A l’occasion de leur splendide Sicilia !, rencontre rare avec des gens rares : les résistants du cinéma Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Des artistes, combattants pacifiques qui affichent fièrement et sans forfanterie leur éthique et leurs principes, vitupérant contre le saccage dominant.
Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Sicilia ! Rencontrer Danièle Huillet et Jean-Marie Straub dans leur tanière de la banlieue romaine tient du complot. Ou du jeu de piste. Suivant en cela les ordres comminatoires de Jean-Marie Straub (« N’essayez pas d’arriver jusqu’ici directement en taxi, ils ne trouvent jamais ! »), il convient d’abord de se rendre (en taxi) jusqu’à la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs. Facile. Là, le néostraubien sincère se retrouve dans la même situation que Cary Grant dans La Mort aux trousses, attendant sous un soleil de plomb un autobus qui ne se décide pas à arriver. Le temps de comprendre que l’arrêt du 128 a été traîtreusement déplacé un peu plus loin, on traverse quelques paysages indécis qu’on ne peut même plus qualifier de pasoliniens tant ils sont dévastés par un urbanisme chaotique, avant qu’un chauffeur peu coopératif ne nous largue un arrêt trop tôt, au milieu de nulle part. On s’angoisse, on marche un peu et on trouve Straub en train d’attendre au bon arrêt, pile devant chez lui. Si le personnage cultive une mauvaise humeur bourrue, qui peut à l’occasion se transformer en vraie colère noire (comme lors d’un Cercle de minuit de 1997, devenu historique), il ne cherche pas à dissimuler une gentillesse et une attention à l’autre assez rares dans ce métier d’égoïsme forcené. Loin de la zone sinistre que la légende noire se complaît à décrire, le Straubland est une agréable banlieue résidentielle, avec de beaux restes de campagne et un calme relatif dont le centre de Rome est de plus en plus dépourvu, jubilé de la Ville éternelle et chantiers absurdes obligent.
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Après qu’on s’est enquis de la santé des bêtes (une dizaine de chats et un gros chien nommé Melchior, bouclé dans la voiture pour cause d’aboiements intempestifs sur les intrus), le rituel de l’entretien se met en place. Une fois l’eau minérale servie et les bières ouvertes, on réclame la présence de Danièle Huillet. Elle nous rejoint, paraît s’absorber dans son ouvrage mais garde l’oreille alerte pour apporter une précision ou corriger un détail, avant de s’éclipser à l’heure de sa « tournée » : nourrir les chats du voisinage et délivrer Melchior le temps d’une petite promenade.
Clair et précis quand il s’agit de parler de Sicilia !, Straub aime aussi décontenancer son interlocuteur par quelques digressions soudaines, du genre « Bon, maintenant, parlons de Kubrick ! » prononcé « Koubrick », à l’allemande, comme il se doit. S’ensuit une aimable passe d’armes : on essaie de convaincre Jean-Marie de l’intérêt d’Eyes wide shut, lui renâcle en grommelant, incendie Les Sentiers de la gloire et Docteur Folamour, avant de reconnaître quelque intérêt à Shining : « Intéressant en tant que film expérimental, mais un peu con, borné, avec des oeillères, comme tous les films expérimentaux. »
Sujet moins plaisant mais qu’il faut bien évoquer quand même, l’agression dont ils ont été victimes ici même au printemps 97. Situé dans un quartier agréable, où les Straub font depuis longtemps partie du paysage quotidien, cet appartement clair et studieux a été le lieu d’un crime. Resté seul à la maison pendant que Danièle était allée promener Melchior, Jean-Marie a ouvert imprudemment, s’est retrouvé avec un pistolet sur le ventre, avant de se faire tabasser à coups de crosse par deux hommes de main. Le retour de Danièle l’a sauvé du pire, les deux nervis se sont enfuis.
Quel esprit dérangé a pu mettre un « contrat » sur le dos de deux cinéastes paisibles, dont le seul crime est leur amour immodéré pour les bêtes abandonnées ? La police n’a rien trouvé, mais les Straub soupçonnent le « Barbe-Bleue » de l’immeuble, qui les avait traités de « Tziganes » dès leur arrivée dans le quartier. A défaut de pouvoir prouver quoi que ce soit, ils ne sont pas partis et ont entrepris Sicilia !, la pièce de théâtre puis le film, comme une réponse à l’aveuglement qui semble s’étendre à un pays qu’ils continuent d’adorer.
Entre poussées de rage straubiennes et infinie sagesse huilletienne, à la fois modestes et sûrs de leur fait, toujours solidaires de leurs compagnons de route (Rivette, Godard, « Et j’aime ce que fait Pialat ») et curieux de la nouveauté ( » Rosetta, qu’est-ce que ça vaut ? »), les Straub oublient de poser aux immenses cinéastes qu’ils sont pourtant, certes minoritaires mais à l’influence souterraine toujours plus grande, comme si les difficultés qu’ils rencontrent à faire et diffuser leurs films ne faisaient que renforcer leur prestige d’artistes libres.
