Portrait d’une cinéaste de 36 ans, intelligente, enthousiaste, engagée tandis que sort « Heureux comme Lazzaro », prix du meilleur scénario au dernier festival de Cannes.
Alice Rohrwacher (prononcer « rorvaqueur », à l’italienne) est née au début des années 80 à Fiesole, une petite ville opulente (la commune est la plus riche de Toscane) sur les hauteurs de Florence, que beaucoup de touristes connaissent bien parce qu’elle offre l’un des plus beaux points de vue sur la cité des Médicis. Il y a une jolie cathédrale à Fiesole (San Romolo), et, sur la place de la mairie, comme souvent en Italie, une statue (en l’occurrence équestre) de Garibaldi (serrant la main de Victor Emmanuel II). Et il y a également un site archéologique romain et étrusque, sur lequel se déploie un joli théâtre antique en bon état. Pourquoi vous raconter tout cela ?
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Même si elle n’y a pas vécu longtemps, il y a dans le cinéma d’Alice Rohrwacher quelque chose de bouillonnant, un melting-pot d’influences diverses, de cultures (elle a étudié la littérature classique à l’université de Turin), un art complexe qui semble venir d’un autre temps, d’une époque où il n’y avait pas qu’un seul dieu, où tous, venus de tous le pourtours méditerranéen, se mélangeaient, se disputaient, batifolaient ensemble éventuellement.
Il y a toujours eu, dès son premier film, Corpo celeste (présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, en 2011, elle n’avait que trente ans), une imbrication des superstitions chrétiennes et des mythes anciens, voire païens, dans son oeuvre. Il sort des films de Rohrwacher des forces spirituelles bien enfouies sous l’ordre apparent de la l’Eglise catholique apostolique et romaine et encore très puissante en Italie, mais encore très vives, quoique indéterminées, labiles, grouillantes. La cinéaste se sent très européenne, ouverte sur toutes les cultures : « J’ai étudié en Europe, je suis fière d’avoir grandi en Europe, d’avoir pu voyager en Allemagne, en France, au Portugal, etc. »
« Les Merveilles » d’Alice Rohrwacher (capture d’écran)
La jeune cinéaste est elle-même le fruit de la rencontre entre un jeune violoniste allemand et une enseignante italienne dans les années 70. Sourire aux lèvres, œil pétillant, elle raconte : « La génération de mon père en Allemagne – les enfants nés de ceux qui ont fait la guerre – a une mentalité assez radicale. Ils ont tous expérimenté des choses assez extrêmes, et surtout ils ont fait un grand pas en coupant avec le passé, et même leur pays… Mon père a connu ma mère en Grèce et il l’a suivie en Italie« . Son père choisit de devenir d’apiculteur en Ombrie. Alice ajoute : « Le personnage du père, dans Les Merveilles (couronné par le Grand prix en 2014, en compétition officielle à Cannes), est inspiré par mon père mais ce n’est pas lui. Il était plus jeune et plus joyeux que le personnage dans le film ! »
Alice Rohrwacher est aussi la petite sœur brune (de deux ans) de la blonde et célèbre actrice Alba Rohrwacher (qui joue dans chacun de ses films), qu’on a notamment vu dans des films de Marco Bellocchio (La Belle endormie, Sangue del mio sangue), Matteo Garrone ou Arnaud Desplechin (Les Fantôme d’Ismaël), etc. En tout dans une quarantaine de films à moins de quarante ans… Alice Rohrwacher dit l’amour qui les lient. Dans Les Merveilles, Alba jouait leur mère… « Mais vous savez, quand mes amis les plus proches ont vu Heureux comme Lazzaro, ils m’ont dit : « Mais le voici, ton vrai film autobiographique, bien plus que Les Merveilles : Lazzaro, c’est toi ! » Et ça m’a fait rire« .
