Peu d’acteurs peuvent se targuer d’avoir une vie liée à ce point au cinéma et une carrière d’un tel niveau d’exigence. A l’occasion de la sortie de “Grâce à Dieu”, Melvil Poupaud est revenu avec nous sur l’omniprésence de la sexualité dans ses rôles, sur sa foi en Dieu et sa place dans le cinéma français.
Quelques heures après la décision de justice en faveur de la sortie de Grâce à Dieu, son troisième film avec François Ozon, et à la veille d’un concert qu’il donne à L’Olympia avec son ami Benjamin Biolay, nous rencontrons Melvil Poupaud dans un café du IXe arrondissement où il a ses habitudes.
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Il y a treize ans dans une interview fleuve, Melvil Poupaud évoquait avec nous son enfance entourée d’oiseaux rares (Marguerite Duras, Isabelle Adjani, Wim Wenders, Maria Schneider, Alain Pacadis, Jacques Lacan, Benoit Jacquot, Serge Daney) et la première partie de sa carrière passée sur les plateaux de grands cinéastes (Raoul Ruiz, Jacques Doillon, Eric Rohmer, Danièle Dubroux et Noémie Lvovsky). Nous sommes donc revenus sur ce qui lui est arrivé depuis 2005.
L’enfant-cinéma dont nous parlions à l’époque a transposé sa grâce, son charme et sa nonchalance dans des rôles d’hommes de plus en plus murs mais toujours aussi sensibles et subtilement incarnés. Aujourd’hui devenu une référence pour toute une jeune génération d’acteurs, il est tant parvenu à apparaître dans les films de jeunes réalisateur.ices parmi les plus talentueux de leur génération (Justine Triet, Xavier Dolan, Lucie Borleteau) qu’à continuer de s’inscrire dans le cinéma d’auteur français avec lequel il a grandi (Arnaud Desplechin, Sophie Fillières, Eva Ionesco). A 46 ans, celui qui a plus que quiconque lié son destin à celui du cinéma évoque son regard sur les images contemporaines, nous parle de sa foi en Dieu et de l’omniprésence de la sexualité dans ses rôles.
J’imagine que tu es soulagé par la décision de justice qui vient de tomber et qui permet au film de François Ozon de sortir dans deux jours comme prévu ?
Melvil Poupaud – Tout le monde est soulagé. J’ai rarement eu une sortie de film aussi poignante. Lors des avant-premières en province, il y avait souvent des témoignages, des gens qui se confiaient sur ce qui leur était arrivé. Je n’ai pas envie de les appeler des victimes parce que c’est péjoratif et, en osant parler, ils deviennent autre chose que des victimes. C’est d’ailleurs tout le projet du film.
De tous tes films, c’est celui qui colle le plus au réel.
Oui, c’est rare de faire un film qui colle autant à l’actualité en France. C’est inédit dans ma filmographie et celle d’Ozon aussi. Certaines scènes s’étaient déroulées dans le réel seulement un an avant qu’on ne les tourne. Les personnages qu’on interprète ont le même âge que nous et nous sommes devenus proches à la fin du film. Je m’entends d’ailleurs très bien avec le Alexandre que j’incarne.
Mais vous aviez pris la décision de ne pas les rencontrer avant la fin du tournage?
Non, parce que je n’avais pas envie de l’imiter. J’avais envie d’être libre dans mon interprétation du personnage. Et puis le scénario était très bien écrit, émouvant. Ozon était lui-même devenu intime avec ces mecs. Il y aurait même eu un risque à trop vouloir singer leur comportement. Ça aurait pu bloquer notre empathie envers les personnages alors que là, cela s’est fait immédiatement. Et puis ça n’a pas empêché que, lorsque nous les avons rencontrés, on a vu plein de points communs avec ce que nous avions joué devant la caméra, ç’en était assez troublant. J’avoue que le texte a été difficile à apprendre parce que personne n’a envie de se mettre ces mots-là dans la tête. Ils sont quand même douloureux, même pour un acteur. L’émotion est venue presque mécaniquement du fait du scénario, des situations, de la proximité avec le réel et de la folie de cette terrible histoire.
Il y a treize ans, nous avions commencé notre interview en te demandant si le cinéma avait toujours été familier dans ta vie. Est-ce qu’il est toujours aussi familier aujourd’hui ?
Il y a eu plusieurs phases. Cela fait longtemps que j’ai commencé le cinéma maintenant donc il y a eu des hauts et des bas. En ce moment – et un peu grâce au film d’Ozon, parce qu’on y voit qu’un film peut influer sur le réel, libérer la parole et être plus fort qu’un fait divers -, je me sens heureux de voir que le cinéma permet encore ça. C’est si rare.
