Pour ce deuxième épisode de notre série sur l’histoire du journal face aux cinéastes de notre temps, retour sur un réalisateur que Les Inrockuptibles ont suivi de près, de ses débuts prometteurs jusqu’à son épanouissement total aujourd’hui avec Eté 85 : François Ozon.
Retrouvez l’épisode précédent de notre série « Récit Critique » :
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Lorsqu’il sort de la Fémis, François Ozon ne perd pas de temps. Ses courts-métrages s’enchaînent et interpellent : Une robe d’été (1996) est “un court-métrage souriant et ensoleillé” pour Christophe Musitelli ; mais Regarde la mer (1997) reste encore trop didactique : “On a souvent l’impression de suivre un exercice de style scénaristique et filmique parfois brillant, mais le plus souvent scolaire.” Scènes de lit, qui sort l’année suivante, convainc Olivier Nicklaus : “En filmant strictement l’essentiel avec une rigueur impressionnante, Ozon fait basculer le film vers un surréalisme digne du Buñuel des débuts.” Le cinéaste d’une trentaine d’années se construit déjà l’image d’un jeune prodige, prêt à bousculer le 7e art. S’attachant dans ses fictions à faire exploser le carcan familial, Ozon joue avec des personnages marginaux aux pulsions inavouables et ne cesse de changer de registre avec un appétit incontrôlable. Il n’oublie pas pour autant de rendre hommage aux maîtres, multipliant les références et les genres, s’amusant sans limites avec ses scénarios insolites. Le nouvel enfant terrible du cinéma français est né.
A raison d’un film par an, deux veines se distinguent rapidement dans son œuvre : les films provocateurs, transgressifs pour certains, qui montrent son envie pressante de faire ses armes à ses débuts (Sitcom, Les Amants criminels, Swimming Pool) et les films plus personnels, épurés, sans références ostentatoires (la révélation de Sous le sable puis Le Temps qui reste, Le Refuge). Ces deux facettes s’alternent, laissant Les Inrockuptibles frustrés face à la première et toujours émerveillés quand revient la seconde. Ce qui est sûr, c’est qu’Ozon n’a jamais cessé de surprendre, s’aventurant constamment là où personne ne l’attendait. C’est sûrement pour cela que, quand bien même il a parfois été boudé par la rédaction, il a existé très tôt aux Inrockuptibles l’envie de lui donner la parole à travers de nombreux entretiens.
Sitcom (1998)
Après des courts-métrages prometteurs, le premier long-métrage de François Ozon sur les dysfonctionnements familiaux peine à convaincre. “Le vrai problème d’Ozon, c’est qu’il se force : il n’a pas réellement la fibre comique. Il espère faire rire avec une sorte de resucée de Théorème revu et corrigé par Au théâtre ce soir, où inceste, homosexualité et sadomasochisme sont censés faire souffler un vent de folie salutaire dans une famille bourgeoise très BCBG. Mais dans le fond, le film ne fonctionne que lorsqu’il joue totalement la carte de la sitcom”, regrette Vincent Ostria.
Les Amants criminels (1999)
Son deuxième film, Les Amants criminels, continue de partager. Pour Serge Kaganski, en revisitant ce genre phare – avec un duo de meurtriers porté à l’écran par Jérémie Renier et Natacha Régnier -, “son cinéma ne transgresse rien du tout, trop tributaire qu’il est de ses intentions, trop ancré dans ses certitudes, trop empâté par ses surcharges signifiantes et symboliques”. “Le cinéma d’Ozon donne le sentiment d’être déjà vu avant d’être vu : tout y est figé et contrôlé, tout y est donné à voir par le dialogue ou par le cadre, l’implicite y est explicite”, ajoute-t-il.
Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (2000)
C’est avec son adaptation osée d’une pièce de Rainer Werner Fassbinder qu’Ozon conquit Les Inrockuptibles et que ses prises de risque payent enfin. “Inutile de prendre des airs de cinéphile outragé : Fassbinder aurait adoré ce jeu de la séduction nécrophile, ce respect de rien érigé en principe d’action. Un jeu où Ozon se révèle plus pernicieux qu’on ne le croit : on comprend progressivement, par la liberté que prend la mise en scène à sauter allégrement d’un registre à l’autre […] que le projet pourrait vite tourner à la fête insolente, voire au bon film”, écrit Philippe Azoury, avant d’ajouter : “Voilà le plus bel hommage que l’on pouvait faire à Fassbinder : enculer son cadavre, lui faire subir une série d’outrages, habiter ses appartements, y organiser des fêtes en son honneur.” Luc Arbona, quant à lui, écrit : “En quatre actes, entre quatre murs d’un décor kitsch BCBG ouest-allemand, entre quatre personnages, François Ozon restitue ce sentiment d’étouffement progressif avec la perfection d’un catalogue Manufrance circa 1973.”
