“Les Inrocks” avaient rencontré George A. Romero lors de son come-back en 2005 avec “Land of the Dead”. Portrait d’un cinéaste franc-tireur qui derrière les flots d’hémoglobine dénonçait l’avidité perverse de nos sociétés.
Le jour de notre rencontre, George A. Romero n’est pas le seul invité de marque du Raphaël. La visite à Paris du Premier ministre Sharon a transformé le grand hôtel en quartier de haute sécurité, quadrillé de barrières de protection et surveillé par une myriade de gardes du corps et de policiers en uniforme. Un climat de paranoïa et une atmosphère d’enfermement qui ne sont pas sans rappeler les huis clos angoissants des films de Romero, venu assurer ici la promotion de Land of the Dead, nouvel épisode attendu depuis des années de sa saga dédiée aux morts vivants.
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Il y eut Night of the Living Dead (La Nuit des morts vivants) sorti en 1968, Dawn of the Dead (Zombie) produit dix ans plus tard par Dario Argento (Romero a connu Asia toute petite, avant de lui confier un rôle dans Land of the Dead), et Le Jour des morts vivants, claustrophobe et antimilitariste, en 1985. Land of the Dead (Le Territoire des morts) rassure ses admirateurs. C’est un excellent film, digne des précédents titres de la série, intelligent, efficace et sans compromis.
Après une traversée du désert, des films à moitié réussis ou victimes des contingences du marché, Romero revient en pleine forme avec un brûlot horrifique, nerveux et stylisé comme une bonne série B postclassique des années 80, presque sans effets numériques mais ancré dans le contexte sociopolitique des Etats-Unis d’aujourd’hui.
Une critique du consumérisme
Romero, très grand et amaigri, grosses lunettes et catogan, semble le premier soulagé : “Je suis content du film. On m’a laissé carte blanche. J’étais méfiant à l’idée de devoir travailler pour un grand studio, mais Universal a aimé le résultat. Il n’a pas trop mal marché aux Etats-Unis, même si le studio a quelque peu sabordé sa sortie en le propulsant sur les écrans au début de l’été, entre Batman Begins et La Guerre des mondes.”
Land of the Dead, formellement et idéologiquement, se situe aux antipodes de la mode du cinéma fantastique américain, qui duplique les derniers succès asiatiques ou produit en série des remakes des classiques du genre des années 70 (tel le Dawn of the Dead de Romero).
“Je n’ai jamais fait des films pour faire sursauter le spectateur toutes les dix minutes. J’adore la science-fiction et le fantastique depuis mon enfance, je garde un souvenir ému de la première fois que j’ai vu le Frankenstein de James Whale. Cependant, mes films ont toujours proposé des paraboles politiques. Dès La Nuit des morts vivants, notre intention était de réaliser un film sur la Révolution, la faillite de la société et des valeurs familiales, mais nous pensions que personne ne s’en rendrait compte ! Je m’étais inspiré du roman Je suis une légende de Richard Matheson, qui décrivait un monde apocalyptique où un virus avait transformé les habitants en vampires. Nous avons inventé un nouveau point de départ à l’histoire et remplacé les vampires par des morts vivants cannibales. Malgré les pressions autour de moi, j’ai longtemps attendu pour mettre en scène la suite de La Nuit… car j’avais besoin d’exprimer quelque chose de pertinent sur le monde dans lequel nous vivions à l’époque. C’est ainsi que Zombie est devenu une critique du consumérisme.”
Quant à Land of the Dead, impossible de ne pas penser, devant le spectacle d’un véhicule blindé détruisant tout sur son passage, et de soldats de fortune mitraillant des zombies par écrans de contrôle interposés, aux images des guerres retransmises par les journaux télévisés.
“J’ai écrit la première version du scénario de Land of the Dead bien avant le 11 septembre 2001 et la guerre en Irak. A l’origine, le film évoquait davantage la lutte des classes aux Etats-Unis, le problème des sans-abri, des couches démunies de la société, laissées en pâture aux zombies alors qu’une élite vivait réfugiée dans des constructions modernes. J’ai modifié beaucoup de choses après les attentats du 11 Septembre, avec des allusions directes au terrorisme, comme le personnage du mercenaire qui se retourne contre son employeur.”
