A l’occasion de la projection des deux premiers épisodes de l’ultime saison de « The Leftovers » au festival Série Mania, notre journaliste Olivier Joyard a rencontré le héros de la série Justin Theroux, l’un des acteurs américains les plus fascinants de son temps.
Le bel homme tourmenté de The Leftovers, celui qui passe de vie à trépas en un clin d’œil dans un monde où 2 % de la population a disparu sans laisser de traces, est aussi l’un des acteurs américains les plus magnétiques d’aujourd’hui. Repéré dans plusieurs séries mais aussi grâce à Mulholland Drive, le chef-d’œuvre de David Lynch, Justin Theroux est venu au festival Séries Mania accompagner la dernière saison de la série de Damon Lindelof, le créateur de Lost. L’occasion de faire le point sur son amour des récits bizarres et sa conception de la normalité.
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Quand vous avez lu les premiers épisodes de The Leftovers, qu’est-ce qui vous a absorbé ?
Justin Theroux – C’était indéniablement beau dans l’écriture et la structure. On lit beaucoup de scénarios dans une vie d’acteur, pas toujours aussi évidents que celui-là, pour parler poliment. C’était d’autant plus fort que je n’avais pas de point de référence. De Damon Lindelof, j’avais seulement vu le pilote de Lost. Je n’avais que ses mots et le nom de la chaîne, HBO, pour impacter mon jugement. Ensuite, j’ai eu l’occasion de discuter avec Damon qui m’a assuré que la série n’était pas destinée à durer éternellement, ce qui était important pour moi parce que je n’avais aucune envie de m’épuiser à la tâche pendant des années et des années. Comme j’aimais le matériau de base, très intense et mystérieux, je me suis lancé.
Vous avez participé à de nombreuses séries en tant que guest dans les premières années de votre carrière : Ally Mc Beal, Sex And The City, Spin City, Alias, Six Feet Under… Cette fois, c’est très différent.
J’ai fait des trucs bien et d’autres tous pourris. Mes meilleures expériences ont été sur HBO mais j’ai fait un cop show pour une grande chaîne qui m’a donné envie de me tuer… Quand je vois le voyage qu’ont représenté trois saisons de The Leftovers, je suis tellement heureux de mon choix… Mon personnage, Kevin Garvey, est un flic. Et on en voit beaucoup à la télé, des flics. Sauf que Damon a construit un personnage bien au-delà de sa fonction. Il l’a imaginé, comme la plupart des autres éléments de The Leftovers, en changeant constamment de vitesse. J’ai eu l’impression d’interpréter une dizaine de personnages différents en un seul : un homme déprimé, un drogué, un type qui marche dans son sommeil, un simili James Bond pendant l’épisode International Assassin, un homme poursuivi par un fantôme… J’ai été Hamlet, torturé par des enjeux et des personnes différents sans arrêt. Mais j’avais aussi l’impression d’être un bon gars en jouant Kevin Garvey.
Chaque épisode de The Leftovers est imprévisible pour le spectateur. Mais aussi pour vous ?
Je n’aurais pas aimé avoir la possibilité de lire les scénarios de ces vingt-huit heures de fiction en avance. J’ai établi un rituel de découverte du prochain scénario à la fin de chaque tournage. J’espère que Damon Lindelof publiera un jour ses textes parce qu’ils sont écrits de manière très vivante, avec beaucoup de références à d’autres moments de la série. L’instant décisif dans l’évolution de The Leftovers, je pense, a été le passage de la première à la deuxième saison, quand toutes les histoires du livre original de Tom Perrotta ont été épuisées. C’est comme si Damon et même Tom avaient été libérés de quelque chose. La série s’est vraiment épanouie comme une fleur en racontant autre chose.
Il y a plusieurs niveaux de compréhension et d’incompréhension dans The Leftovers. L’histoire de ces personnages en proie à un deuil impossible n’a jamais rien de linéaire.
Je pense toujours à Tchekhov. On peut voir une pièce de Tchekhov et penser qu’il s’agit d’une pièce sur des gens qui discutent de cerisiers ou de deux sœurs qui veulent voyager à Moscou. Il y a cette surface-là à laquelle on peut s’accrocher, mais on peut aussi comprendre très vite que ces pièces forment un puits sans fond de désespoir sur le sens de la vie. Notre série fait appel aux mêmes réflexes et au même grand écart. On peut penser au Livre de Job en la voyant, l’expérience du spectateur me semble potentiellement sans limites. Le mystère est permanent. Pendant les week-ends durant le tournage, nous avions beaucoup de conversations entre acteurs sur le scénario. La réalisatrice Mimi Leder organisait des réunions préparatoires où nous parlions du sens de la narration comme si on parlait d’un livre que nous avions lu ! J’ai eu des moments de choc et des émotions esthétiques puissantes devant certains scénarios, comme celui de l’épisode 8 de la deuxième saison, où un personnage qui tout le monde détestait, Patti, devient peut-être le plus émouvant de toute la série. Parfois, l’écriture de Lindelof parvient à compresser une dizaine d’idées fortes en quelques phrases, comme dans un haïku.
