Pour ce troisième épisode de notre série sur l’histoire du journal face aux cinéastes de notre temps, retour sur l’admiration sans borne qu’ont vouée Les Inrockuptibles au réalisateur sud-coréen Hong Sang-Soo – dont le dernier film La Femme qui s’est enfuie sortira en salle le 30 septembre prochain.
Retrouvez l’épisode précédent de notre série « Récit Critique » :
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>> [RécitCritique#1] Philippe Garrel et Les Inrockuptibles, des amants réguliers
>> [RécitCritique#2] Les Inrockuptibles et François Ozon, l’enfant terrible
« Je voudrais créer un abandon, un laisser-aller dans le film » nous confiait le cinéaste en 2016. Cet appel à investir ses fictions, ses romances anodines, Les Inrockuptibles y ont répondu depuis le début. Hong Sang-Soo est de ceux qui répètent inlassablement un même film, nous en offrant une variante quasiment chaque année – comme Allen, Garrel ou même Ozu avant lui. Un film où il ne se passe en apparence rien et qui continue pourtant d’obséder par sa simplicité. Beaucoup l’ont rapproché de Rohmer, pour ses romances intellectuelles, d’Eustache pour son attachement au trivial et son obsession du désir, ou encore de Resnais, pour son jeu incessant avec la chronologie. On pourrait tout autant l’assimiler à Pialat ou Rozier, tant il laisse une place fondamentale à l’improvisation.
Moraux ou immoraux, les contes prennent place dans les rues de Séoul ou dans la campagne coréenne (à l’exception de rares virées françaises). Les émois concernent des cinéastes à la dérive – une dimension autobiographique assumée – face à des jeunes femmes insaisissables, à l’image de sa muse Kim Min-hee. Qu’elles soient ratées ou fructueuses, ces rencontres finissent souvent noyées dans le soju (le spiritueux local). Terriblement drôle ou à l’inverse déchirant, Hong Sang-Soo est passé maître dans l’art de peindre les sentiments amoureux : une habilité dont Les Inrockuptibles n’ont jamais douté, qu’ils ont tenté d’appréhender à travers de nombreux entretiens et qu’ils continuent de vanter au fil des ans.
Le Jour où le cochon est tombé dans le puits (1996), Le Pouvoir de la province de Kangwon (1998) et La Vierge mise à nu par ses prétendants (2000)
https://youtu.be/b5D9Z41tP5Y
Les trois premiers films du cinéaste nous sont arrivés avec du retard, regroupés à l’occasion d’une sortie DVD comme « une sorte de trilogie prismatique » pour Bertrand Loutte : « ils n’ont rien perdu de leur pouvoir de fascination. Par rebonds, chaque vision de l’un va même jusqu’à suggérer une nouvelle exploration des deux autres […] il est question de réussite sociale, d’argent, d’ivresse, d’une idée de l’amour paresseuse ou dévoyée en simple satisfaction sexuelle. Nonobstant la banalité de ces enjeux scénaristiques, le cinéma de Hong Sang-soo s’avère passionnant dès la première partie du récit. »
Turning Gate (2003)
Gyung-Soo, comédien de théâtre qui s’essaye maladroitement au cinéma, fuit une première femme avant de tomber follement amoureux d’une seconde. Un film scindé en deux autour du désir et de l’abandon, que Jean-Baptiste Morain réussit à comparer de manière surprenante avec le cinéma de Fellini : « mener leur récit sans trop accorder d’importance aux règles dramatiques, et celui de sembler préférer les déambulations de leur personnage principal, ses hésitations, ses doutes, ses réactions, ses petites lâchetés, son abandon et son attention, lui aussi, au surgissement du hasard. » « Turning Gate nous laisse l’âme en paix, tout juste un peu déchirée, comme un ciel après l’orage » conclut-il.
