale ! C’est brillant. Charlize Theron me disait aussi que…
Virginie Efira — Charlize Theron, excusez du peu !
Adèle Exarchopoulos — (Rires) Ouais, tranquille, t’sais, c’est ma pote (elles ont joué toutes deux sous la direction de Sean Penn, dans The Last Face – ndlr). Elle me parlait des paparazzis et des règles à suivre en toute occasion à Los Angeles, au moindre feu rouge, dès qu’elle va faire ses courses… Et qu’au contraire à Paris, elle se sentait plus libre. Même si des photographes l’attendent devant son hôtel, la vie ici lui paraît moins réglée.
On parle beaucoup en ce moment des problématiques de genre dans le cinéma, notamment de male gaze. C’est un reproche que l’on a fait, par exemple, à Kechiche à propos de Mektoub, My Love. Un film comme Sibyl, au contraire, pourrait être l’expression d’un female gaze. Vous vous sentez regardées différemment par les hommes et par les femmes ?
Virginie Efira — Au fond, le male gaze ne me gêne pas, tant qu’il n’est pas en monopole. Ça a longtemps été le cas, et heureusement ça change. Le collectif 50-50 fait un travail extrêmement important, notamment en poussant à la parité dans les instances de sélection (en festival, en commission). Après, le genre du cinéaste n’est pas forcément le problème. Quand Paul Verhoeven me regarde, je ne me sens pas « objet ». En revanche, j’ai reçu des scénarios écrits par des femmes qui exprimaient une vision terriblement machiste. Quant à Justine, je crois qu’elle ne s’exprime pas « en tant que femme », mais en tant qu’elle-même. Elle va au-delà de ce qu’on attend généralement d’une femme cinéaste (la représentation du gynécée, le cliché du « personnage féminin fort », etc.) pour aller vers quelque chose de plus large.
Adèle Exarchopoulos — C’est une question que l’on m’a beaucoup posée ces derniers temps, vu que j’ai commencé avec Kechiche. Au risque de paraître naïve, je ne veux pas cultiver une forme de victimisation. Moi je le sais qu’il aime les femmes au même titre que Justine. Je n’ai jamais eu l’impression d’être réduite à mes fesses. J’aime que les hommes honorent la sensualité ; ce n’est pas exclusif, ça n’empêche pas de s’intéresser aussi à mon cerveau. En fait, peu m’importe que le regard qui se pose sur moi le soit par un homme ou par une femme – c’est de ne pas poser de regard du tout qui me poserait problème.
Sibyl de Justine Trier, en salle le 24 mai
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