Le film sera à l’époque l’occasion d’un entretien avec Frédéric Bonnaud
Sous le sable (2000)
Changeant une nouvelle fois de registre, Ozon réunit Charlotte Rampling et Bruno Cremer dans un drame énigmatique sur une disparition inexpliquée et envoûte (presque totalement) la rédaction. “Après une série de films qui voulaient cogner trop fort et trop vite, François Ozon touche à une plénitude artistique aussi réjouissante qu’inattendue. Histoire d’un deuil impossible, Sous le sable chuchote sa beauté au lieu de la brailler, suscite un mystère inépuisable avec le minimum d’effets, se regarde autant qu’il se rêve”, affirme Frédéric Bonnaud. “Ozon devient cinéaste en baissant de plusieurs tons, en adoptant une sérénité de filmage qui suggère beaucoup de choses, une infinité de possibles, sans jamais rien asséner”, renchérit-il. Tandis que Luc Arbona a un regret : “Le tout petit hic, c’est que cette obsession quasi scolaire du contrôle intégral se sent. Et empêchera le spectateur de crier ‘chef-d’œuvre’, et l’élève Ozon d’avoir le 20/20 qu’il attend.”
Le film sera à l’époque l’occasion d’un entretien croisé entre le réalisateur et son actrice Charlotte Rampling, par Vincent Ostria.
Huit femmes (2001)
Pour son adaptation de la pièce de Robert Thomas sous forme de mélo musical en huis clos, Ozon s’offre un casting exceptionnel d’actrices françaises : Danielle Darrieux, Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Emmanuelle Béart, Fanny Ardant, Virginie Ledoyen, Ludivine Sagnier et Firmine Richard. Un pari réussi pour Frédéric Bonnaud : “Avec talent, maîtrise, quelques grandes actrices françaises et une petite dose de perversité, François Ozon joue et gagne (…) Ozon rajoute une bonne couche d’émotion cinéphile et n’hésite pas à prendre des manières de propriétaire qui arpente joyeusement ses terres obsessionnelles. A la fois ange exterminateur et captif amoureux de ses motifs et auteurs de prédilection, il pousse toujours le bouchon un peu plus loin.”
Le film sera l’occasion d’un entretien du cinéaste autour de ses références : “François Ozon – Fantômes sweet home”, avec Serge Kaganski
L’année suivante, Frédéric Bonnaud fera le portrait du cinéaste : “L’Histoire d’O. – François Ozon”
Swimming Pool (2003)
Dans ce thriller librement inspiré de La Piscine de Jacques Deray, Ozon rassemble ses actrices Charlotte Rampling et Ludivine Sagnier pour un film majoritairement parlé en anglais. Serge Kaganski lui reproche malheureusement de n’être qu’un “ticket d’entrée pour Hollywood” : “A trop mêler les divers niveaux de réalité, plus rien ne compte, les enjeux s’évaporent. Quand un meurtre surgit, c’est soit trop gros, soit une pure construction de l’esprit : dans les deux cas, on s’en fiche. Quand un film n’est plus qu’un jeu de l’esprit autour de règles éventées, la croyance du spectateur n’a plus grand-chose à quoi se raccrocher.”
5×2 (2004)
https://youtu.be/FlzoWffBAYo
Pour 5×2, Ozon remonte le cours d’une histoire d’amour – celle du couple Valeria Bruni Tedeschi et Stéphane Freiss – qui finit par un divorce, scène d’ouverture du film. “Inévitablement, le film cherche et trouve des signes de cette rupture annoncée, des éléments qui désigneraient les facteurs de cette division, nous donnant l’impression fort déplaisante non seulement qu’on a une longueur d’avance sur les personnages (d’où un certain ennui), mais surtout qu’on les regarde tels des rats de laboratoire, du haut de notre savoir sur eux, sur leur avenir”, écrit alors Amélie Dubois.
