Actrice chez Alf Sjöberg, Ingmar Bergman ou encore Nicolas Roeg, Mai Zetterling était une cinéaste pionnière, résolument féministe et avant-gardiste. Quatre de ses films, d’une modernité absolue, ressortent en salle via Carlotta.
“C’est à la condition féminine d’agir…” Sur scène, en pleine répétition du Lysistrata d’Aristophane, Liz (Bibi Andersson), s’interrompt. “Je ne peux pas dire ‘femmes’?”, lance-t-elle au metteur scène qui lui demande pourquoi. “Je n’aime pas ‘condition féminine’”. Dans Les Filles, son quatrième long-métrage sorti en 1968, Mai Zetterling met en scène trois amies actrices de théâtre (Bibi Andersson donc, Harriet Andersson et Gunnel Lindblom) bien décidées à diffuser la parole féministe que leur inspire la pièce du poète grec. Un soir, en fin de représentation, Liz interpelle le public. Elle veut savoir ce qu’il a pensé, connaître ce que peut susciter, dans la province suédoise de la fin des années 1960, le spectacle triomphant de ces héroïnes flamboyantes prêtes à en découdre avec le patriarcat. Mais Liz se cogne au silence, aux regards méprisants et suspicieux. Alors Liz s’agace : “passer une bonne soirée ne suffit pas!”
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Tous les films de Mai Zetterling abondent dans ce sens. Se divertir, écouter une histoire et prêter timidement son oreille à son progressisme, cela ne suffit pas. Et si Liz, alter ego de la cinéaste, exècre le terme de “condition”, sans doute est-ce aussi parce qu’il est insuffisant, et qu’en cherchant à définir, il limite. Si la plupart des personnages de Mai Zetterling doivent succomber à ce qui les asservit (hétérosexualité, mariage, grossesse), chacune d’entre elles se bat pour y faire face, au mieux pour s’en affranchir dans des films marqués, jusque dans la forme de leur chair, par une lutte constante, signe d’une modernité vibrante émancipée de toute tradition.
Guerrières
Dans Les Amoureux, premier long-métrage sorti en 1964, Petra accompagne Angela, enceinte à l’hôpital. Dans le couloir où résonnent les cris lointains des douleurs de l’enfantement, Petra lance à Angela : “n’oublie pas que c’est notre enfant.” Initier sa toute jeune filmographie en laissant flotter cette perspective lesbienne comme horizon possible n’a rien d’anodin chez Mai Zetterling. Elle y reviendra d’ailleurs en 1986 lors d’une scène de baignade dans Amorosa, un biopic malade sur la vie tourmentée d’Agnes von Krusenstjerna (écrivaine suédoise adorée par Zetterling dont Les Amoureux était déjà une adaptation) et artiste enfermée pour avoir écrit sans tabou sur la sexualité féminine. Elle fera de nouveau allusion au lesbianisme plus tard dans Les Amoureux, le temps d’un bref baiser échangé dans les brumes d’une forêt. Une scène autant crypto-lesbien qu’homo-érotique (le film s’achève sur une parenthèse à l’ambiguïté amoureuse très Jules et Jim).
Le refus du mariage ou l’horizon du divorce (“le divorce c’est la guerre !”) font alors de ses personnages des héroïnes wittigienne. Des Guérillères conscientes que la délivrance ne pourra se produire que par un bras de fer, joyeusement chaotique et excentrique (Les Filles) ou terriblement anxiogène et tourmenté (Les Amoureux, Amorosa et même Jeux de nuit). Elles sont prêtes à la solitude et au vieillissement (c’est notamment le souhait d’Andréa : « Je voudrais être vieille, je suis jeune depuis trop longtemps, rien ne s’est passé”), prêtes à se regarder dans le miroir – se souvenir de cette scène des Amoureux où Adele Holmström, alias Gunnel Lindblom, aimantée par son reflet, parvient à l’extase du plaisir solitaire.
Des œuvres profanes et punk
Les films de Mai Zetterling invitent alors chacune à l’introspection, arpentent les couloirs caverneux de leur mémoire via d’impressionnants et amples mouvements de caméra. C’est ainsi que Zetterling ne cesse d’user, de façon abondante, du flash-back comme d’un outil de désordre et de spéléologie, sorte de cheval de Troie allié rompant le déroulé du récit pour infiltrer les décombres du passé. Passé figuré dans Jeux de nuit, en un immense et labyrinthique manoir hanté qu’il faudra bientôt faire exploser. Dans ce deuxième long adapté de son propre roman et sorti en 1966, c’est un homme, Jan, qui se trouve en charge d’un héritage familial bourgeois impossible à supporter, obsédé par le fantôme étouffant d’une mère vénérée. Car c’est aussi de cela dont il est beaucoup question dans les films de la Suédoise : la décadence de la bourgeoisie, son opulence, son obscénité crasse, le pouvoir des hommes et celui de l’argent comme autant de prouesses viriles à faire taire par les flammes ou par le lancer de tarte à la crème. On pense notamment à une jouissive séquence émeutière et misandre dans une salle de cinéma pleine à craquer de femmes déchaînées dans Filles.
Quelque chose d’ailleurs du cinéma de Mai Zetterling vient délicieusement se cristalliser dans cette scène de cohue jubilatoire : si cela ne suffit pas, alors autant en faire trop. La démesure carnavalesque des films Mai Zetterling, leur goût de l’outrance et de l’outré, l’expression de leurs passions tristes (son Agnes von Krusenstjerna sous les traits de Stina Ekblad a tout d’une héroïne tragique de Fassbinder) ou gaies (géniale Harriet Andersson dans Les Filles, pile électrique à la coupe garçonne et cheffe de troupe effrontée), font d’eux des œuvres profanes et punk dont l’intensité dit l’engagement, le burlesque et la théâtralité la force politique. Des opus dont la sensualité et l’érotisme enfin libérées s’incarnent dans un affront provocant et libérateur.
Mai Zetterling, le cinéma suédois au féminin : rétrospective en 4 films rares, à découvrir en version restaurée au cinéma le 9 août 2023.
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