Né en 1940 à New York, George A. Romero s’installe très tôt à Pittsburgh, Pennsylvanie, une ville qu’il ne quittera plus et qui deviendra le symbole de son indépendance vis-à-vis des deux pôles de la production cinématographique aux Etats-Unis, New York et surtout Los Angeles. “Comme Baltimore pour John Waters, Pittsburgh est la ville qui me permet de rester moi-même, même si je ne m’en suis presque pas servi comme décor dans mes films – à part pour quelques scènes de Martin.”
Fidèle à ses origines populaires (“Je n’oublierai jamais que j’ai grandi dans le Bronx.”), à sa ville, à ses idéaux de jeunesse, Romero est un cinéaste irréductible, insensible aux sirènes de la gloire, un des seuls de sa génération à mériter l’appellation de franc-tireur. Son intégrité, ses convictions politiques et son mode de vie l’ont sans doute marginalisé sur le plan professionnel, mais elles lui ont permis de mener à bien une véritable œuvre, à contre-courant de la pensée et de l’industrie dominantes.
Un bouleversement de l’esthétique du cinéma fantastique
La Nuit des morts vivants, réalisé en 1967, constitue une date clé dans l’histoire du cinéma fantastique et dans celle du cinéma américain en général. Avec ce film indépendant tourné loin d’Hollywood, George A. Romero a radicalement bouleversé l’esthétisme et les valeurs du fantastique à l’écran. La Nuit… fut immédiatement remarqué par la violence inhabituelle de ses images, les scènes atroces de cannibalisme, mais aussi par sa virulence politique, en phase avec les mouvements contestataires et les revendications de la jeunesse américaine de l’époque, et de certains artistes, intellectuels et cinéastes en colère.
George A. Romero n’a pas inventé le cinéma “gore”, il ne l’a pas non plus utilisé ou détourné de sa fonction primordiale – choquer le spectateur – mais il est sans doute le premier cinéaste à l’avoir pris cinématographiquement au sérieux, à dépasser le grand guignol dans un souci inédit de réalisme et d’allégorie. Le film a rapporté 5 millions de dollars pour un budget de 114 000 dollars. Il demeure un des films indépendants les plus rentables jamais produits. Mais, bizarrement, des problèmes juridiques empêcheront Romero de profiter de ce triomphe.
Utopies et rêves d’inépendance
Ses films suivants, Season of the Witch et The Crazies, sauvés de l’oubli par des rééditions en DVD, seront des déconvenues commerciales. En 1976, Romero réalise Martin, un de ses meilleurs titres, un film d’horreur social dans lequel le vampirisme croise l’antipsychiatrie et la sociologie dans la grisaille des banlieues américaines. Après Zombie, Romero réalise le très beau Knightriders (1981), film maudit de sa carrière. Délaissant le fantastique, Romero imagine les pérégrinations d’une troupe itinérante de motards qui vit selon le code de chevalerie et organise des spectacles inspirés des récits de la Table ronde.
Ce qui ne constitue pour certains qu’une forme dévoyée et dérisoire de “show business” représente au contraire pour le directeur de la troupe un véritable art de vivre. Réflexion sur les mouvements communautaires des années 70, très représentatif des idées de Romero sur l’utopie, le rêve et l’indépendance, Knightriders essuie un rejet cinglant de la critique et du public.
“Le cinéma fantastique n’est pas mon seul centre d’intérêt, et je ne me considère pas comme un cinéaste de genre. Mais chaque fois que le téléphone a sonné, c’était pour me demander de réaliser un film d’horreur. J’ai fini par me résigner.”
Depuis Land of the Dead, les propositions affluent. Romero devrait bénéficier du regain inespéré de confiance dont il jouit auprès des producteurs, mais il semble presque inquiet de cet agenda chargé, lui qui a toujours pris son temps pour mener à bien des projets personnels. “Je suis censé réaliser un segment de la série Masters of Horror (compilation qui réunit des films de John Landis, Dario Argento, Tobe Hooper… – ndlr), mais je n’ai encore rien fait ! Je travaille également sur une adaptation de Stephen King, The Girl Who Loved Tom Gordon (Romeo et King ont déjà travaillé ensemble sur Creepshow et The Dark Half – ndlr). Un autre film de morts vivants se profile à l’horizon,mais il est peut-être trop tôt. Habituellement, dix voire vingt ans séparent chaque film de la série. J’ai besoin d’un peu de temps pour avoir quelque chose de nouveau à dire.”
Au rythme auquel la situation mondiale se dégrade, Romero ne devrait pas hésiter longtemps à lâcher sur les écrans ses hordes de zombies, désormais plus héroïques que les pauvres humains qu’ils dévorent.
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