Mais qui est ce Lazzaro ? On se risque à une définition un peu simpliste : un saint laïc ? Rohrwacher répond : « Lazzaro (je ne parle pas du tout de moi, n’est-ce pas…) est un mystère de l’humanité, qui existe depuis toujours dans l’histoire de l’art, de la littérature, du cinéma. Je pense au Candide de Diderot, à L’Idiot de Dostoïevski, au clown blanc de Watteau, au Ravi de la crèche et aussi à Ninetto Davoli dans les films de Pasolini, au personnage que Godard joue dans certains de ses films, ou même à Frère Ginepro (Juniper, en français, ndlr) qui était l’un des disciples de Saint François d’Assise et dont on dit qu’il était stupide, qui au sens étymologique signifie « qui est frappé de stupeur ». Aujourd’hui, les artistes cherchent souvent la nouveauté, le jamais-vu, l’original. Moi je voulais travailler sur quelque chose d’originaire, comme un fil rouge qui pourrait traverser l’histoire de l’humanité : l’innocence ». Alice Rohrwacher m’explique qu’elle n’a pas reçu d’éducation catholique. Ses films sont avant tout politiques. « Je crois même que dans Heureux comme Lazzaro, je montre bien que l’Elise est du côté des oppresseurs et non des opprimés. »
Je lui demande alors comme le cinéma est venu à elle. Alice Rohrwacher me raconte : « Le cinéma n’était pas présent quand j’étais petite. Ou de manière fragmentée. Les éléments du cinéma étaient dans ma vie : les images, la peinture, la musique, le théâtre… Mais pas le cinéma. Comme j’ai grandi dans un minuscule village, il n’y avait pas de cinéma. Et on ne pensait jamais à nous emmener à la ville, il y avait trop de travail de toute façon. Et puis quand j’ai commencé quand même à aller au cinéma, c’était un cinéma très traditionnel, voire commercial. Je crois que le premier film que j’ai vu était Allô maman, ici bébé d’Amy Heckerling, avec John Travolta (Rohrwacher rit – ndr). J’avais huit ans. »
C’est à la fac de Turin qu’elle découvre un autre cinéma : « Certains films sont entrés dans ma vie : A bout de souffle, et Godard tout court. J’ai compris que le cinéma était un monde. Qu’il n’y avait pas qu’une seule forme possible de narration. Et j’ai commencé à vraiment aimer le cinéma. Mais je pensais pas devenir réalisatrice. Et je suis tombée peu à peu amoureuse du cinéma. Le cinéma m’apparaissait comme une grande maison où je pouvais vivre avec mes passions. C’est magnifique ! Ensuite, j’ai commencé à tourner un documentaire avec un autre réalisateur. Mais je me suis vite rendue compte que filmer les gens dans leur propre vie n’était pas mon truc, pas la chose la plus belle qu’on pouvait faire au cinéma. J’avais envie de donner à des gens (les acteurs) la possibilité de vivre d’autres vies. Les gens, dans leur propre vie, sont moins vrais – parce qu’ils se sentent jugés – que lorsqu’ils ont la possibilité de jouer d’autres vies. C’est difficile de se montrer soi-même aux autres. Mais montrer d’autres vies, ça te donne une liberté de vivre des émotions profondes. »
Alice Rohrwacher s’enflamme quand elle parle de cinéma : « Ce qui m’a beaucoup travaillé, c’est ce moment de la langue humaine où l’on se trouve devant quelque chose de vrai, par exemple une fleur, tellement belle qu’on se dit : « On dirait que c’est un faux ». Et puis si c’est un faux très réussi et beau fabriqué par un artisan, on dit : « On dirait un vrai ! ». Alors je me suis dit que ma vie devait être de concevoir une fleur… Que les gens voient l’un de mes films et se disent : « Ah, ça pourrait être vrai ».
Nous parlons un peu de l’Italie d’aujourd’hui. Qu’est-ce que ça signifie que d’y vivre après avoir habité plusieurs années à Berlin ? « C’est un moment qui n’est pas glorieux, qui est triste et sinistre. Difficile à comprendre. Que se passe-t-il dans le coeur des gens ? Ce n’est pas qu’une question de politique. Là, j’ai l’impression que les gens sont enragés. Que les gens vivent dans la suspicion. Et un peu partout. Nous vivons un moment de grande intolérance, de racisme… mais sans réflexion. Les sentiments les plus mauvais ressemblent à des convulsions incontrôlées, irrationnelles. J’espère quand même dans la nouvelle génération. J’espère qu’on ne va pas tomber… L’écrivain Kurt Vonnegut, que j’aime beaucoup, disait à peu près : « Si je pense combien c’est petit, notre histoire à nous en tant qu’individus dans l’histoire du monde, on devrait tous être frères et sœurs ». Oui, on devrait se donner des bisous. » Et elle rit de bon cœur, Alice Rohrwacher, comme frappée de stupeur par l’innocence de ses paroles.
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