Il y a vingt ans, le philosophe proposait deux ouvrages comptant parmi les plus beaux écrits sur le cinéma. A l’occasion d’un essai sur son rapport aux images, retour sur une pensée qui a su, sur les plus grands auteurs de films, jeter une lumière neuve.
Lorsqu’à la fin de l’année 1983 sort L’Image-Mouvement (Cinéma 1), suivi deux ans plus tard de L’Image-Temps (Cinéma 2), la pensée de Gilles Deleuze a déjà largement croisé l’art. La littérature d’abord, avec Proust et les signes (1964), puis Présentation de Sacher-Masoch (1967) et Kafka, pour une littérature mineure (1975). Puis la peinture avec Francis Bacon – Logique de la sensation (1981), lequel est déjà abondamment nourri de considérations générales sur les différentes logiques représentatives des images (peintes ou photographiques) et d’analyses particulières ou citations à titre d’exemple d’œuvres cinématographiques.
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Il n’allait pourtant pas de soi qu’à la marge de son œuvre philosophique le penseur, de façon aussi patiente et méthodique, absorbât une matière (films innombrables, histoires du cinéma, écrits critiques) qui allait lui permettre de réussir un tel coup double, une somme éblouissante s’imposant à la fois comme un rouage décisif de son œuvre et le plus beau, le plus ample, le plus lyrique des ouvrages théoriques sur le cinéma. Dans l’opportune monographie critique consacrée à “Deleuze et les images”, sous la direction de François Dosse et Jean-Michel Frodon, Jean Narboni, ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma puis enseignant à Nanterre, raconte comment Deleuze, pour la première fois, a accepté d’écrire sur un film.
Durant l’été 1976, la troisième chaîne (FR3) avait diffusé un épisode d’une série de Jean-Luc Godard intitulée Six fois deux/Sur et sous la communication. Ayant appris que le philosophe avait vu l’épisode et se passionnait de façon plus générale pour le travail de Godard, il l’invite à un entretien dans les Cahiers. Deleuze décline la proposition, préférant écrire un texte. Lequel devient un faux entretien autour de Six fois deux, dans lequel il fait à la fois les questions et les réponses, intitulé “Trois questions sur Six fois deux”. Dans ce faux dialogue, Deleuze jette les bases de ce qui deviendra Cinéma 1 et 2, en faisant constamment référence au premier chapitre de Matière et Mémoire d’Henri Bergson (1896), dans lequel le philosophe puise les con-cepts d’image-mouvement et d’image-temps, par lesquels il inaugure son entreprise d’identification et de classification des images cinématographiques.
“Cet essai n’est pas une histoire du cinéma”, prévient le philosophe dès la première phrase du premier volume de Cinéma, anticipant sur un des reproches habituels qu’on lui fera, à savoir de reconduire une coupure fréquente, opérée par toutes les histoires du cinéma, entre âge classique et âge moderne, qu’il met en perspective sans toutefois la remettre fondamentalement en cause. L’image-mouvement comprend trois sous-ensembles : l’image-action (pivot de la narration classique, où la perception du temps coïncide avec l’action représentée), l’image-perception (articulant la question du point de vue, les régimes de focalisation), l’image-affection (qui donne une lecture affective du film, qui vaut comme expression d’un sentiment – exemplairement le gros plan). Le cinéma classique américain porte à leur parfait point d’équilibre la combinaison de ces trois catégories d’images.
