« Suicide Squad », prochain blockbuster DC Comics réalisé par David Ayer (« Fury »), sera-t-il aussi cinglant et ténébreux que le comic-book dont il s’inspire ? En attendant de déterminer ceci le 4 août prochain, retour sur les aventures dessinées de Deadshot et Harley Quinn.
Suicide Squad, la série de comics développée dès 1987 par John Ostrander & Keith Giffen, incarne tout un concept. L’Escadron Suicide du titre se compose de quelques bad guys préexistants au sein de l’univers DC Comics : experts en armes et en arts martiaux, aliénés, vengeurs autodidactes, aberrations de la nature. Officiellement nommée Task Force X, cette bande est soumise à l’autorité de l’armée américaine, l’employant pour des missions top secrètes à hauts risques, en échange d’une remise de peine. Tel que l’entend son surnom funèbre, ces opérations-commando font des membres du crew, pour la plupart hantés par un drame intime, une véritable chair à canon.
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Entre grandes gueules, quête de rédemption et rapport à l’imaginaire US, ce synopsis de bande dessinée s’envisage comme un mash-up entre le New York 1997 de John Carpenter (1981) – et son charismatique antihéros Snake Plissken, pirate moderne employé par le gouvernement – et l’attitude foncièrement véhémente des Sept Mercenaires. L’adaptation des comics a d’ailleurs été confiée à David Ayer, réalisateur de la version 2016 du classique viril de John Sturges.
Entre humour jubilatoire et tonalité nihiliste, c’est le hors-la-loi qui est la tête d’affiche de Suicide Squad, renvoi s’il en est aux étendards de la pop culture, des films noirs au western spaghetti des années soixante (le spectre de l’Homme sans Nom, incarné par Clint Eastwood dès 1964, plane sur cet imaginaire). Venons-en sans plus attendre au portrait de famille.
Qui constitue le Suicide Squad ?
Notre troupe est surveillée par Amanda Waller (surnommée The Wall), une afroaméricaine à la haute stature et aux cheveux courts. Agent secret s’opposant régulièrement aux décisions de Washington D.C., Waller est un impitoyable « mastermind ». Connaissant sur le bout des doigts la biographie de ses rejetons supervilains, cette mère castratrice leur a directement implanté des explosifs dans le cou pour éviter toute résistance.
Pourvu d’un oeil cybernétique, Floyd Lawton, alias Deadshot, est quant à lui le leader du groupe, un tireur d’élite tout droit venu de Gotham City, assassinant en réaction à un traumatisme d’enfance – la mort accidentelle de son frère, victime d’une balle perdue. Cette figure très iconique (connue pour économiser au maximum ses cartouches) interagit en compagnie de Rick Flag Jr, militaire aguerri dont le père était commandant du Suicide Squadron, une unité spéciale américaine qui fut déployée au cours de la seconde guerre mondiale pour combattre l’ennemi. Si le mercenaire australien Captain Boomerang bénéficie quant à lui d’un atout de choc (un boomerang électrifié), l’authentique intensité de ce groupe d’énergumènes incontrôlables éclot…d’une femme.
Créée par Bruce Timm et Paul Dini (Batman: The Animated Series), Harleen Quinzel, alias Harley Quinn, est l’Alice passée de l’autre côté du miroir : une psychanalyste prometteuse devenue psychopathe. C’est en nouant au sein de l’asile d’Arkham une relation passionnelle et justement « suicidaire » avec son patient le plus torturé, le Joker, jusqu’à permettre l’évasion d’icelui, que sa personnalité fut altérée – son amant l’ayant plongé dans un bain d’acide afin d’achever cette métamorphose sadomasochiste.