Comment joue-t-on un personnage aussi perdu que le héros de The Leftovers ? Il meurt, il revient à la vie. Nous sommes dans sa tête mais lui-même ne sait pas ce qu’il y a à l’intérieur…
Parfois, le bordel est plus agréable à jouer que la normalité. Mais j’ai essayé de jouer le bordel qui secoue la tête de mon personnage de la manière la plus normale possible, sans ajouter de degrés supplémentaires. Kevin est constamment mis à l’épreuve et c’est ce qui me fait vibrer en lui. Dans la troisième saison, il semble accepter davantage qui il est devenu, cette créature que les gens voient comme un messie… Mais ce n’est peut-être qu’une illusion car son esprit peut encore lui jouer des tours. Je ne crois pas que le fait de jouer soit une forme de thérapie personnelle pour un comédien, mais je dois dire que The Leftovers a testé les limites de cette théorie en ce qui me concerne ! Il y a eu des moments cathartiques. J’ai aimé pleurer, même pour de faux, ça m’a fait du bien.
Vous avez travaillé avec des créateurs étranges et puissants, à l’image de David Lynch avec qui vous avez tourné Mulholland Drive dans le rôle du réalisateur Adam Kesher. Finalement, l’étrangeté de The Leftovers est cohérente avec vos choix.
J’adore la non-linéarité. J’ai reçu mon éducation directement de David Lynch. Je me souviens qu’au Festival de Cannes, quand Mulholland Drive a été présentée en 2001, il nous a réunis collectivement avant de parler à la presse. On lui demandait comme décrire le film et sa réponse était : « Ne le décrivez pas. Si le public reçoit des clefs de compréhension de votre part, cela ruinera l’expérience du film ». Au début, je me disais qu’il exagérait un peu. Pourquoi ne pas expliquer son cinéma ? Un peu plus tard, je me suis rendu compte qu’il avait complètement raison car cela n’avait aucun sens d’expliquer Mulholland Drive au public. Lynch voulait que l’expérience de chaque spectateur soit unique et intime, ce qui en soi donnait du sens au film. Je pense à peu près la même chose de The Leftovers. D’ailleurs, à mon avis, il n’y aurait pas eu de Damon Lindelof sans David Lynch avant lui. Ils viennent de planètes différentes mais évoluent dans la même orbite… Grâce à eux, j’ai appris à lâcher prise de temps en temps, à ne pas vouloir tout expliquer, ni même essayer convaincre des personnes qui n’aiment pas une série ou un film auxquels je participe qu’ils devraient l’aimer. Mulholland Drive n’avait pas plu du tout à la chaîne ABC quand c’était encore un pilote pour la télé…
C’est une histoire heureuse, puisque Mulholland Drive est devenu le très grand film que l’on sait.
Oui, heureusement que Canal Plus a rattrapé le projet. Les cadres d’ABC recevaient chaque jour des rushes de Laura Harring regardant dans le noir et ils ne comprenaient rien ! David devait tout le temps discuter avec eux et répondre à leurs demandes. Ils ont exigé que mon personnage ne fume pas. Ils ne voulaient pas qu’il filme des crottes de chien ! Il souhaitait un premier épisode sans coupures pub et ils refusaient… Bref, c’était difficile. Je suis heureux qu’il refasse Twin Peaks aujourd’hui. Je pense que c’est le bon moment. Je me souviens qu’après l’expérience Mulholland Drive, David jurait ne plus jamais refaire de la télévision. En même temps, il est parti immédiatement sur d’autres projets comme les vidéos online qu’il mettait sur son site. C’était les débuts du streaming. Il n’a jamais cessé d’avancer.
A Hollywood, vous êtes atypique : vous écrivez les scénarios de Tonnerre sous les tropiques et Iron Man 2, vous passez de Zoolander à Lynch et The Leftovers !
J’ai la carrière la plus improbable du monde (rires). Je n’ai pas vraiment écrit de plan et j’ai toujours avancé selon mon intuition. A chaque fois que j’ai travaillé avec quelqu’un parce que je pensais qu’il le fallait, même si je n’aimais spécialement pas le rôle, je me suis planté : je me suis toujours demandé ensuite ce que je foutais sur le plateau. Je ne cultive pas spécialement ma singularité, mais je n’ai pas une personnalité mainstream.
Quel est votre prochain projet, puisque The Leftovers se termine ?
En ce moment, je fais la voix d’un personnage sur un film Lego. Ça n’a aucun sens après ce que je viens de vous dire ! (rires) Mais je m’amuse beaucoup.
Recueilli dans le cadre du festival Séries Mania (13-23 avril, Paris)
diffusion de la dernière saison de The leftlovers sur OCS City
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