Le second volume de Cinéma, L’Image-Temps, diagnostique une crise de l’image-action. Deleuze, soucieux de ne pas caler sa classification dans un partage historique trop rigide, prend soin de préciser que cette crise n’est pas nouvelle, qu’elle est liée à un “état constant du cinéma. De tout temps, les films d’action les plus purs ont valu par des épisodes hors action, ou des temps morts entre action”. Il dégage néanmoins un ensemble de facteurs généralisant cette crise de l’image-action au milieu du XXe siècle : “la guerre et ses suites, le vacillement du rêve américain, la nouvelle conscience des minorités, la montée ou l’inflation des images à la fois dans le monde extérieur et dans la tête des gens, l’influence sur le cinéma de nouveaux modes de récits que la littérature avait expérimentés, la crise d’Hollywood et des anciens genres…”
Cette nouvelle sorte d’image qui se propage dans l’immédiat après-guerre, d’abord en dehors de Hollywood, dans le cinéma italien, puis avec la Nouvelle Vague et le nouveau cinéma allemand, réorganise le rapport entre personnages et situations. Ce rapport n’est plus de l’ordre de l’action, de la transformation de la situation. Au contraire, le personnage devient le spectateur de la situation (“il enregistre plus qu’il ne réagit” – Rossellini, Antonioni…). De plus, “la fibre d’univers qui prolongeait les événements les uns dans les autres, ou raccordait les espaces”, a cassé, d’où des récits erratiques, des formes balades (Wenders, Akerman…). Les enchaînements narratifs s’affaiblissent. La réalité devient dispersive et lacunaire. Cette nouvelle image, à chercher au-delà du mouvement, c’est l’image-temps. Le temps sort des gonds du mouvement, ne s’ajuste plus simplement à la durée nécessaire à la réalisation d’une action, mais devient une matière extensible, malléable, autonome. Le cinéma accède alors à une image directe du temps.
Si la découpe, formulable de façon banale par classicisme et modernité, était connue, les deux ouvrages lui fournissent une super-structure théorique impressionnante. Les acquis de l’histoire et de la critique de cinéma sont ressaisis dans la lumière d’une pensée qui les englobe et les articule dans un ensemble organisé de façon imparable. Mais c’est l’inverse qui étonne aussi à la lecture des textes. C’est-à-dire pas seulement qu’il parvienne à ouvrir la théorie du cinéma à un champ et des perspectives plus larges, mais aussi qu’il plonge dans le détail, excelle dans la stricte critique de film, multiplie les analyses d’une finesse confondante sur les cinéastes pourtant déjà les plus commentés.
Parmi les plus belles pages des deux ouvrages, citons celles sur Minelli, chez qui la couleur ne relève pas d’un symbolisme consistant à faire correspondre une couleur à un affect, mais ou la couleur est l’affect même, “c’est-à-dire la conjonction virtuelle de tous les objets qu’elle capte”. La couleur absorbe, à mesure que le rêve devient espace et les personnages figures de danse. C’est une “couleur carnivore, dévorante, destructrice”. Les rapprochements entre cinéastes sont sidérants, comme celui entre Stroheim et Buñuel, rangés dans la catégorie “naturaliste”. Le naturalisme renvoie bien sûr à Zola, qui “a eu le premier l’idée de doubler les milieux réels avec des mondes originaires”. Chez Buñuel ou Stroheim, les milieux sociaux sont décrits avec une violence et une cruauté qui les apparentent à des mondes barbares, archaïques, jungles primitives et, en même temps, à des mondes finissants, au bord de l’apocalypse, dépotoirs, ruines. Dans ces mondes originaires, un seul affect domine : la pulsion.
Ophuls et Renoir, quant à eux, sont étudiés conjointement dans la catégorie de “l’image-cristal”, à savoir ce point de coalescence entre l’actuel et le virtuel, la vie et le théâtre, le réel et sa représentation. Deleuze multiplie chez l’un et chez l’autre les figures du cristal – verrières, globes, vitrines –, qui campent un monde d’apparences placé sous cloche. Mais chez Renoir le cristal est fêlé, on n’aspire qu’à en sortir pour, après s’être essayé à tous les rôles, atteindre la vie (Boudu abandonnant le petit théâtre social de la maison du libraire, le coup de feu anéantissant le manège mondain de La Règle du jeu et faisant exploser le cristal). Chez Ophuls, en revanche, le cristal est parfait, nul n’en sort, même par la mort, telle Lola Montès qui rate son suicide et se retrouve, impotente, exhibée sur une nouvelle scène.