Harley Quinn est l’Arlequin (Harlequin en anglais), clownesque cabotine à la face blanchâtre et aux lèvres rouge-sang. Lolita et sex symbol hystérique, elle partagea une relation temporaire avec Deadshot, mais aussi une intrigue éphémère avec la vénéneuse Poison Ivy. Citons in fine Katana, combattante initiée à l’art martial des samouraïs et pourvue du Soultaker, une épée permettant d’emprisonner les âmes des vainqueurs, Chato Santana, ex-dealer de drogues au blaze rock-psychédélique souhaitant venger sa famille assassinée, Killer Croc, homme-reptile aux aptitudes physiques surpuissantes, l’assassin Slipknot, manieur de cordes incassables…et surtout le duplique Enchantress/June Moone, deux faces en un corps façon Dr Jekyll & Mr Hyde. June est l’héroine valeureuse et Enchantress l’être machiavélique, pratiquant la sorcellerie à l’instar du merveilleux Dr Strange.
Les multiples vies de l’escadron suicidaire
C’est dans le vingt-cinquième numéro de The Brave and the Bold (1959), série de comics au sein de laquelle apparaissait couramment Batman, qu’est introduit le Task Force X, au sein d’une aventure titrée « Les trois vagues de la fatalité », d’où émerge particulièrement Rick Flag. Deux ans avant la création par Stan Lee et Jack Kirby des Quatre Fantastiques (Marvel Comics), cette équipe militarisée affronte monstres, dinosaures, géants et séismes en une ambiance désuète de serial. En ce temps vintage, l’heure est aux illustrés de science-fiction et aux récits terrifiants évoquant l’imaginaire fantastique des séries B (nombreux sont les titres résonnant en Shock, Weird, Terror, Fear) et ces personnages nouveaux se font dérivés superhéroiques de ces récits anormaux. Les missions forcément suicidaires de ces seconds couteaux sont celles que refusent les figures mainstream, les Wonder Woman, Batman et autres Superman, par excès de dangerosité. D’emblée, la particularité de ces personnages est leur statut plutôt transgressif de laissés-pour-compte.
Il faudra attendre le milieu des années 80 pour qu’apparaisse enfin la tutélaire Amanda Waller, et que cette team hétéroclite ait droit à son comics attitré – celui-là même qu’a choisit d’adapter David Ayer à l’écran. De 1987 à 1992, ces figures déplaisantes sous la direction de l’artiste graphique John Ostrander seront progressivement humanisées, au gré des péripéties spectaculaires (initialement contre l’ennemi d’alors, le Russe), des conflits d’intérêt, des vengeances personnelles et des morts brutales. Au sein du régime Bush senior, les missions fracassantes du Squad, directement commanditées par le gouvernement, semblent faire écho à l’opération Tempête du Désert de 1991, menée sous l’égide de l’ONU.
D’un point de vue tout aussi historique, si ces personnages sont pour certains des vieux de la vieille de la maison DC, tel Deadshot (créé en 1959 par Bob Kane, David Vern Reed et Lew Schwartz, in Batman #59), ils se transfigurent du tout au tout en épousant les critères révolutionnaires d’une nouvelle vague de création artistique, marquant au fer rouge les modalités de l’industrie de la bande dessinée américaine : le Modern Age of Comics Books – aussi connue sous le nom de Dark Age of Comic Books, période de production littéraire s’étendant de 1986 à nos jours.
Les exercices de style de Frank Miller (The Dark Knight Returns), Neil Gaiman (The Sandman) et Alan Moore (Watchmen) y édifient l’antihéros en forme à la fois renaissante (neuve) et déliquescente (idéologiquement parlant) de superhéroisme, paradigme par ailleurs amorcé dix ans plus tôt, dès la création du trash Judge Dredd en mars 1977 (2000 AD no. 2). En 1976, l’ambition de l’éditeur Gerry Conway en créant Secret Society of Super-Villains (chez DC) était déjà de livrer non sans opportunisme une version diabolisée de la Justice League, créée en 1960, et ce même principe jugule Suicide Squad. En son concept, le Suicide Squad est par ailleurs le décalque rival des Sinister Six, addition des plus tenaces supervilains évoluant au sein du monde de l’homme-araignée (The Amazing Spider-Man Annual #1, 1964).
Le Suicide Squad de par son historique suggère ainsi la relation comme la dichotomie entre le mood léger et coloré des illustrés des années cinquante – précédant de quelques années seulement la création des séries les plus populaires de la Marvel – et le modernisme de ce qui suivit trois décennies plus tard, en pleine Génération X, comics alors adressés à une jeunesse désabusée, contradictoire et en perdition, en conflit avec l’autorité environnante.
