Découvert à 14 ans dans « Entre les murs » de Laurent Cantet, le jeune comédien traverse le meilleur du cinéma d’auteur national : « Bandes de filles » de Céline Sciamma, « Nocturama » de Bertrand Bonello, jusqu’à « Grave » de Julia Ducournau, où il excelle en étudiant vétérinaire gay qui excite l’appétit de sa room mate anthropophage
Dans Grave de Julia Ducournau, l’héroïne partage avec lui son appart de cité U. Dans Patients de Grand corps malade et Mehdi Idir, le héros, un gars tout cassé après un accident sportif, partage avec lui sa chambre d’hôpital. Rabah Naït Oufella est en ce moment le room mate le plus prisé du cinéma français. Et dans les deux films, ce boy next bed brille par son aisance gouailleuse, sa prestance physique, son charisme tranquille.
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« La première fois que je me sentais représenté »
Il n’a que 24 ans, mais cela fait déjà presque dix ans qu’il a tourné son premier film. Pas n’importe lequel. Entre les murs de Laurent Cantet : Palme d’or 2008, près de deux millions d’entrées France, une nomination à l’oscar. Avant Entre les murs, le cinéma ne comptait pas du tout dans sa vie.
« J’étais assez agité comme gamin. Pour me concentrer sur un truc pendant deux heures, c’était chaud. Sauf sur certains films que je kiffais vraiment et que du coup je voyais des dizaines de fois. Le premier Taxi, je l’ai vu cinquante fois. La Tour Montparnasse infernale, je l’ai vu 70 fois. La Haine, je l’ai vu 80 fois ».
Le garçon est né à Paris dans le XXe arrondissement, entre Belleville et Ménilmontant. Sa mère était femme de ménage, son père cuisinier. Il est le cadet d’une famille de quatre enfants.
« Je suis pas né dans une cité en banlieue, mais quand j’étais petit ce quartier de Paris était très différent d’aujourd’hui. C’était encore un quartier populaire. Quand j’ai vu La Haine, j’ai eu l’impression de tout reconnaitre, la façon dont les mecs se tiennent dans la rue, trainent en semble, font les mêmes trucs avec les cigarettes. C’est la première fois que le cinéma me faisait cet effet, que je me sentais représenté. Je m’identifiais vraiment à eux, un peu caillera, pas vraiment un dur, plutôt un mec persécuté par la société ».
Le foot, le rap, la politique
Avant l’âge de 13 ans, à part ces quelques films-chocs, le cinéma n’occupe pas le centre de sa vie. La place est prise par le foot et le rap. Le rap français surtout.
« J’ai grandi en écoutant Fonky Family, IAM, Troisième oeil, Secteur A, Nèg’marrons, plus tard Diam’s qui pour moi était le boss, Kenny Arkana… A moins de dix ans, j’étais déjà à fond. Je pensais déjà à penser que je serai rappeur. Très vite je me suis mis à écrire des textes. J’ai rappé jusqu’à deux ou trois ans. J’ai même enregistré un album, j’ai été approché par des maisons de disques. Et puis j’ai perdu la motivation. J’aime un peu moins la production actuelle, il y a moins de trucs nouveaux qui me font kiffer. Même si j’aime bien PNL ou MHD. Ce sont de tels phénomènes, que ça force un peu l’admiration et le respect ».
De l’atelier cinéma à la Palme d’or
L’été 2007, Laurent Cantet choisit de tourner son adaptation du roman de François Bégaudeau, Entre les murs, dans l’établissement où Rabah termine sa quatrième. Le cinéaste a créé une classe en choisissant des élèves entre 13 et 15 ans parmi ceux du collège Françoise-Dolto, rue des Pyrénées.
« Ouais, Laurent Cantet a fabriqué une classe en ne prenant que la crème de la crème des cas sociaux : nous« , commente-t-il en riant. Plus sérieusement, il se souvient avoir d’abord failli refuser le film :
« Le tournage était au moins d’aout. Moi quand je suis en vacances, faut pas me casser les couilles (rires). Honnêtement, je l’ai fait quand j’ai appris que je serai payé. On était petits, on se permettait pas trop de rêver ; le cinéma, c’était très loin de nous. Quand le collège nous a dit qu’on allait faire un film, j’imaginais une sorte d’atelier cinéma hyper relou, avec en bout de course 30 DVD dont on aurait tous une copie pour la montrer à nos parents et une affiche qu’on aurait tous peints. Pas une seconde je pouvais me raconter que ce serait un vrai film sérieux, que des gens verraient en salles, qui aurait même la Palme d’or et sortirait partout dans le monde! »
A aucun moment, Rabah ne vit le tournage d’Entre les murs comme un travail, ni l’indice d’une possible orientation professionnelle. « Laurent Cantet faisait des prises de trente ou quarante minutes. Souvent il n’en faisait qu’une. Il piochait dans ce qu’il y avait de vrai. C’est sur que ce tournage a ouvert un truc en moi, mais je m’autorisais pas trop à y croire. Je me disais juste : « J’ai vécu un truc trop bien » et je n’étais pas sûr qu’il y en aurait d’autres ensuite ».