La femme est l’avenir de l’homme (2003)
Un professeur d’art plastique et son ami cinéaste partent tous deux à la recherche d’un amour passé commun, Sunhwa. « Ce qui frappe dans le cinéma de Hong Sang-soo, c’est qu’on s’y sent tout de suite chez soi ; qu’on l’habite sans le moindre effort. Il possède une sorte de génie dans la représentation aiguë de la banalité, voire de la normalité qui surgit au mieux dans les scènes de sexe » écrit Serge Kaganski. « La femme est l’avenir de l’homme est pessimiste, désenchanté, mais jamais totalement noir ou glauque ; tout y est rehaussé par le regard du cinéaste, qui ne surligne rien et n’exagère jamais, qui reste avec ses personnages sans jamais les surplomber.«
L’entretien du cinéaste avec Jean-Baptiste Morain : « Hong Sang-Soo : morceaux choisis »
Conte de cinéma (2005)
Sélectionné pour la troisième fois à Cannes (et grand habitué du festival depuis lors), Hong Sang-Soo apporte ici une variante à la mise en scène de ses romances avec l’utilisation du zoom : « La conséquence, c’est un cinéma moins rigide, plus lâche et plus sale, du moins en apparence, comme si le cinéaste se détendait peu à peu, arrondissait son style pour se concentrer sur l’essentiel : les êtres. Car le plus étrange et le plus stupéfiant, c’est que, dans ses innovations formalistes, Hong Sang-soo parvienne à nous émouvoir profondément, avec des choses simples, presque niaiseuses » analyse Jean-Baptiste Morain, « malgré leurs malheurs, les personnages d’Hong Sang-soo, hommes comme femmes, ont ceci de déchirant qu’ils ne sont pas très différents les uns des autres, pas comme des frères et des sœurs, mais comme des reflets les uns des autres.«
Woman on the Beach (2007)
Un cinéaste en manque d’inspiration s’installe sur la côte ouest. Son chef-opérateur le rejoint et emmène sa petite amie, Moon-sook, pas insensible aux charmes du réalisateur. Jean-Baptiste Morain y voit à sa sortie « un film qui pourrait bien être l’un des meilleurs, l’un des plus riches (de sens, en portée, en sentiments variés qu’il inspire), l’un des plus achevés du cinéaste coréen […] un film de plage tramé de rêves, de ces images et de ces fantasmes qui peuplent le cinéma depuis toujours. […] Hong ne triche pas, ne cache rien des larmes, de la culpabilité sans fin des êtres qui toujours retombent dans les mêmes manies, pièges, névroses. »
Night and Day (2008)
https://youtu.be/-sQY-R0m8MI
Pour la première fois, Hong Sang-soo installe les déambulations de ses personnages dans les rues parisiennes. Un changement de décor comme une énième variation pour Jean-Bapstise Morain : « Hong Sang-soo déplace son cinéma géographiquement mais conserve sa signature inimitable. Drôle et enchanteur […] A vrai dire, dans Night and Day, Paris devient une ville coréenne l’espace de deux heures. Ce ne sera pas le seul élément incongru de ce film au comique fondé sur l’ironie et le décalage entre toutes choses, en premier lieu entre les sentiments. »
Les Femmes de mes amis (2009)
Le duo merveilleux de Go Hyeon-jeong et Kim Tae-u (déjà présents dans Woman on the Beach) revient dans une auto-fiction grinçante sur l’ennui d’un cinéaste qui cherche désespérement à faire des rencontres lors d’un festival de cinéma. Pour Amélie Dubois, « l’un des moteurs de Hong Sang-soo, c’est une matière certes intime, mais aussi retorse, qu’il regarde sans complaisance, et ici avec un humour féroce. […] Le “si tu savais tout” qui ouvre le film semble alors se prolonger et se conclure par un ironique “tu ne saurais rien”, tel un serpent qui se mord la queue, car le doute règne en maître sur ce conte métaphysique et trivial d’une lucidité moite et hallucinée effroyablement hilarante. »
Hahaha (2010)
« On pourrait reprocher au cinéaste Hong Sang-soo de toujours refaire le même film, avec d’infimes et infinies variations. Mais cette réserve ne signifie pas grand-chose si le film en question est bon » défend Serge Kaganski, concernant ce nouveau film au scénario familier : un critique et un cinéaste réalisent qu’ils ont aimé la même femme. « Cette guerre des sexes est difficile, parfois meurtrissante au moment où on la vit. Mais après coup, on peut la regarder avec humour, en rire entre deux bières. Et en faire un film. Ainsi vont la vie et le cinéma, inextricablement tressés chez Hong Sang-soo, modeste moraliste des relations hommes-femmes, fin sismographe des désirs et des sentiments désaccordés. » Le film a remporté le Prix Un Certain Regard au Festival de Cannes en 2010.
Oki’s Movie (2010)
Quatre histoires se succèdent sur les différentes relations amoureuses qu’a vécues une femme, Oki. Toutes en lien avec le cinéma, elles abordent à tour de rôle la difficulté d’aimer et de communiquer. « Tourné en treize jours, ce dernier opus fauché de notre chouchou coréen n’est peut-être pas son plus grand film (pour son côté best-of), néanmoins il impressionne par la perfection de son rythme tranché, de ses plans crus dont le prosaïsme est tellement poussé qu’il en devient quasi hallucinogène » écrit Amélie Dubois.
