C’est l’histoire d’une amitié vive, d’une idée culottée, d’un film ludique et profond où Alain Cavalier et Vincent Lindon jouent au Président et au Premier ministre. Rencontre.
La pensée progresse, évolue sans doute. En janvier 2010, selon Lindon (qui l’imite très bien), Cavalier prononce la phrase suivante autour d’un verre et de quelques cacahuètes à l’hôtel Meurice : « Je crois que j’ai le début d’un petite affaire (mine gourmande de Lindon) : on va peut-être faire un petit bazar tous les deux. Alors ce que je vous propose, c’est que ce serait peut-être bien que je vienne vous voir chez vous avec ma caméra. Si ça n’est pas bien, on arrêtera. » Lindon accepte.
Pour trouver de l’argent, Cavalier rédige une note d’intention de neuf pages, davantage une méditation littéraire sur la figure du père qu’un vrai scénario. Un jour, pendant le « tournage », Cavalier se pointe dans le film par une voix off, puis il finit par y apparaître de dos, puis de face… Il se glisse dans son film, dans son rôle. Le principe du film s’impose peu à peu : eux deux, la caméra, un président de la République, le Premier ministre, des enjeux de pouvoir. Ils travaillent entre les jours de tournage de Lindon sur de gros films (notamment le futur Philippe Lioret, Toutes nos envies), improvisent. On ne tourne qu’une seule prise, tout ce qui est raté va directement à la poubelle. Si le film ne prend pas forme, il n’existera pas, tant pis.
Ceux qui iront voir Pater constateront que la nourriture et la boisson y occupent une place très importante – comme dans le Pater noster (« donnenous aujourd’hui notre pain de ce jour ») ? Les rencontres entre les deux hommes politiques et les deux acolytes, dans leur rôle ou pas, flottent au milieu de plats savoureux (des truffes !) ingurgités avec une gourmandise manifeste. On retrouve un peu, en plus chic, l’ambiance masculine qui baignait Le Plein de super (1976), le premier « film de mecs » réalisé par Cavalier et coécrit avec ses interprètes (Etienne Chicot, Patrick Bouchitey, Xavier Saint-Macary, Bernard Crombey).
La réalité, c’est que Cavalier et Lindon n’ont jamais tourné sans avoir au préalable déjeuné ensemble. « Cavalier me disait en arrivant : ‘Et si, avant tout, nous allions manger une petite choucroute chez Lipp, Vincent ? » Après le déjeuner, les deux hommes revenaient chez Lindon. Puis, sans se presser, Cavalier posait sa caméra, la faisait tourner. Pas de clap, pas de « moteur », pas de « coupez ». La caméra continuait à tourner pendant les interruptions de la vie (un coup de téléphone, un petit verre de vin ou une tasse de thé).
Cavalier disait de sa voix onctueuse : « Et si nous parlions un peu de la politique du nucléaire, Vincent, qu’en pensez-vous ? » Et les deux hommes redevenaient aussitôt Président et Premier ministre…
« Bon, soyons francs, Cavalier a beaucoup coupé, heureusement. Souvent, nous tenions des propos de comptoir comme tout le monde peut en tenir dans la vie ! »
Lindon se prend au jeu. Le jour où il apprend que le « président de la République » souhaite changer de « Premier ministre », furax, il demande à Cavalier de lui confier la caméra pendant quelques jours. Cette scène est restée dans le film et c’est l’une des plus belles. Elle fut donc tournée sans son réalisateur… « Nous avons fait des choses incroyables, c’était fou, fou ! », s’exclame Vincent Lindon, les yeux embués.
On souffle à Alain Cavalier que l’expérience rappelle un peu l’écriture automatique, cette technique imaginée par Breton et Soupault pour rédiger Les Champs magnétiques, ou fait penser à la rédaction du scénario d’Un chien andalou par Buñuel et Dali (chacun propose une idée, une image, si elle ne plaît pas à l’autre, on la jette). Cavalier se veut plus modeste, préférant se rallier à l’intrigue politique (élections, trahisons) qu’il avait échafaudée et qui donnait un fil conducteur à leurs improvisations.
Sur les soixante-dix-sept heures de rushes, le cinéaste en a gardé une trois quarts.
« Je montais au fur et à mesure. Le tournage a couru sur toute l’année 2010. Je laissais reposer les bandes quelques temps pour oublier l’euphorie du tournage et pour pouvoir les regarder avec un peu d’objectivité. Le film est né petit à petit. Il m’a guidé. Je n’avais plus qu’à le suivre. »
Vincent Lindon se souvient du dernier jour de tournage : « Cavalier m’a dit de sa petite voix : ‘Vincent, vous savez, je crois que le film est terminé…’ Pour moi, sur le plan professionnel, ce fut la plus belle année de ma vie. »
Vint le jour où Alain Cavalier décida de montrer le film à son producteur, Michel Seydoux, et à Lindon. Il les laisse seuls dans son salon-salle de montage. « J’en suis sorti effondré, confesse Lindon. J’ai été mal toute la journée. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi. » Quelques problèmes d’image ?
« Bon, c’est vrai que pour la première fois je me voyais dans un film tel que je suis dans la vraie vie, avec mes tics… »
Cavalier ne cherche pas non plus à éluder la question : « Tous les acteurs ont des problèmes avec leur image, c’est inhérent à ce qu’ils sont, à leur métier. J’ai changé mes moyens de produire des films mais le cinéma est mon métier : j’ai donc tout fait pour montrer Vincent à son avantage. Mais oui, il a eu du mal à accepter de se voir comme cela, au début. Pourtant, pour moi, au-delà d’un film sur le pouvoir et les luttes de pouvoir, Pater est un documentaire sur lui. »
Lindon a sa propre explication à ce malaise : « J’ai fini par comprendre ce qui me gênait. Au début du générique, Cavalier avait mis : Vincent Lindon dans Pater, un film d’Alain Cavalier. Je lui ai dit : ‘Non, Alain, ce n’est pas possible, vous devez être à côté de moi dans le générique.’ Il l’a modifié et maintenant il se trouve à mes côtés. Je me suis senti soulagé. Je pouvais enfin accepter de regarder le film. »
La sélection du film en compétition à Cannes fut un des autres événements extraordinaires de cette aventure étrange. Sans parler de l’accueil triomphal du public : « Au début, on est émus, et puis au bout de quelques minutes, on ne sait plus quoi faire ni dire, alors on continue à sourire en se disant que ça va s’arrêter. Mais non, les gens continuent à applaudir, comme s’ils ne voyaient pas que ça ne peut plus rentrer », explique Cavalier, exprimant son émotion réelle et visible de manière voilée. Lindon est plus direct : « Je ne l’oublierai jamais. »
Jean-Baptiste Morain