Incursion réussi sur grand écran pour la clippeuse Melina Matsoukas qui, en dépeignant la cavale d’un couple afro-américain à travers les Etats-Unis, manifeste dans chaque scène un vrai regard de cinéaste.
Avant la guerre de Sécession, au milieu du XIXe siècle, les esclaves fugitifs empruntaient un réseau de routes clandestines, appelé Underground Railroad, pour passer du sud au nord des Etats-Unis, et possiblement traverser la frontière canadienne. Le dernier arrêt avant le terminus était Cleveland, Ohio.
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Ce n’est ainsi nullement un hasard si Lena Waithe, scénariste de Queen & Slim, a choisi cette ville pour débuter son récit de cavale, faisant faire à ses deux fugueurs le chemin inverse de leurs ancêtres, du nord vers le sud. Bien sûr, eux ne sont pas esclaves ; ils sont a priori libres de leurs mouvements, mais ils n’en fuient pas moins un système judiciaire inique, qui n’hésiterait pas à les enchaîner pour toujours s’il leur mettait la main dessus.
Un contrôle routier abusif, clairement raciste
C’est qu’on ne tue pas un flic impunément. Même en cas de légitime défense, à la suite d’un contrôle routier abusif, clairement raciste. Sachant que la justice ne leur laisserait aucune chance, les deux amants tentent donc de rejoindre la Floride, où, peut-être, espèrent-ils, un avion les exfiltrera…
Queen & Slim a été comparé, assez paresseusement, à Bonnie and Clyde. Or le modèle de Melina Matsoukas est plutôt, à l’évidence, Thelma et Louise : son couple en cavale n’a rien des meurtriers immortalisés par Arthur Penn, mais tout, en revanche, des deux fugitives légendaires de Ridley Scott. On retrouve aussi là, toutes proportions gardées, quelque chose de La Balade sauvage, moins sur des questions psychologiques qu’esthétiques : sans plonger aussi profondément dans l’éther que Malick, Matsoukas prend le temps de l’élégie, des détours, de la contemplation.
La cinéaste, qui n’avait réalisé jusqu’ici que des (beaux) épisodes de séries télé (Insecure, Master of None) et des clips en pagaille (entre autres pour Beyoncé), réussit son passage au grand écran. Malgré quelques facilités ici ou là, elle manifeste un regard dans chaque plan – notamment dans une scène de sexe, d’une finesse et d’une audace que l’on croyait désormais étrangères au cinéma américain mainstream (c’est un studio qui produit). Quant aux mots de Lena Waithe, s’ils peuvent paraître un peu forcés, ils le sont au nom d’une conception littéraire du dialogue, petits pas de côté opposés au naturalisme.
L’espérance contre la fatalité, les solidarités contre l’égoïsme
On aurait tort de ne voir que de la joliesse dans ce goût des couleurs éclatantes parfaitement agencées, des paysages sublimes et des comédiens gracieux – à ce titre, si l’on connaissait déjà le talent de Daniel Kaluuya (Get Out, Les Veuves), celui de la débutante Jodie Turner-Smith explose. Car tout cela procède chez Matsoukas d’une morale de cinéaste : elle fait le choix délibéré de l’espérance contre la fatalité ; des solidarités contre l’égoïsme ; de la fierté contre la culpabilité (l’inverse de Waves, sorti il y a quelques semaines, archétype du récit défaitiste qui assoit ses effets de style sur la souffrance).
Sur leur trajet, Queen et Slim vont ainsi, à leur grande surprise, rencontrer essentiellement des soutiens. Eux qui se pensaient haïs, traqués, ils se découvrent adulés, étincelles d’une révolte contre les violences policières, allumant partout des feux à mesure que la vidéo, virale, de leurs “exploits” se diffuse – comme un Rodney King inversé, vingt-huit ans plus tard.
Même l’édifice police, montré dans son hétérogénéité et ses contradictions, semble en mesure de trembler, de s’écailler. Il y a sans doute quelque chose d’utopique dans ce geste. Et il pourrait se retourner contre son autrice s’il n’était rigoureusement exécuté, c’est-à-dire, d’abord, revendiqué comme tel, et, dans un second temps, dialectisé. Queen & Slim est ainsi une tragédie qui passe son temps à s’esquiver elle-même, sans toutefois détourner le regard quand il s’agit, au moment fatidique, de regarder le réel en face.
Queen & Slim de Melina Matsoukas, avec Daniel Kaluuya, Jodie Turner-Smith, Bokeem Woodbine (E.-U., 2019, 2h13)
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