Actrice sans succès au cinéma, Lucille Ball invente les bases de la télévision moderne et devient la première star domestique de l’Amérique du XXe siècle.
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Pour le dire vite, Lucille Ball est à la télévision ce que Charlie Chaplin est au cinéma : un corps absolument singulier qui invente non seulement un genre mais tout un medium. Dans le cas de Lucille Ball on peut même dire qu’elle l’invente deux ou trois fois.
Sitcom et Kammerspiel
La première explosion, la plus décisive, s’appelle I Love Lucy. Avec ce programme, Lucille Ball pose les bases, en 1951, d’un nouveau genre de show télé, la sitcom ou situation comedy, qui se définit par un type d’humour (domestique, quotidien) mais aussi et surtout par un dispositif audiovisuel inédit. Jusque-là, en effet, les séries télévisées étaient filmées avec une seule caméra, comme des films de cinéma, ce qui obligeait à fragmenter les séquences.
Lucille Ball, qui veut retrouver de la continuité dans le jeu, a l’idée de demander à son ami, le génial Karl Freund, de trouver un nouveau système de prise de vue. Karl Freund, ce n’est ni plus ni moins que le plus grand chef op’ de l’expressionnisme allemand (Le Dernier des hommes de Murnau, Metropolis de Lang), exilé depuis les années 1930 aux États-Unis où il réalise des petits films d’horreur merveilleux (Les Mains d’Orlac, La Momie). Et pour son amie, KF vieillissant se remet à la tâche et définit un dispositif avec éclairages, caméras et gradins, qui permet d’enregistrer en public des scènes entières sans la moindre pause.
La contre-scène télévisuelle
C’est cette scène d’enregistrement automatisé qui va permettre à Lucille Ball de développer en toute liberté son jeu physique inouï. Jusqu’alors, en effet, au cinéma, aucun réalisateur ne lui avait donné la possibilité de mettre en scène ses capacités burlesques. Pourquoi faire rire, s’entendait-elle dire, quand on est une si jolie fille ? Pendant des années, sur grand écran, Lucille Ball n’a été qu’une chorus girl de plus et l’actrice secondaire de quelques bons films (Ziegfeld Follies de Minnelli, Lured de Douglas Sirk).
Mais avec la télévision (médium neuf, territoire vierge), tout change. Non seulement l’actrice peut se lancer dans toutes les pitreries de son choix, mais elle a aussi l’idée capitale de rejouer ce conflit qui l’a maintenu sous éteignoir pendant tant de temps, en le déplaçant simplement au sein de la cellule familiale. Dans I Love Lucy, Lucy est mariée à Ricky, qui dirige le Club Tropicana. À chaque épisode, Lucy veut faire partie du spectacle. Et à chaque épisode, Ricky refuse : il veut qu’elle reste une femme au foyer. Lucy prend alors sa revanche systématique en faisant du foyer une scène alternative du spectacle.
Si on peut dire que Lucille Ball a inventé la télévision, c’est précisément pour cela : parce qu’elle l’a construite/fondée comme la contre-scène du cinéma. Son envers domestique, subversif, féminin.
Working Girl
N’y aurait-il que cela, Lucille Ball mériterait déjà de figurer au panthéon de l’audiovisuel. Mais avec son mari Desi Arnaz, l’actrice crée également, pour le lancement d’I Love Lucy, son propre studio : le Desilu Productions. Et elle en assure seule la direction après son divorce en 1962. Lucille Ball est ainsi la première femme à diriger un studio hollywoodien pendant près de cinq ans et jusqu’à sa revente (indirecte) à la Paramount.
Or, de ce studio sortent quelques classiques assermentés du petit écran, tels que Les Incorruptibles, Star Trek ou encore Mission impossible. Ainsi, Lucille Ball n’est pas seulement LA star absolue de la sitcom (après I Love Lucy entre 1951 et 1957, viennent encore The Lucy Show entre 1962 et 1968 et Here’s Lucy entre 1968 et 1974), soit l’un des corps les plus drôles jamais filmés ; elle est aussi l’une des têtes pensantes derrière la réinvention télévisuelle du récit d’espionnage et de la conquête spatiale.
Lucille/Lucy
Mais l’héritage le plus étonnant de Lucille Ball se situe peut-être ailleurs encore. On pourrait penser en effet que l’actrice-productrice est avant tout une figure inaugurale, la lointaine pionnière d’un premier âge d’or de la télé révolu depuis longtemps. Sa grande création, la sitcom, n’est-elle pas aujourd’hui le genre télévisuel le plus moribond, le plus méprisé, le plus constamment caricaturé ?
Pourtant, si l’on regarde les premiers épisodes d’I Love Lucy, on ne peut qu’être saisi·e aussi par certains traits d’une étrange actualité. Que penser par exemple de la décision de Lucille Ball d’imposer son mari à la ville pour jouer son mari à l’écran ? Et du fait qu’elle ait réussi à l’imposer alors même qu’ils formaient un couple interethnique à l’époque totalement imprévu ? Ou du fait que la seconde saison de la série incorpore sa grossesse et son accouchement du fait d’une césarienne habilement programmée ?
Il faut le reconnaître : cette intersection constante de la vie et de la fiction ressemble beaucoup moins aux vignettes fifties attendues qu’aux nœuds complexes d’intime et de spectaculaire que seuls les programmes de télé-réalité nous ont appris à démêler depuis une vingtaine d’années.
La machinerie audiovisuelle que met en place I Love Lucy est plus implacable qu’il n’y paraît ainsi, au premier abord, sous les rires du public. Et pour une part essentielle, ce show télé tient moins du théâtre gentil de Friends que des plateaux automatisés de Loft Story. Lucille/Lucy, en fait, c’est déjà Loana. Et avec elle, toute l’histoire du médium.
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