Le Japonais Katsuya Tomita nous a scotchés avec son superbe “Bangkok Nites”, fresque saisissante sur l’envers du “paradis thaïlandais”. Repéré il y a quelques années avec “Saudade”, qui sondait l’univers du hip-hop au pays du Soleil-Levant, il s’impose aujourd’hui comme l’un des plus vifs espoirs du cinéma d’auteur mondial.
Katsuya Tomita a la faculté géniale de transcender un simple récit romanesque en brossant le tableau d’une ville ou d’une région, en y incluant tout ce(ux) qui s’y agite(nt). On le constate dans son dernier film fleuve, Bangkok Nites, qui ne traite pas exclusivement des rapports entre des prostituées de Bangkok et des Japonais en roue libre, perdus dans leur quête du plaisir. Ce n’est pas non plus une simple love story entre la belle Luck et Ozawa, un aventurier sans attaches, incarné par le cinéaste lui-même. Bangkok Nites est avant tout une fresque politique, une radiographie du passé de l’Asie du Sud-Est et des dessous de la société industrielle. Une exception dans le cinéma d’auteur nippon, très souvent engoncé dans le confort et l’intimisme familial. Rencontre avec un cinéaste combatif, un ancien camionneur qui n’a pas suivi les rails habituels.
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“En y repensant, il me semble que c’est Fellini qui m’a le plus marqué”
Comment avez-vous décidé de devenir cinéaste ?
Je suis parti de ma ville natale Kōfu pour aller vivre à Tokyo. Pendant un moment je n’avais rien à faire. Je passais mon temps enfermé chez moi à regarder des films. A Kōfu, il n’y avait pas grand-chose dans les vidéo-clubs. Mais à Tokyo, j’ai commencé à voir des films en noir et blanc classiques, comme ceux de Fellini ou de Godard. J’ai aussi découvert des classiques japonais. Mais je ne pourrais pas dire quels films ont déclenché mon désir de faire du cinéma. Enfin, en y repensant, il me semble que c’est Fellini qui m’a le plus marqué.
Vous n’avez pas fréquenté d’école de cinéma ?
Non. J’ai juste terminé le lycée à Kōfu. Je ne pensais pas faire du cinéma. Mais à Tokyo, j’ai commencé à fréquenter des étudiants en cinéma qui terminaient leurs études. Je me suis intégré à leurs équipes et j’ai appris à faire des films. Ils avaient un réseau ; ils connaissaient d’autres élèves dans d’autres universités qui avaient accès à des caméras en 35 mm. Puis avec eux, j’ai constitué la base d’un collectif cinématographique qui s’appelait Kuzoku.
Au départ, on intervertissait les postes, mais petit à petit les choses se sont fixées. Moi-même, je suis devenu réalisateur, Toranosuke Aizawa est devenu scénariste, et Takako Takano a commencé à s’occuper plus de l’image. Au bout du compte, j’ai aussi un peu fréquenté l’école de cinéma, mais seulement pour les cours du soir. Pendant la journée, je travaillais comme ouvrier, parfois comme camionneur. L’un de mes professeurs était Kiyoshi Kurosawa (auteur de Kaïro, Tokyo Sonata… et ancien critique aux Cahiers du cinéma Japon). Ça m’a permis d’apprendre la théorie, l’écriture.
“On ne pensait même pas que ‘Above the Clouds’ serait vu et qu’il pourrait rapporter de l’argent. On ne pensait qu’au film. Notre passion était pure”
Qu’est-ce qui vous a donné envie de passer au long métrage ?
J’avais envie de faire un film long pour raconter une histoire. Après avoir tourné quelques bouts d’essai, j’ai réalisé mon premier long, Above the Clouds (2003), en m’inspirant de l’univers d’un grand écrivain que j’admire beaucoup : Kenji Nakagami, qui est assez proche de Gabriel García Márquez. Ses romans peuvent se classer dans le réalisme magique. Mais ce n’était pas une adaptation d’un roman précis. L’histoire se passe dans une petite communauté à la campagne, autour d’un temple bouddhiste et du culte du dieu Dragon… J’ai mis trois ans à le réaliser. Il y a eu beaucoup de changements en cours de route, que j’ai intégrés au récit. Le sujet et la forme sont assez différents de mes films suivants qui traitent beaucoup de l’actualité, des sujets sociaux. Celui-là était une pure fiction.