Autant amoureux fervents que savants austères, tous deux dans leur mûre saison, il n’est finalement pas très étonnant qu’ils aiment les chats.
Vous semblez éprouver une grande déception quant à l’état du monde. Votre travail de cinéastes suffit-il à le compenser ?
Jean-Marie Straub On est trop vieux pour s’intéresser à un monde ou à des sentiments frelatés. Moi, je reste un incorrigible démocrate, comme me le reproche souvent Danièle, et un optimiste invétéré. On adore tous les deux la vie, mais on assiste impuissants au grand saccage du monde. Notre travail ne suffit pas, d’abord parce que chaque film devient plus difficile à faire que le précédent. Renoir disait qu’un film, c’est comme un crime organisé, que ça nécessite des complices sûrs. Notre plus vieux complice, c’était Louis Hochet, notre ingénieur du son et notre mixeur, le meilleur du cinéma français, et il vient de mourir dans l’indifférence générale. Et puis passer une vie à mendier pour faire ce qu’on fait, à la fin, ça va plus. Aucun film de nous n’a jamais été cofinancé par Canal+, ils ont refusé de passer Du jour au lendemain en disant que ça ferait du tort à la chaîne. Sur Sicilia !, tout l’argent dépensé en Italie reste à couvrir.
En même temps, vous tournez régulièrement et seulement ce dont vous avez envie.
Jean-Marie Straub J’irais même plus loin : on est peut-être les seuls qui n’ont toujours fait que ce qu’ils avaient envie de faire. Et de la façon dont ils avaient envie de le faire, sans rendre de comptes à personne. On a toujours cultivé la morale de Cocteau : « Ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi-même. » On est des privilégiés mais on paie notre privilège d’être hors du marché : chaque film est plus difficile à faire. Pourquoi Arte refuse-t-elle de diffuser Antigone et Du jour au lendemain ?
Danièle Huillet Sicilia ! a coûté 2 millions. Mais nous n’avons touché aucun salaire.
Soit moins d’un dixième du budget moyen d’un film français. Mais de quoi vivez-vous si vous n’êtes pas payés sur vos films ?
Danièle Huillet Les dettes de Du jour au lendemain, on les a payées avec l’héritage qu’a touché Jean-Marie quand son père est mort. Il restait un petit quelque chose pour chaque enfant, même si ce n’était pas une famille riche. Quant à notre survie, on touchera de l’argent du Fresnoy pour la rétrospective et nos cours de montage, quelques dollars d’Amérique parce que nos films sont en distribution là-bas et de l’argent de la RAI 3, qui achète quelques-uns de nos films et la pièce de théâtre qui a été filmée à Buti. Plus les Japonais, qui nous ont acheté une copie de chaque film.
Jean-Marie Straub Le plus grave, ce n’est pas qu’on ne soit pas payés pour faire les films que nous voulons faire, c’est que l’art devient de plus en plus superflu dans le monde capitaliste dans lequel nous vivons. C’est une activité considérée comme inutile. Et puis nous vivons en exil, donc nous sommes les seuls cinéastes vraiment européens. Mais tout ça se paie au prix fort.
Comment est né le projet de faire une pièce de théâtre puis ce film, Sicilia !, d’après Conversations en Sicile d’Elio Vittorini ?
Jean-Marie Straub Le découpage était daté d’avril-août 92, Danièle l’a tiré du fond d’un tiroir. Elle m’a dit qu’on devrait faire ça. Je lui ai dit « D’accord, à condition qu’on ait une base de travail. » C’est à ce moment qu’on a repensé au théâtre de Buti : ils nous proposaient de venir travailler chez eux depuis dix ans. On leur a dit qu’on répéterait pendant trois mois et qu’on finirait par quelques représentations théâtrales. Et ensuite, on ferait le film avec les mêmes acteurs. Le théâtre, c’était un tremplin, pour préparer les acteurs et faire en sorte que le texte devienne partie intégrante d’eux-mêmes, comme des somnambules. C’est une question de mûrissement. Le seul luxe dont dispose l’homme, c’est le temps. C’est pour ça que Jean-Luc (Godard) a tort quand il se plaint de ses acteurs qui ne lui offrent rien alors qu’il s’attend à des cadeaux de leur part. Mais ce n’est pas possible si lui ne les a pas entraînés. Les cinéastes sont paresseux et les acteurs encore plus. Un jour, Serge Daney, croyant nous faire un compliment, avait écrit que ce qui est bien dans nos films, c’est que les acteurs ne comprennent pas ce qu’ils disent. Danièle l’a drôlement engueulé : comment est-ce possible que des gens qui disent un texte pendant deux mois ne le comprennent pas ?
