[ARCADE FIRE RÉDAC CHEF] De Prisoners à Premier contact, le Québécois Denis Villeneuve n’a cessé de monter dans la hiérarchie des réalisateurs de l’usine à rêves, tout en conservant son univers propre. Il s’est confié en pleine postproduction d’un des projets les plus attendus de cet automne : Blade Runner 2049.
Le rendez-vous avec Denis Villeneuve a été fixé à 8 h 30, un mardi matin, dans un café de Venice Beach, à Los Angeles. Une demi-heure montre en main. A 9 heures précises, une voiture passera le chercher. Pas une minute à perdre : le Canadien de 49 ans est en train de finir la postproduction de Blade Runner 2049, la suite très attendue du film de Ridley Scott sorti il y a trente-cinq ans.
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Une consécration pour ce passionné de science-fiction, et la suite logique d’une carrière déjà impressionnante par sa montée en puissance constante et stable. Depuis son premier long métrage, Un 32 août sur Terre, en 1998, Denis Villeneuve a tourné huit films, dont cinq en anglais ces cinq dernières années. Cette accélération soudaine correspond à sa migration professionnelle du Canada vers les Etats-Unis, de la petite économie du cinéma québécois à la grande machine à rêves hollywoodienne.
En 2010, “Incendies” place Denis Villeneuve sur tous les radars
Le grand tournant a eu lieu en 2010, quand est sorti Incendies, une fresque de plus de deux heures sur une quête d’identité, qui a placé Denis Villeneuve sur tous les radars. Il avait certes été repéré pour ses précédents films par la Quinzaine des réalisateurs à Cannes ou par le Festival de Sundance, et célébré au Canada en 1991 comme un jeune espoir suite à sa participation à La Course destination monde, émission télé au cours de laquelle des jeunes gens étaient envoyés six mois en voyage, avec pour seule obligation de produire, une fois par semaine, un court film sur leurs aventures.
Mais avec Incendies, le voilà présenté en première mondiale à la Mostra de Venise, nommé aux oscars dans la catégorie meilleur film étranger, courtisé par les gros bonnets hollywoodiens… Une destinée manifeste, pour André Turpin, le chef op des premiers films de Villeneuve et son fidèle ami depuis bientôt trente ans : “Son parcours ne me surprend pas du tout, dit-il. Pour moi, il a toujours été clair qu’il réaliserait des films en Amérique.”
Pourtant, quand les deux se rencontrent dans le microcosme du cinéma montréalais des années 1990, tout est encore à construire. “Avant le milieu des années 1960, et les premiers longs métrages de fiction de Gilles Carle, il n’y avait que des documentaires au Québec, raconte Denis Villeneuve. Quand j’étais à la fac, dans les années 1980, avec André et tout notre groupe, les gens qui nous enseignaient le cinéma n’avaient pas eu de professeurs !”
Villeneuve, Turpin et leur bande de cinéphiles passionnés tournent comme des fous
Dans un pays où tout est à inventer, Villeneuve, Turpin et leur bande de cinéphiles passionnés tournent comme des fous. Des clips d’abord, puis des courts métrages (très expérimentaux pour Villeneuve). André Turpin se souvient : “En sortant de l’université, nous sommes devenus très proches. Nous travaillions ensemble tout le temps, nous avions de longues conversations sur les textures d’image, nous parlions objectifs, mouvements de caméra, profondeurs de champ. Pour Maelström (2000), son deuxième film, nous avons été inspirés par Happy Together (1997), de Wong Kar-wai. Nous avons passé des heures à nous demander comment son chef opérateur avait obtenu cette image.”
Sylvain Bellemare, ingénieur du son oscarisé pour Premier contact et ami de jeunesse de Villeneuve, produit une analyse similaire : “Denis est quelqu’un qui veut absolument travailler la forme au cinéma, mais il fait très attention à ce qu’elle n’engloutisse pas le récit.”
