On connaît la fameuse théorie de Kantorowicz sur la double nature du corps du roi : le corps humain (donc faillible, comme nous tous·tes), et le corps immortel du monarque.
Mon idée du jour va sans doute paraître saugrenue, mais la succession récente de morts de grands cinéastes ne peut nous laisser de bois : Jean-Marie Straub, Jean-Luc Godard, Michael Snow, Kenneth Anger, Jacques Rozier… Que de pertes violentes et magistrales en si peu de temps. Qu’avons-nous perdu ?
Il m’est souvent arrivé de taquiner certain·es de mes confrères et consœurs qui collectionnent les interviews de grand·es cinéastes ou de grand·es acteur·rices comme iels piqueraient des papillons sur une planche. Et qu’importe ce qu’iels disent, ces génies.
Mais mes ami·es critiques ont peut-être raison : qu’est-ce que c’est, interviewer quelqu’un·e que l’on estime important·e dans l’histoire de son art ? A-t-on vraiment des questions à lui poser ou veut-on seulement partager un moment de sa vie à ses côtés, l’obliger à perdre du temps de travail et de vie en notre compagnie, sentir son souffle ne serait-ce qu’une heure.
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Qu’est-ce qui nous intéresse le plus : ce qu’il ou elle a à dire, plus ou moins adroitement, sur son nouveau film, son “actualité” (son corps humain), ou sentir en le·la regardant sa place dans l’histoire du cinéma (son corps symbolique) ? Comme Hegel voyant passer Napoléon à cheval en octobre 1806 à Iéna (je le dis avec un sourire), n’avons-nous pas envie de nous écrier : “Je vois l’âme du monde” ? Qu’avons-nous à leur demander qui serait plus intéressant que ce spectacle ?
Quand Jean Eustache fut invité par Jacques Rivette à interviewer Jean Renoir avec lui, on raconte qu’il ne put décrocher une seule question, tant il était impressionné par « Le Patron » (surnom de Renoir). Je n’ai jamais interviewé Godard, mais le hasard a voulu que son corps humain vienne commander un café à côté de moi en 1986, au comptoir de la cafétéria du palais de Tokyo. Je n’avais que 21 ans, et je me suis suis demandé ce que je pourrais lui dire – rien, rien ! Alors je n’ai rien dit. Mais j’avais vraiment l’impression de boire un espresso à côté de l’âme du cinéma.
Les cinéastes souverains ne se succèdent pas, comme dans une monarchie. Ils coexistent et c’est une bonne nouvelle car cela prouve que l’histoire du cinéma est une démocratie plurielle. Mais quand les corps humains de ces figures inoubliables meurent quasiment au même moment, la persistance de leur corps symbolique ne parvient plus, momentanément, à étancher nos larmes.
Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 7 juin. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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