The Day He Arrives (2011)
Aussi nommé Matins calmes à Séoul, le film suit – à nouveau – les errances d’un cinéaste dans la capitale sud-coréenne, ses virées au bar et ses retrouvailles avec d’anciennes connaissances. « Grâce au noir et blanc, mais aussi aux options spécifiques de la mise en scène, au caractère feutré et hivernal, The Day He Arrives fait presque figure de classique instantané » remarque Vincent Ostria, ajoutant « Pour une fois, le cinéaste a mis le doigt, avec une bande finesse, sur le hiatus qui fond son cinéma, et dont ses héros masculins sont les éternelles victimes : leur incapacité à aimer.«
In Another Country (2012)
C’est la France qui s’invite cette fois en Corée puisque le réalisateur a choisi Isabelle Huppert pour jouer le rôle triple d’Anne, aux destins variables. Pour Jean-Baptiste Morain, « In Another Country est donc un concerto pour Isabelle Huppert, à la fois toujours elle-même et trois fois différente. » Concernant l’intention du cinéaste derrière les multiplications des récits, il remarque : « Il n’y a pas de vouloir-dire dans le cinéma d’Hong, de volonté de porter un message. Mais il y a des mouvements du cœur, des élans du corps qui fluent et refluent sans cesse comme la mer sur le sable. Les amoureux sont des enfants, sourds aux bruits du monde l’espace d’un instant. Seuls au monde, seuls dans ce monde plein de dangers rêvés. »
Haewon et les hommes (2013)
Haewon souhaite mettre fin à sa relation avec son professeur d’université, mais leur secret est dévoilé lorsqu’ils se retrouvent exposés à la vue d’étudiants dans un bar. Un scénario tel « une partition proche de la perfection » pour Jean-Baptiste Morain, qui ajoute « Le quatorzième film d’Hong Sang-soo est d’une grâce infinie. » « Enfin, comment ne pas aimer, comment ne pas être profondément et durablement ému par un film quand il passe du rire aux larmes en quelques secondes (la scène où Haewon imite un mannequin dans un défilé de mode, puis tombe en pleurs dans les bras d’une mère qu’elle ne reverra pas avant longtemps), quand il ausculte aussi finement les balancements des sentiments, les ambiguïtés du désir » conclut-il.
Sunhi (2013)
Jeune diplômée en cinéma qui souhaite partir pour les Etats-Unis, Sunhi retrouve sur le chemin de l’université d’anciennes fréquentations : son professeur, un ex petit-ami et un cinéaste. Les trois hommes lui offrent leurs conseils et tentent tour à tour de comprendre qui est réellement la jeune femme. « Hong Sang-soo ordonne la ronde des sentiments, l’éternel jeu du masculin-féminin avec sa manière usuelle, mélange d’humour et de mélancolie dans le ton, de limpidité et de décontraction dans le style. C’est un cinéma très précis et complexe dans sa structure, son découpage, mais très libre, spontané, limite désinvolte à l’intérieur de chaque scène, où l’on sent acteurs et personnages potentiellement ouverts à toutes dérives, bières et flacons de soju aidant » commente Serge Kaganski.
Hill of Freedom (2014)
Mori, un jeune homme japonais tente de retrouver un amour perdu, Youngsun, en partant pour la Corée. Un scénario ouvert qui privilégie « l’inattendu » explique Emily Barnett, « voilà ce qui affleure sous l’œil nonchalant de la caméra, épousant tous les codes naturalistes de mise en scène. En réalité, le cinéaste se montre continuellement farceur, installant le spectateur dans de longues scènes (souvent des plans-séquences) qui mêlent mélancolie et humour taquin. […] Les personnages d’Hong Sang-soo sont des machines intellectuelles, tout en étant extrêmement vulnérables. Toute la beauté de ce Hill of Freedom réside dans ce double élan résolu à capter l’intelligence de son héros, mais aussi sa maigreur et ses mines rougissantes – dès qu’un dialogue s’engage avec les autres. »
Un jour avec, un jour sans (2015)
Divisé en deux parties, le film revisite la rencontre entre un cinéaste et une jeune femme. Pour la première fois, Hong Sang-soo collabore avec Kim Min-hee, qui deviendra par la suite son actrice fétiche. « L’art sophistiqué de conteur de HSS à son sommet » pour Serge Kaganski, « Parfois le film est plus drôle que tragique, parfois la mélancolie l’emporte sur le comique, mais les deux tonalités sont toujours mêlées. » « Rarement un film de HSS aura été à ce point centré sur un homme, une femme, leur rencontre […] Outre son style limpide, non tapageur, enraciné dans le cinéma des origines, la singularité du cinéma de Hong Sang-soo réside dans cette obstination à ne filmer que les premières heures d’une rencontre, le processus de cristallisation amicale ou amoureuse entre deux êtres, ces instants où tout se joue dans l’incertitude la plus aiguë. »
