C’est un trait qui réunit beaucoup de films pourtant très différents, de cet automne : plusieurs acteur·ices interprètent un seul personnage.
Le principe est vieux comme le cinéma et a le plus souvent été au service d’une seule idée : représenter les différents âges de la vie. Un·e acteur·ice pour interpréter l’enfance ou la jeunesse ; puis un·e autre pour la maturité, avec le souci d’une proximité physique entre les deux comédien·nes pour rendre l’échange vraisemblable.
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À travers les âges ou les états d’âme
Si le procédé a été largement utilisé par le cinéma classique, il a aussi connu des torsions modernes et étranges. Soit parce que les deux acteur·ices jouant des âges différents du personnage viennent à se croiser (Les Fraises sauvages de Bergman, Le Temps retrouvé de Ruiz, plus récemment Chambre 212 d’Honoré) ; soit, de façon troublante et subtile, parce que l’écart d’âge entre différents états du personnage est si mince qu’il n’appelait pas forcément le recours à des interprètes différentes, comme dans l’étonnant Orphelines d’Arnaud des Pallières, où Solène Rigot, Adèle Exarchopoulos ou Adèle Haenel se succèdent dans la peau du même personnage à 13 ans, 17 ans ou 26 ans.
C’est avec Cet obscur objet du désir (1977) que cette figure rompt radicalement avec la convention des âges successifs de la vie. Buñuel orchestre d’une scène à l’autre, et de façon plus ou moins arbitraire, l’interversion de deux actrices dans le même personnage. Le spectateur peut interpréter qu’Angela Molina et Carole Bouquet incarnent deux facettes antagonistes d’une même personne (plus ou moins proche, plus ou moins distante selon les scènes et selon l’actrice), mais l’étrangeté du procédé ne se résorbe jamais tout à fait dans la psychologie. Et le plus grand trouble provient de la cécité du personnage masculin (Fernando Rey) à ces permutations.
Trente ans plus tard, Todd Haynes amplifie le procédé en castant pas moins de six interprètes pour son biopic iconoclaste de Bob Dylan, I’m Not There (2007). À chaque acte artistique dylanien, à chaque situation personnelle du chanteur, son avatar : Richard Gere pour le Dylan acteur de Pat Garett et Billy le Kid, Heath Ledger pour ses années de jeune marié, Christian Bale pour le moment folk et enfin, portant avec elle une interrogation sur l’identité genrée extensive du chanteur selon Haynes, Cate Blanchett pour la période rock électrique.
Héritage formel
Ce sont un peu tous ces antécédents fameux qui affleurent à la vision des quatre films qui, cet automne, ont réactivé la technique de cohabitation de plusieurs acteurs et actrices pour un même personnage. Le procédé classique de la succession d’interprètes pour figurer les âges de la vie est celui auquel recourt Bertrand Mandico dans Conann. Six actrices campent la guerrière de l’adolescence à la vieillesse, mais Mandico ajoute au procédé la rencontre systématique d’au moins deux incarnations du personnage à chaque passage de relai. En effet, chacune des Conann se fait tuer par celle qui lui succède. Chacune est meurtrière (de celle qu’elle a été) et victime (de celle qu’elle deviendra), dans un chassé-croisé cruel et baroque.
On pense beaucoup au I’m Not There de Todd Haynes en voyant le Munch de Henrik Martin Dahlsbakken. Dans ce portrait éclaté, un acteur joue Munch débutant, un autre Munch interné, un autre encore un Munch réincarné dans le monde d’aujourd’hui et dans le droit fil du coup de force Blanchett/Dylan, une actrice incarne les derniers jours du grand peintre. C’est davantage à Buñuel que l’on pense en découvrant Daaaaaali !. À l’ensemble de son œuvre par les jeux d’emboîtements de rêves racontés que le film de Dupieux met en place. Mais aussi spécifiquement à Cet obscur objet du désir par le ballet d’acteurs arborant la moustache torsadée du peintre catalan sous l’œil de personnages qui n’y voient que du feu. Ce sont moins des facettes particulières du personnage de Dali que Jonathan Cohen, Pio Marmaï, Édouard Baer… prennent en charge qu’un affolement du principe même de l’identité. Tous les âges de la vie coexistent (même un Dali vieux qui ne sait plus quel âge il a, joué par Didier Flamand) ; l’existence est un cadavre exquis schizophrène.
Enfin, Orlando, ma biographie politique explose à ce jour le record d’incarnations pour un même personnage avec pas moins de 26 acteur·ices trans et non-binaires prenant en charge l’évocation de cet être traversant les siècles et alternant les genres, imaginé par Virginia Woolf. En dépit de ses métamorphoses encourageant à multiplier les interprètes, le personnage a, le plus souvent, été joué par un seul, ou plutôt une seule (Tilda Swinton chez Sally Potter, Isabelle Huppert sur scène avec Bob Wilson…). Paul Préciado prend le parti inverse et dissémine la figure d’Orlando. Sous son aile, chacun·e immisce un peu de son trajet de vie, raconte sa transition, son chemin vers la non-binarité, tout en le tressant aux mots de Virginia Woolf et aux péripéties de son roman. Orlando est un peuple, une multitude. C’est le plus beau devenir d’un personnage.
Conann de Bertand Mandico, en salles depuis le 29 novembre 2023. Orlando, ma biographie politique de Paul B Preciado, en replay sur Arte. Munch de Henrik Martin Dahlsbakken, sortie le 20 décembre 2023. Daaaaaali ! de Quentin Dupieux, sortie le 7 février 2024.
Orlando, ma biographie politique © Salzgeber & Co. Medien GmbH : Daaaaaali ! capture d’écran YouTube: Conann © UFO Distribution
Édito initialement paru dans la newsletter cinéma du 13 décembre 2023. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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