Mais déjà, comme avec mes films suivants, je ne travaillais qu’avec des acteurs non professionnels. C’étaient souvent des amis d’enfance. On a tourné en 8 mm, c’est-à-dire en format amateur. J’économisais chaque mois l’équivalent d’environ 250 euros sur mon petit salaire pour acheter de la pellicule. On ne tournait que le week-end. Malgré tout, on est arrivé au bout, grâce aux liens d’amitié qui unissaient l’équipe. On ne pensait même pas que ce film serait vu et qu’il pourrait rapporter de l’argent. On ne pensait qu’au film. Notre passion était pure.
Votre deuxième long métrage est également inédit en France. Quel est son titre ?
Off Highway 20 (2007). Ça se réfère à la route nationale 20 au Japon. Pour Above the Clouds, j’avais écrit le scénario seul, mais à partir de Off Highway 20, j’ai commencé à travailler avec Toranosuke Aizawa. Il a coécrit tous mes scénarios suivants. Grâce à lui, les sujets de mes films sont devenus plus documentaires. Le film raconte l’histoire d’une bande de voyous qui traînent dans une zone de centres commerciaux et de pachinkos de la banlieue de Kōfu. Ça décrit une réalité commune à toutes les petites villes de province japonaises. Quand vous allez dans les périphéries, vous voyez toujours les mêmes décors, les mêmes supermarchés, les mêmes pachinkos. Je voulais montrer ce paysage sans futur.
“En allant montrer ‘Off Highway 20’ dans des petites salles autour du Japon, je me suis rendu compte que toutes les zones périphériques de province présentent le même paysage désolé”
Saudade est-il la suite de Off Highway 20 ?
Il y a beaucoup de liens entre les deux films, mais je n’aurais pas pu tourner Saudade (2011) avant Off Highway 20, qui se focalise sur la banlieue. Saudade traite de toute la ville de Kōfu. En allant montrer Off Highway 20 dans des petites salles autour du Japon, je me suis rendu compte que toutes les zones périphériques de province se ressemblent, qu’elles présentent le même paysage désolé. C’est à partir de là que j’ai décidé d’aller plus loin et de montrer la réalité de la province dans son ensemble dans Saudade.
Dans Saudade, qui se passe au Japon, on voit des entraîneuses thaïlandaises. Dans Bangkok Nites, elles sont au cœur du film. C’est un hasard ?
Non, cela vient surtout de mon coscénariste, Toranosuke Aizawa. Même avant que je travaille avec lui, il avait déjà parcouru l’Asie du Sud-Est. Pendant ses voyages, il tournait des images documentaires de tous ces lieux. Il m’a ainsi aiguillé sur la Thaïlande. Il est partie prenante de mes films. Il est présent avant et pendant le tournage. On travaille toujours en petite équipe, et tout le monde met la main à la pâte dès que c’est nécessaire.
“Vers la fin du tournage de ‘Bangkok Nites’, on a filmé quelques scènes dans la rue Thaniya, mais la police a débarqué tout de suite”
Aizawa parlait le thaï ?
Non, nous l’avons appris tous les deux pendant la préparation. Mais comme j’ai passé plus longtemps en Thaïlande que Toranosuke, maintenant je parle mieux le thaïlandais que lui (rires).
Le lieu principal du film, du moins dans sa première partie, est la rue Thaniya de Bangkok, réservée aux Japonais. Vous avez pu y tourner facilement ?
Non, pas du tout. Ça a été compliqué. La préparation a duré quatre ans. Au départ, je ne savais même pas à qui m’adresser pour être autorisé à tourner là-bas. L’organisation sur place était très compliquée. Pendant le tournage lui-même, je n’étais pas sûr d’avoir l’autorisation. On a décidé de tourner d’abord tout ce qui ne se passait pas dans la rue Thaniya. Si on avait commencé par cette rue et qu’il y avait eu un problème, on aurait peut-être été interdit de tournage en Thaïlande.
Vers la fin du tournage, on a filmé quelques scènes dans la rue Thaniya, mais la police a débarqué tout de suite. Différentes sociétés font du business à cet endroit, mais c’est la police qui chapeaute tout en sous-main. Mais, grâce à cette intervention, les informations ont commencé à circuler. On a enfin réussi à rencontrer celui qu’on nomme le “boss” de la rue. Il voulait savoir quelles étaient nos intentions exactes. Alors nous lui avons montré les images que nous avions déjà tournées. Il a vu que nous n’étions pas ses ennemis. Alors, au bout du compte, on a obtenu l’autorisation de tourner rue Thaniya.
“Au départ, nous nous sommes comportés comme des clients avec les escorts. Mais on ne faisait pas l’amour avec elles. On prenait un verre et on parlait de cinéma”
Comment s’est déroulé le casting des actrices jouant les escorts ?