L’entretien avec Théo Ribeton : Hong Sang-Soo : « Je fais des films avec presque rien »
Yourself and Yours (2016)
Le cinéaste arrive une nouvelle fois à nous surprendre avec une histoire qui aborde pourtant ses thèmes privilégiés. Un couple qui décide d’arrêter de boire, commence à battre de l’aile. « Yourself and Yours, qui fait son miel d’un point de départ au premier abord très banal, mais qui va engendrer un prodige de film, un petit feu d’artifice en chambre, un petit bijou, une bouffée de bonheur » résume Jean-Baptiste Morain. « Hong Sang-soo joue – sur des rimes – avec nos nerfs… Même la résolution du film apparaît comme un nouveau rêve. ‘Le melon est plus sucré que la pastèque, mais la pastèque étanche plus la soif.’ C’est la morale humble mais déchirante de ce – une fois de plus – magnifique film de ce diable de Hong Sang-soo.«
Seule sur la plage la nuit (2017)
Très bien reçu par la critique française, Hong Sang-soo aborde ici sa propre histoire et la relation adultère qu’il a entretenue avec son actrice. Une histoire qui fit scandale en Corée du Sud. « Dans ce nouveau film avec sa muse Kim Min-hee, le cinéaste poursuit son questionnement sur le réel et sa représentation » écrit Jacky Goldberg, « Seule sur la plage la nuit est ainsi un autre de ces Vertigo movies […] il va droit au cœur de ce qui constitue le cinéma : qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui est rêvé, et qu’est-ce que nous, spectateurs, voyons exactement ? Cette préoccupation, qui travaille le cinéaste coréen depuis longtemps mais rarement avec une telle clarté »
Le Jour d’après (2017)
Pour cette histoire d’adultère plus sombre qui mêle lâcheté et humiliation, Hong Sang-soo revient au noir et blanc ombrageux. Théo Ribeton y voit « quelque chose de plus grave et douloureux, qui fera sans doute dans l’œuvre de plus en plus prolifique du Coréen […] comme une belle tache sombre, une virgule de profonde tristesse, où rien n’est plus beau que la déception effarée de Kim Min-hee : on prendrait à chaque fin de plan la comédienne dans nos bras si c’était possible, tant elle attire à elle presque toute la compassion que nous sommes capables de céder aux protagonistes d’un film. […] Voilà peut-être l’un des personnages les plus purs et les plus courageux jamais écrits par Hong Sang-soo ! » Pour Bruno Deruisseau, la dimension tragique est « renforcée par l’impression d’un film à fleur de peau, où l’intranquillité de son auteur, ses affects agités et sa fragilité semblent plus que jamais exposés. »
La Caméra de Claire (2017)
Tourné pendant le festival de Cannes en 2016, Hong Sang-soo rassemble ses deux actrices, Isabelle Huppert et Kim Min-hee, dans « un petit bijou de film improvisé » écrit Jean-Baptiste Morain. « La Caméra de Claire est un conte plein de grâce, merveilleux, farfelu, drôle et plein des couleurs de la French Riviera, avec une jolie morale finale sur la puissance rédemptrice de l’art : toutes les choses de la vie “peuvent changer, il suffit de les regarder une seconde fois, très lentement”, explique Isabelle Huppert à qui Manhee a demandé pourquoi elle prenait des photos. »
Grass (2018)
Pour la première fois, un film de Hong Sang-soo déçoit la rédaction sur certains aspects. Pour Alexandre Buyukodabas, « Grass est à la fois virtuose et aride : si les cadres et le montage construisent de subtils échos entre ses vignettes, son dispositif frôle parfois l’exercice scolaire. Le goût du détail absurde (des laveurs de carreaux de Seule sur la plage la nuit au molosse de La Caméra de Claire) ou l’incertitude des situations semblent s’être un peu dilués dans ce café impersonnel. »
Hotel by the River (2018)
https://youtu.be/16BTvCgEA1Q
Tourné en 2018, le dernier récit d’Hong Sang-soo n’est sorti en salle qu’en 2020. L’histoire prend place dans un hôtel enneigé au bord d’une rivière. « Dans Hotel by the River, les personnages de Hong Sang-soo ne sont plus que des surfaces sensibles sur lesquelles s’impriment des sensations, des images : la couleur du ciel, les contrastes thermiques, le froid dehors, la neige, la chaleur du café, de la soupe » écrit Murielle Joudet. « Tout le monde semble vouloir prendre congé du film, à commencer par Hong Sang-soo, qui paraît de plus en plus intraçable, efface ses empreintes pour ne pas qu’on puisse remonter jusqu’à ses intentions.«
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