“Go West”, un livre volumineux paru aux éditions Magnani, rassemble les entretiens éclairants menés par le critique de “Positif”, décédé le 13 novembre 2023, avec Fritz Lang, Martin Scorsese ou encore James Gray.
Le spectre de Michel Ciment n’a pas fini de hanter la cinéphilie. Interlocuteur privilégié de grands cinéastes hollywoodiens, spécialiste de la civilisation américaine et figure tutélaire de la revue Positif, Michel Ciment est mort 13 novembre dernier, à l’âge de 85 ans. Que ce soit au lycée, à l’université, à la radio sur France Inter et France Culture, dans la presse écrite ou dans les livres, le critique a voué toute sa vie à transmettre son érudition et sa passion du septième art.
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La parution récente de son livre Go West, aux éditions Magnani, nous permet de nous replonger dans les entretiens édifiants de Ciment avec 25 grands cinéastes américains, de 1967 à 2007.
Le cinéma en partage
En préface de Go West, Michel Ciment se confie sur les débuts de sa carrière critique en revenant sur ses années de formation, en France avec les enseignements de Gilles Deleuze, et aux États-Unis dans la prestigieuse université Amherst College, où il a fondé un ciné-club. En mêlant cette passion à une autre préexistante, la littérature, il décide de s’inscrire dans le sillage d’Ado Kyrou, Roger Tailleur et Robert Benayoun, grandes figures critiques de l’époque. C’est en 1963, avec une critique éloquente sur Le Procès d’Orson Welles, que le jeune cinéphile, alors âgé de 25 ans, imprégné par le surréalisme, intègre la rédaction de Positif dont seule la mort pourra le déloger soixante ans plus tard. Selon lui, un grand critique doit avant tout se faire historien du cinéma et doit se prémunir contre tout type de monisme. Un dogme qu’il ne trahira jamais de toute sa carrière.
Lorsqu’on l’interroge sur les divergences stylistiques et idéologiques entre les deux revues emblématiques de l’époque, Positif et Les Cahiers du cinéma, Michel Ciment répond : “Idéologiquement, mes goûts allaient vers Positif. Révolté par la guerre d’Algérie et le pouvoir gaulliste, je me retrouvais dans Positif, qui était une des revues de gauche alors que les Cahiers, je parle de la génération de Truffaut, Godard et Rohmer, étaient nettement positionnés à droite.” Si les réalisateur·ices totems des Cahiers du Cinéma lui inspiraient souvent une vive aversion, il avait entrepris de découvrir une modernité alternative incarnée par des cinéastes dits de l’imaginaire, comme Andreï Tarkovski ou Federico Fellini. De même qu’à la politique des auteurs dûment défendue par Les Cahiers du cinéma, Michel Ciment opposait “la théorie des auteurs”, plus proche de la critique anglo-saxonne. Si le clivage Cahiers-Positif s’est nettement creusé durant les années Mao, le critique regrette toutefois l’antagonisme souvent exacerbé entre les deux revues, car ces deux piliers de la cinéphilie française constituaient les deux versants d’une seule et même passion pour le septième art.
Conversations secrètes
Comment un cinéaste pouvait-il conquérir son indépendance artistique ? Quelles étaient les conditions de la création à Hollywood ? En interrogeant Michael Cimino, Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Arthur Penn et d’autres cinéastes du Nouveau Monde, Michel Ciment nous ouvre les portes du Nouvel Hollywood, ce souffle nouveau du septième art apparu dans la seconde moitié du XXe siècle.
