Moins inquiétants que ses livres, les films inspirés de l’œuvre d’Agatha Christie rendent hommage à son esprit satiriste et à l’ingéniosité de ses intrigues. Quatre films à redécouvrir sur grand écran à partir du 4 avril en version restaurée.
Qui a lu Les Dix petits nègres à douze ans, dans une maison de campagne la nuit, à distance d’une présence adulte et rassurante (c’est notre cas), a forcément ensuite dévoré une bonne partie de sa prolifique bibliographie, à la recherche de ce frisson primitif, reproduit dans Le meurtre de Roger Ackroyd (son premier succès, écrit à 36 ans), Je ne suis pas coupable, La Maison biscornue… On comprend les cinéastes ayant lorgné sur son œuvre : de son vivant, il y aura les Dix petits nègres (rebaptisé Dix petits indiens), justement, tourné par le frenchy René Clair à Hollywood en pleine Blitzkrieg, puis Témoin à charge, en 1957, de Billy Wilder. Mais il faudra attendre les années 70 et le polar sur rail de Sidney Lumet, Le crime de l’Orient Express, pour que le cinéma s’entiche de l’éminente romancière, soit deux ans avant sa mort, en 1976.
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Tous coupables
Derrière ce qui fut un énorme succès en salle, nommé aux Oscars dans six catégories, se trouve un tandem de producteurs – John Brabourne et Richard Goodwin – qui ont alors l’idée d’adapter plusieurs titres d’Agatha Christie : Après Lumet en 1974, ils confient à John Guillermin l’adaptation de Mort sur le Nil (1978), puis à Guy Hamilton la transposition du Miroir se brisa (1980) et de Meurtre au soleil (1981). Autant le dire tout de suite, ces films offrent tous une expérience du kitsch, par leurs mises en scène un peu vieillottes, leurs comédiens en surchauffe qui ont trop lu Shakespeare… Mais chacun se distingue aussi par un charme irréfutable.
Inspirés par les nombreux voyages de l’écrivaine éprise d’orient et d’antiquité, grâce à un second mari archéologue, Mort sur le Nil et Le Crime de l’Orient Express se déroulent à huis clos, sur fond de voyage exotique. Le meurtre ne peut venir de l’extérieur – en jargon policier, on appelle ça « une énigme en chambre close » – et va livrer les touristes à un jeu de massacre verbal où règnent suspicion et animosité. Comme le souligne l’un des protagonistes à propos du meurtre d’une jeune héritière sur un bateau de croisière : « Everybody could have done it, everybody had a reason of doing it, that’s incredible. » (Tout le monde aurait pu le faire, tout le monde avait une raison de le faire, c’est incroyable). C’est bien la grande force de la reine du crime : démontrer non pas qui est le coupable, mais en quoi tout le monde peut l’être ; en bref, pourquoi nous sommes tous de potentiels tueurs. Mais aussi, de manière presque utopique, l’auteure prouve que face au crime, tout le monde est à égalité. La pyramide sociale s’effondre.
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Agatha Christie fantasme cette possibilité peut-être mieux que d’autres, elle qui a grandi au sein de l’aristocratie anglaise, cernée par la vanité et les privilèges. Mort sur le Nil et Le crime de l’Orient Express sont d’extraordinaires satires sociales raillant les codes de la bonne société, son arrogance et sa vénalité, à travers ici une double brochette d’individus tous plus épouvantables les uns que les autres : comtesse revêche, romancière à succès alcoolique, ancien militaire buté, avocat véreux… Si le jeu, on l’a dit, est parfois outrancier, ces deux comédies policières comptent aussi d’admirables performances : Albert Finney en Hercule Poirot névrotique, Angela Lansbury (future héroïne de la série Arabesque) en artiste loufoque…
Un monde de faux-semblants
Le choix des acteurs relève d’une science délicate, tant les deux films questionnent l’image des stars qui composent leurs castings : Ingrid Bergman dans le rôle d’une bigote (cf ses rôles de religieuses chez McCarey ou de personnages confrontées à la possibilité du miracle chez Rossellinni), Anthony Perkins en secrétaire obsédé par sa maman (cf Psychose), Mia Farrow en fausse ingénue, Lauren Bacall, Bette Davies… L’humour noir et grimaçant se voit renforcé par le regard que posent ces anciennes étoiles d’Hollywood sur elles-mêmes, conscientes de se livrer à une auto-caricature, et amusées par cet exercice.
Cette dynamique redouble de vigueur dans ce qui est à nos yeux le meilleur film de ce quatuor, une satire sur le milieu du cinéma intitulée Le miroir se brisa. Elisabeth Taylor y tient le rôle d’une star dépressive, brisée par l’alcool et les médicaments, entourée de son réalisateur et compagnon (Rock Hudson), un producteur (Tony Curtis), une secrétaire (Géraldine Chaplin) et une exubérante rivale (Kim Novak). Toute une histoire du cinéma… Là où tout n’est qu’apparence, retournement, comédie, le monde illusoire du spectacle rejoint fatalement celui du crime, semblables, nous dit Hamilton, par leur gout du secret, des faux scénarios et des postiches. Leurs « noces » s’incarnent superbement dans l’interprétation d’une Elisabeth Taylor touchée par la grâce, aussi intense que si elle interprétait là, raccord avec le personnage, son dernier rôle.
« Le crime de l’Orient-Express » de Sidney Lumet, 1974
« Mort sur le Nil » de John Guillermin, 1978
« Le Miroir se brisa » de Guy Hamilton, 1980
« Meurtre au soleil » de Guy Hamilton, 1981
Le 4 avril au cinéma en version restaurée
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