L’originalité de la méthode de Deleuze consiste à rompre avec la tradition universitaire de l’analyse de séquence. L’étude du cinéma s’est constituée sur le fantasme de stopper le continuum de l’image en mouvement du cinéma : arrêt sur images – méthode généralisée à la fac avec l’arrivée du magnétoscope, décomposition du film à ses plus petits atomes –, étude d’extraits, de photogrammes. La connaissance du film passerait par sa dissection. Pas d’analyse de séquences ici, ni d’études plan par plan. Le film est restitué dans sa nature de défilement, et le tri opéré par l’oubli – la forme particulière dont s’imprime dans la mémoire la matière du film – est même constitutif de la manière d’en rendre compte de façon synthétique. En outre, la forme du film est toujours liée à son récit ; la mise en scène, loin d’être autonomisée, se confond avec ce dont parlent les films ; et le terme “image” ne se confond jamais à un plan, un cadre, mais s’étend à l’ensemble du film, ou au type de cinéma auquel il se rattache. Et le film est lui-même compris dans un grand récit, une formule générale du cinéma de tel ou tel auteur, dont il n’est qu’une forme particulière.
Par exemple, ce que raconte Nicholas Ray, c’est “le dépassement de la violence, la conquête d’une détermination spirituelle qui permet aux personnages de choisir” ; ce que vise Garrel, c’est “la puissance de constitution des corps, la puissance d’une genèse des postures, et par là nous redonner croyance au monde, nous rendre la raison”. Ce qui intéresse Deleuze, plus que les mécanismes, ce sont des gestes de création, des positions d’auteurs, des rapports au monde, qu’il restitue en alliant à une connaissance intime du détail de l’œuvre une respiration plus ample, plus englobante, qui lui permet de ramasser toute une œuvre en quelques aphorismes fulgurants et de la comprendre dans une totalité organique plus vaste encore.
Après la parution de L’Image-Mouvement et L’Image-Temps, les interventions de Deleuze seront plus ponctuelles. Dans Deleuze et les images, le critique et enseignant Alain Bergala rapporte qu’il avait demandé en 1986 au philosophe, lors de la parution d’un recueil d’articles de Serge Daney, Le Ciné-journal, de préfacer l’ouvrage (Bergala analyse aussi la façon dont s’est constitué un temps un triangle Godard/Deleuze/Daney, “un synchronisme impeccable (…) entre un artiste qui invente des formes, un philosophe en train de formuler les concepts de ces formes au moment même de leur émergence et un grand critique en train de regarder et d’analyser ces échanges”).
Dans cette préface, intitulée “Optimisme, pessimisme, voyage”, Deleuze définit la fonction de critique. Le critique dégage un “supplément” à une œuvre. Ce supplément, c’est “un peu d’art et un peu de pensée” à destination de spectateurs encore virtuels, à venir.
Un critique, c’est donc quelqu’un “qui essaie de gagner du temps”. S’il est encore difficile
de dire si, comme l’avait prophétisé Foucault, “le siècle un jour sera deleuzien”, la critique
et la théorie du cinéma des années 80/90 l’ont été absolument, puisant dans Cinéma 1 et 2 un nombre d’intuitions, de formules, de catégories très opérantes, et parfois jusqu’à satiété.
Mais c’est le cinéma qui semble aussi, plus que jamais, être devenu deleuzien. Des films sont arrivés, de cinéastes qui n’avaient probablement pas lu Deleuze, mais qui semblaient pourtant en avoir pris acte. Comme si, par exemple, les pages lumineuses de L’Image-Temps sur Kubrick avaient fini par déteindre sur les films eux-mêmes, comme si Miller’s Crossing, Barton Fink des Coen, Mission: impossible de De Palma revisitaient Kubrick par le prisme de sa lecture deleuzienne et son analyse des films-cerveaux, comme si le jeune cinéma français des années 90 avait assimilé les pages sur le cinéma des corps et des postures libérés après la Nouvelle Vague. Lire ou relire Cinéma 1 et 2 vingt ans après leur parution, c’est aussi le temps qu’il faut pour prendre la mesure de ce double mouvement entre Deleuze et le cinéma.
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