Cela arrive pourtant assez vite. Avant même la sortie d’Entre les murs, la mère d’une des élèves du film, directrice de casting, le propose à la jeune cinéaste Sarah Léonor pour un second rôle dans Au voleur, avec Guillaume Depardieu (l’avant-dernier film du comédien). Il est pris, n’en revient pas. « Truc de ouf! je fais un second film, puis un troisième… Jusqu’à l’âge de vingt ans, sérieux, je pensais pas que ça continuerait. Je me souviens que quand on m’a indiqué la ville ou était tourné Au voleur, j’ai demandé la ligne de train qui y menait. Quand l’assistant de prod m’a dit : « T’inquiète, on va venir te chercher en voiture », j’hallucinais! »
Injustice, politique, colère
Dans les années qui suivent Entre les murs et Au voleur, les tournages ne s’enchainent pas à un rythme très soutenu. Peut-être grâce au rap, peut-être grâce à La Haine, l’ado est de plus en plus sensible à l’inégalité, à l’injustice. Les manifs contre le CPE l’enflamment :
« J’étais vraiment à fond. Je ne sais pas si je dois vraiment le dire, mais c’est moi qui ait apporté et poser le U qui a condamné l’accès à mon collège! J’ai fait toutes les manifs. Évidemment, c’était un peu pour ne pas aller à l’école, parce que tout ce bordel, c’était excitant. Mais aussi par conviction. Quelques années après, j’ai fait aussi toutes les manifs « Dégage, Ben Ali« , je me sentais hyper concerné. Aujourd’hui, ça m’a en partie passé. Je me suis pas trop intéressé à Nuit debout. Même si j’ai été coursé par la police une nuit où je sortais de club à République. Par contre, je suis très mobilisé contre les abus policiers, les bavures, toutes ces violences policières choquantes qui se sont produites très récemment ».
Vers un cinéma d’auteurs
Ces dernières années, le cinéma lui a proposé à plusieurs reprises des rôles en fortes résonances avec des événements violents de l’actualité. Dans Tout, tout de suite de Richard Berry (2015), le film passé relativement inaperçu sur le meurtre d’Ilan Halimi, il jouait un membre du gang des barbares, autour de Youssouf Fofana. « Le plus cruel de tous, le pire« , commente-t-il avec une nuance d’embarras. Quand on lui demande ce qu’il pense du film, il botte un peu en touche. « C’est sûr que c’est important d’essayer de comprendre ce crime. Mais je crois que le film n’est pas sorti au bon moment, qu’il n’y a peut-être pas la bonne distance avec les événements…« .
On lui dit alors qu’un autre des films dans lequel il a tourné a également été jugé par certains inopportun dans le contexte des récents attentats : Nocturama de Bertrand Bonello. « Alors là, je pense complètement l’inverse! Nocturama a été fait absolument au bon moment. C’est un film très éclairant sur le monde dans lequel on vit. Il y a un malentendu, parce que certains attendaient un film sur le jihadisme, et que le film n’est pas ça. Ce qui l’ont vu le savent. »
Il est très élogieux sur le travail de Bonello, parle de « ce truc unique qu’il a dans l’esthétique. Il fait un cadre sur un mec qui marche dans un couloir et c’est super beau, intéressant à regarder, c’est du cinéma« . Il dit apprendre sur le tas, se sent mieux dans le cinéma d’auteur que dans les films plus populaires. « J’aime bien rencontrer des réalisateurs qui sont des artistes. Ils m’apprennent des choses. En général, je découvre leur travail quand je les rencontre. J’avais jamais entendu parler de Cantet avant de tourner Entre les murs. Ni de Céline Sciamma avant de faire Bande de filles. Depuis j’ai vu ce qu’elle a fait avant, j’adore Tomboy... Faire du cinéma, c’est ce qui me permet de me former en fait »
Il parle de Grave comme de l’expérience d’acteur la plus forte qu’il ait vécu à ce jour:
« Déjà, on me propose pas tous les jours un rôle de garçon gay qui s’appelle Adrien. Ça m’est apparu comme une vraie opportunité, un truc vraiment fort. Quand on me demande si ça me pose un problème de jouer un gay, je comprends même pas la question. J’ai des potes qui m’ont fait deux ou trois vannes lourdes, mais je m’en fous. Ce qui est beau, c’est que ce personnage est une caillera dans son quartier et là, il se retrouve à l’internat pour devenir vétérinaire. Et tout d’un coup, tout ce qu’il ne pouvait pas vivre sexuellement dans son milieu, il va en profiter à fond. Julia m’a d’abord parlé de cet aspect du personnage. Et ensuite je lui ai demandé : « Bon si c’est moi qui joue, est-ce qu’il s’appelle encore Adrien ? ». Elle a dit oui et je trouve ça fort. Ça m’est arrivé de passer des castings pour des personnages qui s’appellent Jean-Yves qu’on rebaptise Miloud si c’est moi qui ait le rôle (rires) ».
Des trucs cool
Le garçon qui avait un peu de mal à se concentrer deux heures sur un film va désormais au cinéma quatre fois par semaine. Il a beaucoup aimé Les Derniers Parisiens d’Hamé et Ekoué, considère Slimane Dazi comme son grand frère (« si j’ai quoi que ce soit comme question, c’est lui que j’appelle« ), a presque laissé couler une larme devant Lion (« il m’a tiré la larme le petit enculé, là« ), a été très déçu par le film de Denzel Washington, Fences (« Il se passe rien dans le film. Et pourtant je suis super fan de Denzel. J’aurais pas vu le film et quelqu’un me dirait ce que je suis en train de te dire, on s’embrouille direct« ).
Et lorsqu’on le rencontre, il s’apprête à aller voir Moonlight. A coté de la comédie, il fait aussi des boulots intermittents, notamment dans la restauration. « Je préfère ça que de cachetonner n’importe ou pour gagner de quoi vivre. J’ai envie d’être un peu sélectif maintenant. » Lorsqu’on lui demande comment il voit les cinq années qui viennent, il dit espérer « trouver de beaux projets. Le cinéma m’est tombé dessus. Je te cache pas que c’était inespéré. Je pensais pas aimer autant le taf que je fais. J’ai envie que ça continue comme maintenant. Pas de pression. Faire des trucs cool avec des gens cool. »
Dans les poches de Rabah Naït Oufella :
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