De nombreux événements estivaux rendent hommage au cinéaste, qui aurait eu 100 ans cette année. Welles est de notre temps, il est de nouveau à la mode. Voici quatre raisons d’en être convaincu.
Orson Welles aurait eu 100 ans cette année… s’il n’était mort il y a trente ans. D’où cette pléthore d’événements estivaux (rétrospectives, sorties DVD, parution de livres inédits) qui entourent cet anniversaire. Un peu oublié, connu sans l’être vraiment, Welles est un peu au purgatoire, cantonné le plus souvent à sa légende (basée certes sur des faits partiellement réels) : l’enfant prodige (il réalise Citizen Kane à l’âge de 25 ans, en 1940, alors que sa carrière d’homme de théâtre et de radio est déjà importante), le maudit d’Hollywood (rejeté par la Mecque du cinéma parce que ses films coûtent trop cher, ses films sont remontés contre son gré, et il erre par le vaste monde jusqu’à la fin de ses jours à la recherche de financements), l’acteur hénaurme et génial (au point que la plupart des gens pensent que son film le plus connu, le médiocre Le Troisième Homme, est de lui, alors qu’il a été réalisé par le Britannique Carol Reed…), dieu vivant (impressionnant, de plus en plus ventripotent, le démiurge barbu aux mille mystères), l’homme aux belles femmes (Rita Hayworth, Eartha Kitt, Paola Mori, etc).
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On en oublierait son œuvre, rejetée dans un oubli un peu ennuyé. Il est plus que temps de faire le bilan sur ce que nous a laissé Welles. Un héritage dont le volume ne cesse de grandir au fil des années, au gré des découvertes des chercheurs : versions inédites, mémos, émissions de radio, bouts de films réalisées pour accompagner des mises en scènes théâtrales, séries documentaires pour la télévision, etc.
1. Parce que Citizen Kane, on a beau dire, est un premier film génial
Pour la plupart des étudiants en cinéma, il est – il faut bien le dire – associé à une sorte de purge. Qui n’a pas déficelé plan par plan Citizen Kane ou La Splendeur des Ambersons pendant ses études ne peut imaginer la fâcheuse lassitude que ces deux films pourtant magnifiques, voire révolutionnaires, mais très denses, peuvent inspirer. Pourtant Citizen Kane, longtemps considéré comme le plus grand film de l’histoire du cinéma dans les palmarès mondiaux, malgré ses défauts (un personnage principal assez incohérent psychologiquement, par exemple), c’est génial.
http://www.youtube.com/watch?v=zyv19bg0scg
Jamais avant Welles l’usage du flash-back n’avait été aussi exploité, manipulé, presque définitivement usé dans un film. Influencé par l’expressionnisme allemand et le cinéma russe (Eisenstein en particulier), Welles pratique le montage dans le plan, offre des points de vue et des cadrages inédits, radicaux. Point baroque de bascule majeure entre le classicisme (la profondeur de champ) et la modernité (le plan-séquence, l’abstraction), Citizen Kane multiplie les changements de ton, et synthétise tout le cinéma et les genres du cinéma, y compris la comédie. Au risque de passer pour ostentatoire, la mise en scène initie la notion du cinéaste-roi, de l’Auteur.
Certains (comme la critique américaine Pauline Kael) auront beau essayer de faire porter le génie du film sur les épaules de ses collaborateurs (certes brillants) – le scénariste Hermann Mankiewicz, le chef op Gregg Toland ou le compositeur Bernard Herrmann – rien n’y fera : le maître d’œuvre de Citizen Kane, c’est Welles. Dire le contraire serait comme dire que 2001, l’odyssée de l’espace doit tout à la musique de Richard Strauss, au roman de Arthur C. Clarke, au chef op Geoffrey Unsworth et que Kubrick n’y serait pour rien…
2. Parce qu’il s’est adapté à tout
La télévision britannique me demande de faire des portraits de villes et de certains de leurs habitants (avec une prédilection pour le Pays basque et l’Espagne, il faut bien le dire) ? Pas de problème. Facile : Autour du monde avec Orson Welles, qui sort aujourd’hui en DVD. Plus costaud : mettre en scène un film d’après une pièce ultra-célèbre de Shakespeare sur quatre ans (Othello), au début des années 50, parce qu’on n’a pas tout le temps l’argent nécessaire pour tourner ? Tourner le début d’une scène à Venise (Italie) et la fin à Essaioura (Maroc), à plusieurs mois d’intervalle ? Pas de problème.