Il faut expliquer que la prostitution est illégale en Thaïlande. Officiellement, l’activité des filles de cette rue, et de partout ailleurs, c’est l’escorting, l’accompagnement. On ne peut pas faire l’amour dans ces établissements. On prend un verre avec les filles et on paye. Pour sortir en ville avec elles, on les paye, elles et leur établissement. A partir de là, ce qui se passe est l’affaire de la fille et du client. Nous-mêmes, au départ, nous nous sommes comportés comme des clients. Mais on ne faisait pas l’amour avec elles. On prenait juste un verre et on parlait de cinéma.
Pendant les quatre ans de la préproduction, j’ai beaucoup fréquenté cette rue. Quand j’étais à Bangkok, j’allais voir ces filles. Je leur expliquais que je préparais un film, je leur demandais si ça les intéressait de jouer un rôle… Au début, elles ne me croyaient pas ; elles me prenaient pour un mytho. Mais au bout de quatre ans, j’ai commencé à bien les connaître. Je savais à qui je pouvais proposer tel ou tel rôle. Petit à petit, elles ont fini par me croire. Il a fallu toutes ces années pour gagner leur confiance.
Comment avez-vous découvert la formidable actrice principale, Subenja Pongkorn, qui joue le personnage de Luck ?
Je l’ai rencontrée rue Thaniya. Pendant la préparation sur le terrain, avec Toranosuke, on a décidé de faire le casting des filles. Le premier jour, on a vu quelques établissements. J’ai repéré tout de suite cette fille en me disant que c’était elle, Luck. Ce qui est surprenant, c’est que mon choix a été presque immédiat. Ce qui était aussi important, c’était le fait qu’elle parlait plutôt bien le japonais. Après l’avoir choisie, elle et les autres, ce fut un travail de longue haleine de les convaincre.
“Ces prostituées pratiquent le bouddhisme, comme la plupart des Thaïlandais”
Vous avez tourné la deuxième partie du film, qui se passe dans la province thaïlandaise (l’Isan), avec sa vraie famille ?
Non, en fait, Subenja est de Bangkok où elle vit avec sa famille – que je connais. Mais il y a un personnage secondaire qui s’appelle Apo, une fille un peu ronde, amie d’enfance de Luck. Elle est incarnée par une prostituée qui travaille vraiment là-bas, dans l’Isan. C’est sa famille qui joue celle de Luck.
Le film tourne autour du sexe et de la prostitution, mais il reste très pudique. Il n’y a pas de scène de nudité…
Oui, j’en étais très conscient. Il y a deux raisons. La première c’est que je n’avais pas vraiment besoin de ça pour l’histoire. L’autre raison, c’est que je devais respecter la culture thaïlandaise. Ces prostituées pratiquent le bouddhisme, comme la plupart des Thaïlandais. Quand elles vont au temple, elles se couvrent très pudiquement. Même quand elles vont se baigner dans la mer, elles restent en T-shirt. A la télé thaïlandaise, on met des caches sur les tenues sexy, et même sur les cigarettes.
C’est en partie la guerre du Vietnam qui a créé ce paradis artificiel de la prostitution.
Pendant la guerre du Vietnam, l’armée américaine a signé un accord avec le gouvernement thaïlandais, qui s’appelait “Rest and Recreation”. La Thaïlande devait fournir des lieux de repos et de plaisir aux soldats américains. Les Etats-Unis ont signé cet accord avec la Thaïlande, mais aussi avec les Philippines ou le Japon.
“Les Etats-Unis ont largué deux fois et demi plus de bombes sur le Laos que les pays alliés sur l’Allemagne nazie”
Au Laos, il y a une scène avec d’énormes trous dans le sol. Qu’est-ce que c’est ?
C’est au centre du Laos. Il s’agit des traces des bombardements américains de la guerre du Vietnam. Le Laos était un allié du Vietnam, donc les Etats-Unis bombardaient aussi le Laos, mais sans le dire. Aujourd’hui, on appelle ça “la guerre secrète du Laos”. C’est peu connu, mais les Etats-Unis ont largué deux fois et demi plus de bombes sur le Laos que les pays alliés sur l’Allemagne nazie. Ce qui est incroyable, c’est que quand les bombardiers américains n’arrivaient pas à repérer l’armée vietnamienne, ils retournaient à leur base en passant au-dessus du Laos, et ils se débarrassaient de leurs bombes pour économiser le carburant ! Les Etats-Unis gardent cet épisode secret. Le Laos reste l’un des pays les plus discrets du monde. Mais quand on y va, on voit tout de suite ces immenses cratères.
Traduction : Terutarô Osanaï
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