En quoi ta place a-t-elle changé dans cette famille-cinéma?
Je suis passé dans la catégorie des acteurs confirmés. J’ai rencontré toute une génération de jeunes acteurs qui ont vu mes films, qui sont sympas avec moi et que j’adore. Je pense à Vincent Lacoste et Félix Moati. Et d’autres que je connais moins mais que je vois évoluer. J’ai l’impression qu’il y a une bonne vibe parmi ces jeunes acteurs. Et puis même entre les acteurs de ma génération, on a passé le cap de l’affirmation de notre ego. L’ambiance est aujourd’hui meilleure dans la génération d’acteurs à laquelle j’appartiens ; Duris, Magimel, Amalric, même Benjamin Biolay avec qui je fais de la musique mais que je considère aussi comme un acteur. Il y a plus d’amour et de respect entre nous que par le passé.
Depuis 2005, Ruiz et Rohmer sont morts. Ils ont énormément compté dans ta vie. Ils incarnaient des figures de père dans la famille-cinéma qui t’entouraient. Comment as-tu vécu leur disparition?
Ils ont laissé un vide terrible, c’est sûr. Peut-être d’ailleurs plus Ruiz que Rohmer. Non seulement il est mort plus jeune mais je crois que sa façon de faire du cinéma est un peu morte avec lui. Tandis que Rohmer a pas mal d’héritiers : Guillaume Brac, Hong Sang-Soo, Mia Hansen-Love…
Tu as depuis 2005 tourné dans une série pour TF1, Insoupçonnable, une comédie grand-public avec Lucky Luke et quelques grosses productions américaines. Ressentais-tu le besoin d’aller explorer d’autres manières de faire des films?
Je me suis un peu ouvert d’esprit et j’ai voulu essayer de nouvelles choses. Je crois que le cinéma dans lequel j’ai grandi et évolué a un peu disparu. Cette façon de faire des films de façon beaucoup plus artisanale mais avec des moyens et une liberté folle. Dans les années 90, tout en pan du cinéma semblait être produit juste pour la beauté du geste. Paulo Branco arrivait à produire des films dont les entrées ne comptaient à aucun moment. Il n’y avait pas de soirées chiffres par exemple. On faisait une soirée mais ce n’était pas pour compter les entrées. A l’époque, Ruiz pouvait faire des films avec Catherine Deneuve dans des économies qui sont impossibles à reproduire aujourd’hui.
Dans le même temps, la télévision est devenu un espace de création assez dingue mais pas forcément du point de vue de la mise en scène. Ruiz avait écrit un bouquina au début des années 90, quand il était professeur à Harvard, Poétique du cinéma, un chef d’oeuvre, où il décortique la dictature du scénario qui avait cours à l’époque à Hollywood et qui a aujourd’hui gagné la France. Il disait que cette dictature bride complément les auteurs. Le cinéma d’auteur français est beaucoup plus calibré aujourd’hui que dans les années 90.
Avec Une Jeunesse dorée, tu as tourné dans un film qui se replonge dans les années 70-80 et la génération du Palace que tu as fréquentée enfant.
Fréquenter c’est un bien grand mot, disons qu’il m’est arrivé de voir Alain Pacadis venir s’écrouler sur le canapé de ma mère. J’ai adoré faire le film d’Eva. J’y ai retrouvé une façon de faire du cinéma que j’avais connue : une grande ambition et de grands acteurs dans un projet très personnel. Mais malheureusement on avait pas assez de moyens, pas assez de jours de tournage. Ce genre de projet est en voie de disparition et les limites auxquelles on s’est heurté sur le tournage témoignent des métamorphoses de l’industrie. C’est difficile de maintenir artificiellement en vie cette façon de faire du cinéma.
Des réalisateurs comme Bertrand Mandico ou Clément Cogitore échappent quand même à cette dictature du scénario, non?
Oui, l’exemple de Cogitore montre justement que c’est dans les ponts avec l’art contemporain que je vois la persistance de la liberté qu’il y avait chez Ruiz et d’autres. Je pense aussi à Douglas Gordon, Pierre Huyghe et Philippe Parreno. A un moment, ils se sont emparés du médium cinéma pour prolonger un certain esprit d’expérimentation qui était à l’oeuvre dans le cinéma que j’aimais. Aujourd’hui, il y encore Albert Serra et Pedro Costa que j’admire énormément et qui font survivre cet esprit.
Tu as aussi très bien connu Serge Daney. Sa pensée était innervée d’un sentiment de mort du cinéma et en même temps d’une insatiable curiosité pour les images contemporaines, la télévision notamment.