Le Temps qui reste (2005)
https://youtu.be/CKl2OEq32AY
Une nouvelle fois, dans un film d’Ozon, le temps est compté – ici, c’est celui de Romain (Melvil Poupaud) à qui il ne reste que trois mois à vivre. Il décide de se confier à sa grand-mère (Jeanne Moreau) et rencontre par hasard Jany (Valeria Bruni Tedeschi). “François Ozon signe un film d’une beauté poignante sur l’attitude et le cheminement d’un jeune homme face à un cancer qui le condamne”, se réjouit Serge Kaganski, avant d’ajouter : “On peut ne pas partager l’attitude de Romain face à la mort. Difficile en revanche de ne pas succomber à la belle cohérence de ce film, à son émouvante sobriété.”
Angel (2006)
Pour son exploration du drame historique en costumes, Ozon adapte un roman d’Elizabeth Taylor et place son histoire en Angleterre, au début du XXe siècle. La production internationale réunit alors Romola Garai, Michael Fassbender, Sam Neill et toujours Charlotte Rampling. Pour Patrice Blouin, il est le “meilleur film de son auteur” : “Depuis longtemps déjà, le cinéma de François Ozon est hanté par l’effacement et la disparition (Sous le sable, Le temps qui reste). Mais pour la première fois, ici, il arrive à en faire la doublure imprévue d’un romanesque tape-à-l’œil. Cette association paradoxale est ce qui fait tout le panache de cet ange criard.”
Ricky (2009)
Le titre de son film précédent résonne avec ce nouveau conte loufoque qui rassemble Alexandra Lamy et Sergi López. Dans cette adaptation d’une nouvelle de Rose Tremain, Katie, qui travaille dans une usine de produits chimiques, enfante un nourrisson ailé… Ozon déroute et réussit une nouvelle fois à surprendre, Serge Kaganski en premier : “On ne peut que saluer l’imagination et le culot d’Ozon qui… ose des choses inhabituelles dans le cinéma français”, écrit-il. “François Ozon est brillant, mais on ne sent pas toujours ce qu’il ressent, on ne saisit pas toujours en quoi ses films le traversent.”
Le Refuge (2010)
Pour ce film récipiendaire du prix spécial du jury au Festival de San Sebastian, Ozon met en scène Isabelle Carré dans un mélodrame aux ingrédients efficaces : l’overdose qui emporte l’amoureux (Melvil Poupaud), la mère célibataire (Isabelle Carré) et l’aide d’un petit frère charmeur (Louis-Ronan Choisy). Olivier Père souligne le talent de l’actrice – “Isabelle Carré trouve dans Le Refuge un des plus beaux rôles de sa carrière, et sa performance mérite tous les éloges” – mais aussi du cinéaste : “Le Refuge confirme qu’Ozon vieillit bien, mieux que ses débuts tapageurs pouvaient le laisser craindre. La prolificité du cinéaste a fini par porter ses fruits et l’on est en droit d’attendre ses prochains opus avec une confiance et une curiosité renouvelées.”
Potiche (2010)
Ozon n’a décidément peur de rien et s’essaye à la comédie de mœurs doublée du film historique féministe, avec une Catherine Deneuve – comme on ne l’avait jamais vue – accompagnée de Gérard Depardieu, Fabrice Luchini, Karin Viard et Jérémie Renier. Emily Barnett décrypte Potiche ainsi : “Sous les atours d’une comédie ludique et sémillante, (le film porte) un regard singulièrement aigu sur notre époque.” Elle ajoute : “Ce point de rencontre entre une actrice (atemporelle) et son personnage fait de Potiche non seulement une comédie alerte résonnant avec l’air du temps, mais un sublime manifeste féministe, s’ajoutant à tous ceux déjà réalisés par Ozon.”
Dans la maison (2012)
Librement adapté d’une pièce de Juan Mayorga, ce nouveau drame d’Ozon fait se confronter le jeune Ernst Umhauer, élève brillant et manipulateur, et Fabrice Luchini, son professeur. “Dans la maison, ce serait un peu le Théorème de Pasolini revu et pastiché par l’auteur de Huit femmes, dont l’écriture est rarement aussi alerte, aiguisée et ludique que lorsqu’il s’agit de jouer sur les clichés”, écrit Romain Blondeau.