Le Québécois est devenu maître dans l’art du décalage
Il semble que c’est ce puissant désir de cinéma, débarrassé des ambitions expérimentales radicales de la jeunesse et augmenté d’un souci nouveau du scénario, qui a tant séduit Hollywood. Car même si les films américains de Denis Villeneuve (Prisoners en 2013, Sicario en 2015, Premier contact en 2016) portent le vernis d’un cinéma de genre marqué par l’héritage de Fincher, Spielberg ou Soderbergh, le Québécois est devenu maître dans l’art du décalage, du pas de côté, parvenant à injecter dans chaque machinerie un regard en biais.
Le résultat d’une culture hollywoodienne dans son ambition – économique et émotionnelle –, mais aussi européenne dans ses inspirations : “Quand on me parle de Marvel ou de Spider-Man, ça ne me dit rien, s’amuse-t-il. Moi, j’ai grandi avec Mœbius et Enki Bilal. Le seul à Hollywood avec qui je peux parler de ces auteurs, c’est Ridley Scott, parce qu’il est anglais ; il connaît Métal hurlant !”
“Alors que beaucoup de réalisateurs hollywoodiens sont parfois comme des généraux, j’aime partager la création, recevoir des idées”
Pour comprendre cet alliage unique, il faut remonter aux années de formation : “Dans le cinéma, chez nous, il y a un très fort esprit de groupe, explique Denis Villeneuve. Sur le plateau, tout le monde parle fort, la hiérarchie est un peu floue, c’est comme une bande d’amis qui fait un film. C’est positif et très différent de la manière des grands studios hyper hiérarchisés. Alors que beaucoup de réalisateurs hollywoodiens sont parfois comme des généraux, j’aime partager la création, recevoir des idées. Ça peut sembler anodin, mais cela crée une autre dynamique.”
“Film après film, j’ai gagné en autorité”
Pourtant, quand il débarque à Hollywood, auréolé du succès d’Incendies, pour réaliser Prisoners – un scénario qui traînait dans les tiroirs de divers producteurs mais dont le potentiel série B effrayait tout le monde –, Villeneuve n’en mène pas large : “Je suis arrivé avec beaucoup d’appréhensions. J’avais en tête toutes ces histoires épouvantables de réalisateurs étrangers qui se cassent les dents à Hollywood… Au Québec, on est choyé, on a pas mal d’argent et une grande liberté de création, mais j’avais des désirs que je ne pouvais pas assumer là-bas. Il y avait quelque chose d’étouffant dans cette petite société.”
Une fois n’est pas coutume, la surprise est heureuse : les producteurs de Prisoners sont réputés pour leur amour des réalisateurs et lui laissent les mains libres. Le film est un énorme succès qui rend son nom désirable : “Cette réussite m’a donné un crédit énorme et ouvert beaucoup de portes, analyse-t-il. Film après film, j’ai gagné en autorité.”
“Depuis “Sicario”, je me sens un peu plus solide, mais c’est récent”
Ce qui lui permet de refuser les blockbusters qu’on lui propose à la pelle et qu’il identifie instantanément comme des “pièges” : “Disney, Marvel et Cie ont tendance à embaucher des réalisateurs peu expérimentés qui disparaissent sitôt après. Or, ici, je ne prends rien pour acquis. Depuis Sicario, je me sens un peu plus solide, mais c’est récent.”
Et puis le projet de Blade Runner 2049 lui parvient. Avec Roger Deakins, son directeur de la photographie (fidèle collaborateur des frères Coen, entre autres), Villeneuve a passé des semaines à retravailler le scénario sous forme de story-board, avant le tournage dont il garde un souvenir exalté : “On a fait des trucs dingues pour ce film ! Des scènes techniquement très complexes.”
Il avale son deuxième expresso, s’excuse de devoir partir si vite, mais prend le temps de lancer avant de se lever : “En tout cas, pour le meilleur ou pour le pire, quand je regarde le film aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’il est très proche de moi.” Verdict à l’automne.
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