Daney a vraiment incarné un courant de pensée, de réflexion sur les images de son temps. Il était friand de télé parce que c’était un flux continu sur lequel il se branchait. Parler de la télévision était une autre façon de parler des images, et donc du cinéma, sur un plus petit écran. A la fin de sa vie, il était obsédé par la mort du cinéma mais ça, c’est un vieux fantôme qui existe depuis toujours. Certains pensent que le cinéma est mort au moment de Rio Bravo, pour d’autres c’est Le Mépris. Pour Daney, c’était Palombella Rossa de Nanni Moretti, film dans lequel intervient Ruiz justement, tout se recoupe. Mais en fait ce n’est pas le cinéma qui meurt – on le voit bien, il n’est pas mort du tout -, c’est une certaine idée du cinéma, une certaine façon de consommer le cinéma ou d’être cinéphile qui se transforme.
Dans leur numéro de décembre dernier, Les Cahiers du cinéma diabolisait complètement cette nouvelle façon de consommer des images via principalement Netflix. Est-ce que tu partages cette méfiance?
Je peux la comprendre. C’est comme un super-marché. Si tu as trop de choix, tout prend un peu la même couleur, tout semble interchangeable. En plus, je n’aime pas qu’un algorithme vienne me dire quoi regarder. Je n’aime pas qu’on anticipe mes goûts. Si Daney programmait les algorithmes, d’accord, mais là ça me fait un peu froid dans le dos.
En 2005, tu disais avoir très envie de tourner avec Desplechin, Bonello et Carax. Tu as depuis tourné avec Desplechin dans Un Conte de Noël. Quels sont les autres cinéastes que tu admires aujourd’hui?
J’aimerais toujours beaucoup tourner avec Bonello et Carax. Sinon je citerais Clément Cogitore, Albert Serra évidemment. Mais aussi Julia Ducournau, Arthur Harari et Miguel Gomes que j’adore.
Tu as aussi joué depuis dans les films d’une nouvelle génération de réalisateurs : Xavier Dolan, Justine Triet et Lucie Borleteau. Est-ce que tu sens que tu représentes un forme de mythe de cinéma pour eux?
Je n’étais pas le premier choix de Xavier, c’était Louis Garrel. Je n’ai pas voulu rentrer dans leur histoire mais le film ne s’est finalement pas fait avec lui. Xavier m’a dit ensuite qu’il était allé voir avec son père Le Temps qui reste (ndlr. film de Ozon dans lequel Melvil Poupaud joue un homosexuel malade du sida) au moment de sa sortie. Il devait avoir 16 ans et ça lui avait donné l’occasion d’évoquer avec son père plein de sujets qu’il n’avait encore jamais évoqué jusque-là. Donc le film l’avait beaucoup marqué. Quant à Justine et Lucie, elles m’identifiaient à travers mes rôles les plus marquants.
Malgré ton immense carrière, tu n’as jamais obtenu de récompenses majeures aux César ou dans un grand festival. En préparant l’interview, je suis tombé sur une vidéo où tu subtilises une récompense lors d’un voyage en Chine. Est-ce que ce vol était l’inconsciente marque d’une frustration à ce niveau-là?
(rire) Non, j’en ai rien à foutre des prix. C’était une blague parce que c’était un copain qui faisait le reportage.
En 2006, tu as présenté ton premier film à Cannes, Melvil. Ta démarche de réalisateur a toujours été de te mettre en scène, dès les premiers court-métrages que tu faisais enfant. Où en est ton désir de cinéaste aujourd’hui?
C’est moi qui aie la seule copie de Melvil. Je le montre quand on me demande de le projeter. Il le sera d’ailleurs au Forum des Images en septembre normalement. Mais je ne me considère pas cinéaste. Je suis curieux d’essayer différents outils ; des instruments de musique, des livres, pour m’exprimer, dans mon coin. Je suis passionné par le montage et le langage du cinéma. Mais depuis qu’il est possible à chacun de faire un film sur soi avec les Iphones, je crois que ma démarche n’a plus vraiment de sens.
C’est paradoxal parce que tu as déclaré être rebuté par le grand appareillage nécessaire à un film produit classiquement. L’autre bout de la chaine – à savoir l’auto-production la plus économique – ne t’intéresse plus aujourd’hui?
