Après Le Boucher et La Femme infidèle, Que la bête meure conclut en beauté un mini-cycle sur France 2 consacré aux bijoux sixties de Claude Chabrol. En bon connaisseur de Lang et d’Hitchcock, Chabrol s’intéresse surtout à l’ambiguïté, aux pulsions mortifères, aux zones d’ombre de l’âme humaine. Et ses leçons de cinéma ont la politesse de ne jamais ressembler à des leçons.
A la fin des années 60, dix ans après son premier film (Le Beau Serge), Claude Chabrol atteint le premier sommet de sa longue carrière le second, malgré les éclipses totales de Jours tranquilles à Clichy et de Docteur M., débutera avec Masques et se poursuivra jusqu’à la toute récente Cérémonie. Présentés par France 2 dans le désordre, les trois films qu’il réalise en 1968-69 (La Femme infidèle, Que la bête meure et Le Boucher) constituent une rupture, par leur tenue et leur ambition, avec les œuvrettes de commande ou les films de circonstances tels que le terrible Le Tigre aime la chair fraîche, La Ligne de démarcation de triste mémoire ou la peu fréquentée Route de Corinthe. Après ses tonitruants débuts de « jeune turc » de la Nouvelle Vague, une série d’insuccès l’avait contraint à tourner ces « conneries » sans conséquences. Comme Chabrol le répète souvent, presque trop souvent pour qu’on le prenne tout à fait au sérieux, il faut manger, et bien de préférence. Mais, après le succès des Biches et fort de son association avec le producteur André Génovès, Chabrol est de nouveau libre de faire ce qui lui plaît. Jusqu’à la faillite de Génovès, dont Chabrol n’est nullement responsable, neuf films suivront. Et le succès, public et critique, sera le plus souvent au rendez-vous. Mais cette période faste marque aussi le début du grand malentendu qu’on peut résumer par la définition célèbre, « Chabrol, peintre au vitriol de la bourgeoisie française ». Comme souvent, les apparences, qu’elles soient d’ordre vestimentaire, gastronomique ou culturel, sont trompeuses. Réduire l’univers de Chabrol à la dénonciation, serait-elle « au vitriol », de la bourgeoisie est un grave contresens. Chabrol n’est pas un peintre, et taper sur le bourgeois ne l’intéresse pas plus que glorifier le prolétaire (voir La Cérémonie). En revanche, c’est un expert en manipulation du spectateur. Plutôt que la critique sociale (« La révolution, changer les choses, c’est intéressant, mais pas la critique sociale. Ça ne veut rien dire »), son sujet, aussi inépuisable qu’éternel, est l’ambiguïté. Que la bête meure est adapté d’un roman anglais de Peter Blake, pseudonyme du poète Cecil Day Lewis. En ne gardant que la trame globale de l’ou-vrage un homme veut tuer l’assassin de son fils Chabrol et son vieux complice Paul Gégauff se laissaient toute liberté d’aborder leurs thèmes de prédilection. A partir de cette banale histoire de vengeance, le cinéaste et son scénariste préféré construisent une fascinante machine à douter, donc à rêver. Tout commence par un choc, par la collision inévitable de deux parcours. Entre l’enfant innocent qui joue sur la plage et le véhicule fonçant sur la route de campagne, le combat est inégal. L’un symbolise la contemplation et la découverte progressive du monde, l’autre la violence et la brutalité de son exploitation. De l’enfant, il ne restera bientôt plus qu’une trace sanglante alors que le meurtrier disparaît dans l’univers infini. Après trois mois de profonde dépression, le père (Michel Duchaussoy), intellectuel aisé, se lance à la recherche du coupable avec les armes émoussées de la vraisemblance et de la logique. De garages en casses de voitures, il se heurte à l’inanité de sa quête. Pour avoir une chance de trouver la bonne piste, il lui faut avoir recours à la fiction. C’est là que le film devient vertigineux. Au lieu de chercher à dissimuler la nécessaire invraisemblance sous une construction fallacieuse, plutôt que de masquer le coup de force scénaristique qui va relancer l’histoire, Que la bête meure exhibe ses coutures, revendique son fil blanc. Devenu le romancier, ou le metteur en scène, de sa propre douleur, le père écrit lui-même l’épisode suivant, le second n’ud dramatique de l’intrigue : la coïncidence, aussi improbable qu’essentielle à la poursuite de son programme narratif. Une fois formulée dans son journal de bord, elle apparaît à l’écran ; une fois écrite, il ne reste plus qu’à la tourner.
