Diamants et perles. La réédition des quinze premiers numéros de Positif est une heureuse initiative. Cette saine lecture permet de se replonger dans les vivifiantes polémiques d’antan et d’épingler de réjouissantes bourdes. Mais aussi de casser quelques idées reçues sur la revue, de se délecter d’hilarants canulars et d’apprécier fines analyses et remarquables dossiers, notamment […]
Diamants et perles. La réédition des quinze premiers numéros de Positif est une heureuse initiative. Cette saine lecture permet de se replonger dans les vivifiantes polémiques d’antan et d’épingler de réjouissantes bourdes. Mais aussi de casser quelques idées reçues sur la revue, de se délecter d’hilarants canulars et d’apprécier fines analyses et remarquables dossiers, notamment sur le cinéma américain.
Destinée à être utilement consultée plus qu’à être lue d’une traite, cette brique colorée de plus de 1 200 pages est d’abord un lourd et bel objet. En espérant que ce premier tome fasse des petits (il faudrait aller au moins jusqu’à la fin des années Losfeld, on est preneur), on le rangera à côté des quatorze volumes de fac-similés des Cahiers du cinéma. Non pas par pure malice polémique mais parce que bien au-delà de leur ancestrale querelle, tout récemment réactivée sur le thème grossier du « pouvoir » supposé de leurs principaux animateurs les deux revues n’ont jamais cessé de se compléter naturellement, à force de s’opposer ou de s’ignorer. Comme son illustre devancier (onze numéros d’avance pour les Cahiers, de quoi nourrir le complexe de Poulidor/Positif, « l’éternel second »), le temps passant et l’obstination aidant, Positif est devenu à son tour une institution, connue et reconnue, vilipendée ou admirée, mais jamais oubliée, Michel Ciment y veille. Pourtant, Positif a commencé par cumuler les handicaps.
Alors que les Cahiers investissaient le 146, Champs-Elysées dès avril 51, s’inscrivaient dans le sillage de la prestigieuse Revue du cinéma de Jean George Auriol, étaient soutenus financièrement par Léonid Keigel et pouvaient compter sur la réputation déjà établie d’André Bazin, Positif a eu un acte de naissance beaucoup plus obscur. Dans sa préface au premier numéro (mai 52), Bernard Chardère note l’implantation lyonnaise de la revue, avoue la jeunesse et le manque de moyens de ses rédacteurs, et s’inscrit dans la filiation de Raccords, la petite revue de Gilles Jacob (l’actuel directeur du Festival de Cannes), née en 49 et qui venait de disparaître. Et heureusement que ce même Chardère est toujours là pour éclairer avec humour notre lanterne quant à l’identité des premiers rédacteurs de Positif. Amateurs passionnés, ils ont tenu à le rester et sont pour la plupart vite retournés à leurs chères études ou à leurs « vrais » métiers. L’un d’eux était jésuite, un autre spécialiste de Madagascar ça ne s’invente pas.
Un peu perdu au milieu de ces noms et de ces adresses (77, rue Bossuet, Lyon : l’adresse de Chardère à l’époque, la première de Positif, à quand une plaque ?), le lecteur d’aujourd’hui a parfois l’impression de lire un roman de Modiano. D’autant plus qu’il ne connaît presque plus rien des polémiques cinéphiliques de l’époque, et que leurs participants sont aussi oubliés que leurs enjeux qu’on devine pourtant lourds. Malgré cette impression de désuétude, la lecture des tout premiers numéros permet de tordre le cou à quelques idées reçues et de s’apercevoir qu’il a fallu du temps pour que Positif trouve peu à peu son identité propre. Ainsi de l’article consacré à Los Olvidados, où Chardère (toujours lui !) ne croit pas « valable d’invoquer ici le surréalisme » et préfère voir en Buñuel un grand moraliste humaniste. Baigné de surréalisme, Positif le sera, mais un peu plus tard, quand arriveront successivement Ado Kyrou, Robert Benayoun, Jean-Paul Török et Gérard Legrand. Autre cliché qui s’effrite, le refus pour cause d’anticléricalisme primaire des grands cinéastes de la transcendance. Or, Bresson et Dreyer sont défendus et analysés avec finesse.