J’avais déjà eu cette pratique d’un cinéma dans ma chambre dès le plus jeune âge. Je l’ai toujours fait. Aujourd’hui tout le monde s’auto-filme. C’est peut-être un ego-trip mais j’ai l’impression que cette forme est trop éculée. Quant à faire un film de façon plus classique, j’ai écrit un scénario que j’ai plusieurs fois tenté de faire produire – sur un petit garçon rescapé au moyen-âge dans un village – mais ce n’est jamais allé au bout. C’est le genre de projet très axé sur la mise en scène, qui est difficilement réalisable aujourd’hui. Peut-être que je le ferais un jour.
J’ai le sentiment que si tu poursuivais le projet d’auto-filmage que tu avais initié dans tes courts et avec Melvil, tu ferais un cinéma qui se rapprocherait beaucoup de celui d’Agnès Varda.
C’est possible. Je l’admire énormément. Elle n’a cessé de parler d’elle, de la frontière entre réel et fiction. C’était aussi la démarche du peu de choses que j’ai réalisé. Et je suis très proche de son fils, Mathieu Demy, et même d’elle. C’est d’ailleurs moi qui aie filmé le premier plan des Plages d’Agnès. Un matin à Noirmoutier, elle m’a dit « Viens vite avec moi sur la plage, tu sais utiliser une caméra. J’ai écrit un truc où je parle de Jacques cette nuit.« . Je lui ai enlevé ses chaussures et ses chaussettes et elle s’est mise à parler pendant que je filmais, en me donnant des conseils. C’était un moment très intime.
Tu as récemment déclaré au Parisien : « Le Christ m’a sauvé« . Mais de quoi?
Cela peut m’arriver de dire ça en effet. Je pense qu’on a tous un rapport à la transcendance, reste à savoir quels mots ont choisi pour l’évoquer. Dans mon cas, il s’agit de ceux du Nouveau Testament. Il y a une vingtaine d’années, la religion m’a sauvé d’une angoisse terrible et d’un non-sens qu’on affronte tous quand on se pose des questions sur l’existence.
Est-ce que le fait d’avoir été un enfant-cinéma – avec ce que cela implique de capacité à dissoudre son identité dans de multiples rôles – a participé au développement de l’angoisse dont tu parles?
Oui, c’est pour cela que j’ai appelé mon film Melvil et mon livre Quel est mon NoM, c’est parce que j’avais un très fort questionnement sur mon identité. Alors maintenant l’identité, je n’y crois plus du tout. Je ne crois pas qu’elle existe au-delà du passeport. J’ai été formaté pour jouer des rôles différents mais je pense que c’est la même chose pour tout le monde. Mon cas est extrême mais il m’a permit de réaliser qu’on faisait tous ça. Entre le levé et le couché du soleil on est déjà plus le même. Chaque rencontre crée une nouvelle identité, chaque discussion.
La thématique du voyage semble être au centre de ta vie. Est-ce aussi une manière de jouer avec ton identité en la déplaçant dans l’espace?
J’ai besoin de larguer les amarres et de m’extraire du réel très souvent, par les rôles ou par le voyage. J’adore l’objet valise par exemple. En la faisant, tu définis de quoi sera fait ton voyage. C’est une projection de qui tu seras dans les prochains jours ; les fringues, les livres que tu emmènes… C’est le voyage dans le sens d’une aventure. Je crois que ça me vient une nouvelle fois de Raoul Ruiz. Il était obsédé par le voyage. J’ai été bercé enfant par cette mythologie de l’ailleurs. La découverte de nouveaux territoires et potentiellement d’un trésor au bout du voyage me passionnent.
Tu as souvent incarné des personnages ayant une dimension sexuelle et/ou pulsionnelle très forte. Est-ce un choix conscient?
Le questionnement sur la sexualité des personnages est très important dans mes choix d’acteur. J’aime artistiquement explorer différentes formes de séduction ou de sexualité. Je pense que cela vient de mon enfance. J’ai été élevé par une mère homosexuelle avec un tempérament très fort. Elle a fait un film sur les cross dressers, que j’ai monté. Elle a toujours été entourée de personnages assez ambigu, non-défini. J’ai toujours vu ma mère avec des filles, avec des mecs. Je ne me suis jamais posé la question du genre sexuel. Et du coup, j’avais beaucoup de mal avec les incarnations d’une virilité exacerbée, les machos agressifs. Sur le plateau de Laurence Anyways, je croisais des regards concupiscents et glauques de la part de certaines personnes et j’ai vraiment flippé. Après, il se trouve que je suis branché par certains attributs féminins qui me stimule et pas par les mecs, mais sinon je n’ai aucun problème avec la multiplicité des identités sexuelles de chacun, quand elles restent dans le cadre de la loi évidemment. »
Propos recueillis par Bruno Deruisseau
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