Le film sera l’occasion d’un entretien entre le cinéaste et Serge Kaganski : “François Ozon : visite guidée de son œuvre”
Jeune et Jolie (2013)
Le cinéaste se penche ici sur le quotidien d’Isabelle, une jeune lycéenne (Marine Vacth) qui tombe dans la prostitution de luxe. Un énième tabou à explorer pour Ozon qui fait douter à nouveau Serge Kaganski : “Ce film se regarde sans ennui mais sans passion, et s’anime grâce à quelques scènes plus vibrantes.” Et de conclure : “On comprend ce choix de cinéma (ne pas verser dans le jugement sociopsychologique, pas de film dossier, respecter l’individualité, l’altérité et la liberté d’un personnage de fiction…) tout en le trouvant frustrant intellectuellement : on a toujours envie de comprendre un personnage, pour mieux l’aimer ou le haïr, pour vibrer avec ou contre lui.”
Une nouvelle amie (2014)
Claire (Anaïs Demoustier) qui vient de perdre sa meilleure amie, découvre que celle-ci était mariée à une femme trans (Romain Duris) est une femme trans. Jean-Marc Lalanne voit ici se développer “un imaginaire hitchcockien à l’érotisme morbide” tandis que Serge Kaganski écrit qu’“[Ozon] réussit ce qu’il n’atteint pas dans tous ses films : l’alliage de la comédie et du drame, du rose et du noir, de l’emballage et du contenu”.
Frantz (2016)
Au lendemain de la Grande Guerre, Adrien (Pierre Niney) retourne sur la tombe de Frantz, l’ami qu’il a perdu au combat, et qui a laissé veuve Ana (Paula Beer). Cette relecture de L’Homme que j’ai tué de Lubitsch constitue, pour Jean-Baptiste Morain, un “fascinant portrait de femme à la fois victime, entêtée et forte”. “C’est assez retors, mais aussi brillant et très émouvant, grâce notamment au talent de Paula Beer”, ajoute-t-il.
L’Amant double (2017)
Ozon retrouve ses acteurs, Jérémie Renier et Marine Vacth, dans un thriller autour du thème du doppelgänger maléfique. Chloé tombe amoureuse de son psychologue, Paul, mais découvre bientôt qu’il a un frère qui exerce la même profession. “Le couple formé par Marine Vacth et Jérémie Renier est une décharge sensuelle dans cet univers froid et incertain”, dit Emily Barnett, avant d’écrire : “Quatre ans après Jeune et jolie, où elle jouait une prostituée dénuée d’affects, l’intrigante Marine Vacth nous aspire dans ses obsessions. Elle qui n’était que surface, froideur, opacité, libère ici son intériorité, jusqu’au vertige.”
Grâce à Dieu (2018)
Le cinéaste revient avec un drame inspiré de l’affaire Bernard Preynat, dans laquelle le prêtre du même nom est accusé d’avoir agressé sexuellement des enfants (il a finalement été reconnu coupable d’agressions sexuelles sur mineurs en mars 2020, ndlr). Les victimes sont incarnées à l’écran par le trio Melvil Poupaud, Denis Ménochet et Swann Arlaud. “De façon virtuose, Ozon contourne les codes du film dossier édifiant pour scruter l’hypocrisie du pouvoir catholique. Un grand film pudique sur la parole et les différentes formes de famille, subie ou choisie”, se réjouit Marilou Duponchel. “On reconnaît l’attrait du cinéaste pour le coup d’éclat, mais le film ne saurait se réduire à un objet polémique. Il est en réalité tout autre […] étonnamment doux, serein.”
Le film, grand prix du jury à la Berlinale, a été l’occasion d’un nouvel entretien entre le cinéaste et Jean-Baptiste Morain
Eté 85 (2020)
Adaptation du roman La Danse du coucou d’Aidan Chambers, le dernier film de François Ozon revisite le teen movie. La romance prend place dans les années 1980 et met en scène deux espoirs français, Félix Lefebvre et Benjamin Voisin. “L’adolescence, le sentiment amoureux, la mort, la puissance de l’écriture cinématographique au cœur de l’un des meilleurs films du cinéaste. Un film entêtant comme une chanson de l’été”, écrit Bruno Deruisseau. “Sous ses airs de teen movie estival, le film est un récit des origines vertigineux, celui de son personnage principal, Alexis, de son auteur, François Ozon, et du pouvoir du cinéma.”
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