Ces kamikazes a priori antipathiques, remettant en question les repères moraux du lectorat, s’inscrivent dans une lignée d’entités-freaks, brutes borderline ou simplement exubérants potaches traversant le panorama de la littérature graphique des années 80/90 : le justicier punitif The Punisher, la créature du marais Swamp Thing, le brutal mutant X-Men Cable, le tentaculaire et sadique Venom, l’impulsif Wolverine et le dantesque Ghost Rider, autant de personnages préfigurant de fantasques antihéros comme Spawn et John Constantine (cocréé par Alan Moore).
Suicide Squad, l’adaptation cinématographique par David Ayer
https://youtu.be/5xORcZ3I7hA
Cette tonalité discordante et volontiers torturée, Ayer souhaite l’appuyer en privilégiant au coeur de l’exercice promotionnel de son adaptation cinématographique un personnage d’aliéné terroriste emblématique, qui n’appartient pas au Squad – mais fait office de cible…à savoir le Joker. Les premières images d’un Jared Leto halluciné dévoilées sur Twitter en avril 2015 suggéraient la teneur rock’n’roll du concept de film de supervilains (tatouages sur le corps, chevelure punk, hystérie).
Une rumeur circulât en ce sens, prétendant qu’un psychothérapeute aurait été engagé pour permettre aux acteurs de conserver une certaine sainteté psychologique. Leto, en mode Actor’s Studio schizo, a d’ailleurs déclaré à Entertainment Weekly : »ce rôle a pris le pas sur ma vie. Vous ne savez jamais ce que le Joker va faire. Et c’est enivrant de ne pas avoir de limites et de règles à respecter« . Cette absence de limites, c’est la négation de la frontière entre Bien et Mal, problématique au centre du synopsis.
Ayer poursuit via cette comédie noire annoncée une certaine logique hollywoodienne du contre-courant, en accordant à des personnages comic-book plus méconnus et/ou irrévérencieux, décalés et potaches, la place qu’ils méritent, didactisme appuyé par Marvel au fil de ses dernières succès, des Gardiens de la Galaxie à Deadpool.
Récemment, le cinéaste s’est longuement exprimé au gré d’une entrevue pour Slash Film. S’il insiste sur l’amoralité des figures qu’il met en scène (« ces gars ne sont normés par aucune règle, ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent. Il est donc très simple d’aller loin« ), c’est toujours sous couvert de sacralisation, élaborant un discours premier degré a priori aux antipodes de l’humour décalé qu’il assume également – relatant par exemple son amour pour le Batman version Adam West de l’époque pop-art. Tel que le dit Ayer, « en tant que raconteur d’histoires, je pressens le pouvoir mythologique compris dans les comic books. Les superhéros sont les avatars des dieux. Cet imaginaire s’appuie sur la mythologie grecque et sur le panthéon romain« . Peut-être faut-il y voir l’influence du très croyant Zack Snyder (Man of Steel, Batman v Superman), ici producteur ?
Si ceux qui s’intéressent de près à l’univers DC Comics ont déjà pu croiser le gang au détour d’un écran (dans le film d’animation Batman : Assaut sur Arkham en 2014), Ayer souhaite se dissocier autant que faire se peut du cartoon, en mettant en avant une tonalité réaliste, afin que « que chacun des membres du Squad soit intégré au vrai monde, afin que les personnages soient aussi authentiques que possible« . On retrouve là ce que faisait déjà la particularité du scénario de Training Day (2001), succès marquant ses débuts en tant qu’auteur, polar nerveux se jouant également de figures archétypales, tourmentées et ambivalentes.
C’est cette tension recherchée entre humanité – forcément imparfaite – et légende qui illustre le concept de Suicide Squad : à la lisière des récits antiques fédérateurs et du réalisme urbain moderniste, ce film comic-book traite-t-il d’antihéros – vulnérables – ou de supervilains – immortels ? Jusqu’au 4 août, la question demeure en suspens.
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