Pourtant Welles n’aimait a priori rien tant que les longs plans-séquences (voir le génial premier plan de La Soif du mal), mais les contingences vont l’amener à découper de plus en plus ses films, et il s’y montrera sacrément doué pour l’ellipse (l’étonnante disparition de son avion de Monsieur Arkadin…)
3) Parce qu’il est le premier cinéaste multimédia, un artiste qui devrait plaire à notre époque
Ce qu’il y a de passionnant dans le trajet de Welles, c’est qu’il correspond à une conception du cinéma qui est en train de revenir sur le devant de la scène. Welles est de notre temps, il est de nouveau à la mode ! Pourquoi ? D’abord parce que son cinéma, avec ses cadres expressionnistes, son langage hyper codifié et le jeu volontairement théâtral de ses acteurs, n’a rien de naturaliste, et que le naturalisme n’est plus de mode – les cinéastes vivants qui comptent le rejettent violemment.
Mais surtout parce que l’aspect composite, explosé, perpétuellement inachevés des travaux de Welles sont d’une modernité incroyable. La recherche sur Welles et les archives révélées, dessinent, derrière le mystificateur malicieux et/ou malheureux, le portrait d’un artiste multimédia qui a retravaillé toute sa vie les mêmes œuvres (Shakespeare trois fois – Macbeth, Othello, Fasltaff, d’après plusieurs pièces historiques), les mêmes thèmes (trahison, manipulation et mensonge), les mêmes histoires de manière obsessionnelle (la recherche du passé comme manière de le détruire).
Sur tous les supports (radio, théâtre, cinéma, télévision). Il inventa même le Making of (certes rétrospectif), ou plutôt le méta-film (Filming Othello, qui raconte vingt ans après le tournage d’Othello). Ainsi que le faux-vrai auto-documentaire (l’extraordinaire F for Fake –Vérités et mensonges en français). Welles est une sorte de DJ fou dont la puissance créatrice phénoménale fit à la fois son génie et l’empêcha de marcher, dans une industrie du cinéma où – sans qu’on puisse garantir que tout a changé aujourd’hui – l’intelligence et la culture étaient souvent encore considérées comme des tares.
4. Parce qu’au-delà de son image “people”, Welles demeure un artiste profondément mystérieux et tragique
A l’instar d’Andy Warhol, ou d’Hitchcock pour rester dans le cinéma, et avant Godard, il a su vendre et imposer la figure du cinéaste en tant qu’artiste, la conceptualiser, en usant et abusant peut-être parfois de son image, de son corps grossissant. Sans jamais tomber dans la démagogie. A ce sujet, il semble fondamental de signaler quelque chose dont on parle assez peu me semble-t-il : aucun des personnages principaux des films de Welles n’est sympathique – à part peut-être Falstaff, mais ce n’est pas si sûr. Welles n’a non seulement jamais usé du pathos, mais sans doute non plus de l’identification facile à des personnages attachants.
Il a toujours choisi la difficulté : Macbeth, Othello, Kane, Arkadin, K. dans Le Procès (d’après Kafka), Quinlan (La Soif du mal), il a toujours mis au centre de ses films des personnages de méchants. Or, on le sait en narratologie, le choix d’un héros négatif perturbe profondément le sens moral du récit classique, où le héros doit affronter des ennemis pour atteindre un but estimable. Rien de tel chez Welles. Et cet acharnement à décrire la figure du mal devrait nous interroger sur la nature profonde de ce cinéaste si souriant dans la vie et les interviews, si brillant, si créatif et bouillonnant d’énergie. Il n’y avait que le mal qui le fascinait vraiment.
Jean-Baptiste Morain
Rétrospective à Cinémathèque française, depuis le 17 juin et jusqu’au 2 août.
Sortent (ou ressortent) aussi :
Citizen Kane en Blu-ray et en édition collector, aux éditions Montparnasse
En Blu-ray et DVD : Monsieur Arkadin (Dossier secret), Autour du monde avec Orson Welles, chez Carlotta (en sus d’Othello et de Macbeth, qui sont réédités).
Fasltaff chez Films sans frontières, en DVD.
A lire : Orson Welles, par Anca Visdei, aux éditions de Fallois.
Filmographie
1941 : Citizen Kane
1942 : La Splendeur des Amberson
1942 : It’s All True (inachevé)
1943 : Voyage au pays de la peur, coréalisé avec Norman Foster
1946 : Le Criminel
1947 : La Dame de Shanghai
1948 : Macbeth
1952 : Othello
1955 : Dossier secret (Mr Arkadin)
1957 : Don Quichotte (inachevé)
1958 : La Soif du mal
1962 : Le Procès
1965 : Falstaff
1968 : Une histoire immortelle
1970 : The Deep (inachevé)
1972 : The Other Side of the Wind (inachevé)
1973 : Vérités et Mensonges
1978 : Filming Othello
1984 : The Dreamers (inachevé)
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