C’est à l’occasion de la présentation en 1974 de Mean Streets à la Quinzaine des réalisateurs, au festival de Cannes, que Michel Ciment rencontre pour la première fois Martin Scorsese. Avec le critique, le cinéaste américain qui se fait le défenseur de la politique des auteurs revient en détail sur ce qui a nourri sa cinéphilie et révèle combien sa vision du médium éclaire son rapport au monde. Lorsqu’il aborde sa méthode de travail, Scorsese évoque la résonance des enseignements de la Nouvelle Vague, en accordant une place prépondérante à l’improvisation et à l’expérimentation de nouveaux modes narratifs et visuels largement encouragé par le manque de moyens : “Je ne connais rien à la Méthode. Je n’ai jamais mis les pieds dans un cours d’art dramatique. […] La bagarre autour du billard a été entièrement dessinée, mais je n’avais écrit aucune ligne de dialogue.” Il revient également sur son premier long-métrage, Who’s That Knocking at My door (1967), considéré comme l’acte inaugural autobiographique de son œuvre. Tourné sans argent ni expérience professionnelle, le film initialement intitulé Bring on the Dancing Girls met en scène des péripéties dans le Litlle Italy qui a vu grandir le cinéaste, et des personnages et des décors directement inspirés de la vie de Scorsese.
De son côté, Francis Ford Coppola, qui venait tout juste d’achever sa trilogie du Parrain, partage en 1991 dans les pages de Positif les prémisses de son projet prométhéen Megalopolis, un des films les plus attendus de l’année 2024 : “Le film est fondé sur la notion que la Rome républicaine et tout ce qui entoure la conspiration de Catilina a un rapport étroit avec le New York d’aujourd’hui.” Le cinéaste, qui a confirmé avoir cédé une grande partie de son domaine viticole californien pour pouvoir financer cette fresque utopique à hauteur de 120 millions de dollars, fait part de la réticence des studios à produire ses longs-métrages et le risque financier qu’implique un tel projet : “Ce sera aussi un film très cher, d’un coût et d’une ampleur beaucoup plus grande que les Parrain […] Des films comme Maman, j’ai raté l’avion et Pretty Woman sont très dangereux car ils font énormément d’argent et ont coûté très peu, si bien que les compagnies ne veulent plus produire que ce genre de film.”
Hollywood au présent
Plus proche de nous, Michel Ciment s’entretenait en 2007, aux côtés du critique Yann Tobin, avec le brillant cinéaste new-yorkais James Gray, déjà auteur de Little Odessa (1994) et The Yards (2000), pour revenir méthodiquement sur les motifs obsédants et le processus créatif du réalisateur. Alors que son troisième film, La nuit nous appartient, sort en salle et propulse sa carrière au moment de l’entretien, James Gray expose déjà le surcroît de prudence des studios américains absorbés par “le cours des actions”. Le journaliste s’enquiert également de l’emploi de la musique dans son œuvre, et de la collaboration de Wojciech Kilar sur le film. “Je déteste que la musique soit utilisée comme dans les dessins animés des fifties. Je voulais que la musique n’intervienne qu’après une action violente, jamais pendant. Je n’aime pas que la musique dicte au public ce qu’il doit penser” argue-t-il.
Comment résister aux injonctions sociales ? L’action libre est-elle possible ? Comment se définit un héros des temps modernes ? Autant de questions qui préoccupent les réflexions de James Gray et celles de ses protagonistes, alter ego à peine voilés, confrontés à la malédiction de l’homme excessivement sensible, forgé par ses illusions, qui s’efforce d’agir dans un monde violent métaphorisé par une image toujours sur le point de retomber dans l’obscurité. Plus généralement, l’entretien révèle combien l’œuvre de James Gray est traversée par l’idée mélancolique de la mort au travail.
L’érudition de Ciment sur le cinéma américain lui a permis de mener des interviews au longs cours et d’aller loin dans l’exploration d’un regard de cinéaste. Chaque entretien s’apparente alors à une leçon de cinéma, comme lorsqu’Otto Preminger partage sa vision du médium en exhortant à l’épure de la mise en scène : “Je ne dis pas que la mise en scène doit être invisible mais que moins on la remarque, meilleure est la mise en scène. Si vous voyez les ficelles et les trucs de la caméra, alors vous ne pensez plus qu’aux ficelles et aux trucs et vous êtes mûr pour faire des films publicitaires.”
Go West, de Michel Ciment, éditions Magnani, 500 p, 35€, en librairie.
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