Il survit à Beyrouth-Ouest une dernière salle “à l’égyptienne”, le Montréal – hall de marbre, grands escaliers qui n’en finissent plus de descendre, odeur de musc. Ici, on vient fumer devant un film, temps suspendu au rideau de velours. La tradition de l’interruption en milieu de séance a été maintenue, une guirlande de lampes décore […]
Il survit à Beyrouth-Ouest une dernière salle “à l’égyptienne”, le Montréal – hall de marbre, grands escaliers qui n’en finissent plus de descendre, odeur de musc. Ici, on vient fumer devant un film, temps suspendu au rideau de velours. La tradition de l’interruption en milieu de séance a été maintenue, une guirlande de lampes décore la buvette en lui donnant des airs d’arbre de Noël. Quand le film reprend, vous n’avez plus la force de rien. Le Montréal est la plus belle salle au monde.Fin avril, on y jouait, pour deux soirs, Le Chaos, le dernier Youssef Chahine. Encore fallait-il le savoir, le nom du plus célèbre cinéaste arabe n’apparaissant qu’au bas d’une affiche hideuse, et le jeu de photos, effarant de laideur, ne permettait pas vraiment de distinguer Le Chaos du reste de la production comique arabe. A 20 heures, on était vaguement six, le projectionniste avait déjà lancé le film, avec une avance de dix minutes, devant une salle vide.
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Ce soir-là, Chahine était (déjà) mort. Mais ce n’est pas mieux en France, où Le Chaos est, paraît-il, sorti en début d’année – sans que personne n’en ait été alerté. Pas de quoi être fier : Le Chaos est un grand Chahine. Un Chahine qui bande encore. Un de ses films les plus insolents, les plus libres, les plus à cran politiquement depuis longtemps, assez gonflé et sexy pour rendre vert de rage les ultra-islamistes. Qui le sait ? Personne n’a voulu voir Le Chaos, sous prétexte que, malade, Joe n’a fait que superviser le film, abandonnant la direction d’acteur à Khaled Youssef. En fait, en lovant Le Chaos dans les canons de la comédie arabe pour mieux la subvertir. Chahine avait posé une bombe qu’il avait pris soin
au préalable de maquiller en nanar. Et aveugles, on n’y a vu que le nanar.
En faisant semblant de jouer au cinéaste arabe, en ne faisant donc plus le va-et-vient stylistique entre Alexandrie et New York, Chahine désarçonnait plus encore. C’est l’invention d’une vie : avoir été, stylistiquement, un grand cinéaste apatride, qui n’a appartenu en toute étrangeté qu’au pays Cinéma, mélangeant tout. Jusqu’à en devenir hilarant lorsque, délirant sa biographie en bon levantin (l’halluciné triptyque d’Alexandrie), il en profitait pour réécrire l’histoire du cinéma égyptien, oubliant volontairement qu’Hollywood avait envoyé ses cinéastes en stage au Caire durant tout le début des années 30 pour qu’ils apprennent à diriger des comédies musicales. Joe avait beau avoir signé avec Gare centrale (1958) la comédie musicale égyptienne ultime, il a passé sa vie à regretter de n’avoir pas dirigé Cyd Charisse. Il lui fallait se rêver américain, cracher sur le Caire, danser sur son histoire pour mettre en marche la machine folle. Mais les cinéphiles emmerdent Fred Astaire et Cyd Charisse, Joe Chahine a fait beaucoup mieux que ça : il a inventé le cinéma bâtard.
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