Il n’en est pas moins vrai que Positif n’a pas attendu bien longtemps pour choisir ses « auteurs », même si ceux-ci n’étaient pas sa propriété exclusive, loin s’en faut. Autant-Lara et L’Auberge rouge sont soutenus avec vigueur dès le premier numéro, le troisième est presque entièrement consacré à John Huston. Mais c’est avec le n° 7 que Positif va livrer son premier « classique » et gagner ses galons de revue respectée. Encore aujourd’hui, ce « Spécial Jean Vigo » reste un modèle, tant par les documents qu’il exhumait (des scénarios inédits, le journal d’enfant de Vigo, de nombreux témoignages d’amis et collaborateurs) que par la qualité de l’étude critique signée Barthélemy Amengual. Bazin lui-même ne s’y est pas trompé et saluera d’un compte rendu enthousiaste le travail de défrichement entrepris (n° 26 des Cahiers). Dorénavant, il faudra compter avec la « revue périodique de cinéma » lyonnaise. Forte de ce premier coup d’éclat, elle va se mettre à affirmer ses goûts et dégoûts avec de plus en plus d’assurance, osant faire la fine bouche avant tout le monde sur les sinistres Salaire de la peur et Jeux interdits, proclamant que Les Vacances de M. Hulot et Le Carrosse d’or sont les deux meilleurs films depuis le début de sa parution, inventant une fausse et hilarante interview de Cecil B. DeMille afin de se « payer » à la fois le cinéaste et la cérémonie de couronnement d’Elizabeth d’Angleterre (« Carrosserie », Albert Bolduc, n° 8), et illustrant la couverture du n° 10 d’un photogramme de L’Age d’or, encore officiellement interdit. Mais pour s’épanouir vraiment, mieux vaut se faire quelques solides ennemis. L’ennemi, ce sera l’aîné, ce sera les Cahiers. Tout en hurlant leur admiration pour El, les rédacteurs de Positif crient aussi leur colère de voir leur cher Buñuel « annexé » par Bazin et Doniol-Valcroze (couverture et entretien du n° 36 des Cahiers). Il devait y avoir du Kyrou là-dessous. Venu du très surréaliste Age du cinéma, celui-ci ne rigolait pas avec les « cléricaux ». Et qu’on puisse comme les Cahiers ne se privaient pas de le faire insérer une couverture avec Jeanne au bûcher de « l’infâme Rossellini » entre deux autres consacrées à El et à Robinson Crusoé devait décupler sa fureur vengeresse. La hache de guerre était sortie, elle ne sera plus jamais tout à fait enterrée. Mais c’est en se livrant sans retenue aux joies simples de la polémique que Positif va commettre ses plus grossières erreurs de jugement et se charger ainsi de casseroles qui la poursuivent encore. La plus belle étant le très fameux article intitulé « Quelques réalisateurs trop admirés : Hawks, Hathaway, Cukor, Lang, Ray, Preminger, Mankiewicz » (excusez du peu !) que signe l’ensemble de la rédaction dans un bel aveuglement collectif. Même si tous ces « médiocres » seront plus tard réhabilités par la revue, le mal était fait et bien fait. Et on ne se souviendra bientôt plus que de cette bourde monumentale, en oubliant trop souvent la qualité du travail de fond consacré au cinéma américain.
A force de se méfier comme de la peste des « délires métaphysiques » des Cahiers, le Positif de l’époque pèche par excès de timidité critique. Fermement ancrée à gauche, donc désireuse de mettre en avant des films politiquement « courageux », la revue est trop souvent prisonnière de son approche sociologisante. Les cinéastes y sont toujours étudiés comme les « témoins d’une société », le choix du sujet reste capital (même si le film « à thèse » est dénoncé comme « une plaie du cinéma français » ), et le cinéma continue d’être perçu comme le « reflet de son temps ». Ce sont justement ces concepts que vont faire voler en éclats les « jeunes turcs » des Cahiers, en mettant au point puis en systématisant à outrance leur « politique des auteurs », basée sur le primat accordé à la mise en scène. Mais face au hitchcocko-hawksisme, Positif reste de marbre, préférant à ces maîtres des cinéastes aussi palpitants que Benedek ou Zinnemann. Louis Seguin enfoncera le clou dans le numéro de novembre 55 (le dernier reproduit ici) avec un définitif « Oui, sans doute, il faut mépriser Alfred Hitchcock ». On pourrait continuer d’égrener ces perles (celle sur Mizoguchi est discrète mais grandiose). Mais ce serait aussi vain qu’injuste puisque, dans le même temps, Positif consacrait d’excellents ensembles à Minnelli et Gene Kelly (peu suspects de rigidité militante), s’intéressait aux genres et aux séries, défendait Franju et le court métrage, réévaluait Jules Dassin, détestait Delannoy autant que son meilleur ennemi et s’enthousiasmait sur Fellini (certes opposé à Rossellini, mais bon…). De quoi presque pardonner de haïr autant Jacques Becker et de massacrer French cancan de Renoir.
Surtout, même quand c’était involontairement et à ses dépens, Positif était souvent très drôle. Il fallait l’être pour inventer de toutes pièces un cinéaste-fantôme nommé Maurice Burnan, auteur de chefs-d’oeuvre méconnus tels que Le Légionnaire du bled ou Le Coin fenêtre, et convoquer les « témoignages » experts de France Roche, Boris Vian, Buñuel et Georges Sadoul. Ce canular génial était l’oeuvre de Paul-Louis Thirard (toujours à Positif, mais un peu moins marrant qu’en ces temps héroïques). Il s’agissait évidemment de ridiculiser une bonne fois la « politique des auteurs » et de se moquer un peu de Bazin, Schérer ou Domarchi. Et dire que notre ami Ciment se fâche tout rouge quand on lui attribue quelques lignes apocryphes à propos de Tavernier ! Les temps changent, on ne sait plus rigoler comme avant, c’est bien triste. A l’époque, même Lachenay/Truffaut prenait le parti d’en rire (voir sa réaction à la « redécouverte » de Burnan dans le n° 47 des Cahiers, avec French cancan en couverture !). Pour conclure sur une note frivole mais essentielle, constatons que les Cahiers et Positif n’étaient vraiment plus d’accord sur rien dès l’hiver 54 : Ado Kyrou méprisait Audrey Hepburn (l’égérie des « autres », en couverture couleur de leur n° 42), la traitant de « même pas charmante enfant de choeur » et lui préférant Kim Novac (la coquille est d’époque). Les ravages de la « politique des actrices » : ils ne bandaient pas pour les mêmes. Ah, c’était donc ça…
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Les quinze premiers numéros de Positif (Jean-Michel Place), 1 288 pages, 375f.
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