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Meilleur spectateur des films d’Hitchcock qu’il contribuera à faire reconnaître comme un auteur à part entière, Chabrol se souvient des leçons de son maître et de son mépris de fer pour ceux qu’il appelait « nos amis les vraisemblants ». Mais là où Hitch faisait passer ses atteintes à la rationalité par la perfection formelle et le sens du rythme, Chabrol les souligne d’un trait gras. Elles deviennent fondatrices de son système d’identification du spectateur comme de son violent refus de tout naturalisme. Voulue par le spectateur car absolument indispensable à la poursuite du récit, la coïncidence est sur-assumée. Sous le maquillage grossier et l’accent parodique d’un paysan bretonnant aussi caricatural que possible, l’énormité est acceptée comme telle. Elle représente l’adieu sans regret au réalisme inhibant et l’entrée dans une artificialité qui touche parfois au fantastique (à ce sujet, on se reportera au texte fondamental de J.-F. Rauger, Claude Chabrol, cinéaste anti-naturaliste ? ). Débarrassé du fardeau de la vraisemblance, le film va gagner en force poétique ce qu’il perd en crédibilité de façade. Après le bouseux de pacotille, premier jalon vers la localisation du coupable, la blonde décolorée (Caroline Cellier), vedette télévisuelle maquillée comme une voiture volée, est le stade suivant dans la conquête progressive du territoire purement imaginaire. Le père vengeur se présente à elle comme ce qu’il est vraiment : un homme-scénario, tout entier tendu vers la réalisation de l’histoire qu’il s’est inventée pour calmer sa souffrance. Devant les soupçons de la jeune femme, il lui sert « les platitudes d’usage » en lieu et place de la grande scène de séduction. Là encore, le service minimum suffit amplement pour emporter l’adhésion. Et quand il apprend que le beau-frère honni est bien garagiste, donc susceptible d’avoir réparé discrètement l’aile de la voiture endommagée par l’accident, le justicier ne prend pas même la peine de masquer son émotion. En laissant tomber sa tasse, il dévoile son personnage. « Tu vas me tuer…« , la pauvre écervelée ne fait que se tromper de cible. Elle a compris, elle a déjà accepté de tenir son rôle pour amener son amant jusqu’à « la bête ». Le factice ayant gagné sa complète autonomie, le dernier acte peut commencer. La maison de Paul (Jean Yanne), le garagiste-assassin, est un théâtre où se joue une pièce de Courteline, voire de Strindberg. Alignés pour l’ultime représentation, les acteurs attendent l’entrée en scène du maître de cérémonie. Dans un long plan-scène, la caméra s’approche puis s’éloigne d’eux, comme si l’haleine du monstre soufflait déjà sur leur nuque. L’épouvantable mère hitchcockienne, l’épouse humiliée, le fils martyr, la soubrette troussée et les amis serviles reconnaissent tous un ange exterminateur dans le petit ami inoffensif. Comme nous, ils attendent, ou redoutent, qu’il accomplisse sa mission : les débarrasser de leur persécuteur adoré. S’il le fait, s’il va jusqu’au bout de son programme, il ne lui restera plus qu’à prendre la place encore chaude du mort. Devenu le point convergent de la crainte et du désir de tous, sa vengeance ne lui appartient plus. D’opposant irréductible, il est devenu le double de son ennemi. Comme chez Lang, la fin du film renvoyant à Moonfleet, le criminel et la victime qui s’érige en juge et en bourreau sont renvoyés dos-à-dos. L’un comme l’autre, le mépris du bourgeois ne valant pas mieux que la vulgarité du parvenu, ils distillent l’instinct de mort pour assouvir leurs pulsions destructrices. Au scénario du justicier se substitue alors celui de l’assassin, plus retors car construit sur l’instinct vital plutôt que sur le ressentiment. Pris au piège de son identification au vengeur et honteux d’avoir succombé à son propre dégoût, le spectateur se retrouve au bord de l’abîme, flottant entre le ciel et la terre, perplexe devant un gouffre de sens contraires et privé de toutes certitudes. Là où Chabrol voulait l’amener.
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