Danièle Huillet Le problème, c’est que Buti est en Toscane et que nous, on voulait des Siciliens. Mais il y a beaucoup de Siciliens en Toscane. Quand ils montent vers le nord pour chercher du travail, ils préfèrent s’arrêter en Toscane, ça leur fait moins loin de chez eux.
Jean-Marie Straub Les gens du théâtre ont passé des annonces dans les journaux et on a fait quelque chose d’un peu inhumain : du casting. En général, on ne fait pas comme ça, on prend des gens qu’on connaît, des amis, ou bien des gens qu’on a rencontrés dans la rue. Là, ces gens sont venus en pensant qu’ils allaient faire de la figuration dans une pièce, puis dans un film. On a choisi des gens qui sont maçon, plâtrier, carreleur ou mère de famille, et on les a confrontés à un texte qu’ils ignoraient. Un ou deux savaient qui était Vittorini, mais personne ne l’avait lu. C’est une opération qui s’apparente à la « culture populaire » dont on parlait il y a trente ans.
Comment avez-vous coupé dans le texte de Vittorini ?
Jean-Marie Straub Il faut se méfier de la littérature. Si vous prenez un roman de Balzac, il ne faut surtout pas essayer d’illustrer les descriptions qu’il fait pendant dix pages : le film n’aura aucun intérêt. Car le cinéma n’est pas fait pour illustrer les choses. La chance qu’on a avec un roman comme celui de Vittorini, c’est d’avoir un récit, donc une fiction, qui est assez fort. Et il ne s’agit pas de faire ce que font tous les producteurs quand ils achètent les droits d’un roman : illustrer une intrigue, avoir un plot. Il faut au contraire considérer la narration comme quelque chose de déjà connu. Il faut que les gens voient un film où le récit est supposé connu, même s’ils n’ont jamais lu le livre et ne le liront jamais.
Comment cela se traduit-il dans votre film ?
Jean-Marie Straub : Pendant le générique, on a entendu une petite chanson sicilienne un peu drôle, tout de suite vampirisée par la musique tragique de Beethoven, qui vient déteindre sur le plan du monsieur de dos, plan qui sera répété quatre fois dans la séquence, qui elle-même se terminera dans la colère : « Mais pourquoi est-ce si difficile de vendre les oranges ? » Au plan d’après, tout à coup, on voit deux flics dans un train en marche qui parlent de ce qu’on vient de voir, sans qu’on sache qu’ils ont épié la scène. Voilà l’intérêt d’avoir une fiction et un récit forts ! Ensuite, on retrouve notre bonhomme dans le train et on ne sait toujours pas d’où il vient. Si on revient à la première séquence, le vendeur d’oranges lui avait fait remarquer qu’il mangeait le matin, alors que les Siciliens, eux, ne mangent jamais le matin. Il lui balance donc qu’il est américain et l’autre répond qu’effectivement, il est américain depuis quinze ans. Il y a plein de braves gens intelligents qui en ont conclu qu’il s’agissait d’un Sicilien qui revient d’Amérique, mais pas du tout ! Dans le train, il dira qu’il a voyagé en Italie pendant quinze ans, qu’il a vécu à Milan, à Bologne, à Florence. Ce qui signifie que se déclarer « américain depuis quinze ans » était une provocation et l’affirmation de son exil, et que lui, jeune Sicilien, considère le nord de l’Italie comme l’Amérique. Après, on le retrouve devant une maison, de dos. Une dame sort de la maison, c’est sa mère, mais personne ne nous a dit qu’il allait voir sa mère ! C’est supposé connu.
Et dans le roman ?
Jean-Marie Straub : C’est expliqué en long, en large et en travers. C’est ce que j’appelle le côté « science-fiction » du film : les choses frappent, font partie d’un récit extrêmement précis qu’on aurait été incapables d’inventer nous-mêmes et qu’on est bien contents d’avoir eu, mais la fiction est toujours sous-jacente, sous-entendue. Elle n’envahit pas la matière du film, elle ne prolifère pas et laisse le film respirer. L’effet « science-fiction » vient aussi du fait qu’on n’a pas voulu trop dater historiquement le film, malgré le choix du noir et blanc et des costumes pour marquer une certaine distance. Alors que le roman est situé sous le fascisme.
Danièle Huillet : « Tout mort-de-faim est un homme dangereux », on ne peut pas dire que ça soit une phrase datée.
Jean-Marie Straub : Et quand on découvre que le film n’est peut-être pas situé au présent, ça frappe doublement, c’est ce qui nous intéresse. Comme quand la mère explique qu’ils ne mangeaient que des escargots quand ils n’avaient plus d’argent, c’est encore un effet « science-fiction » : quel est ce monde où les pauvres ne mangent que des escargots ?
Danièle Huillet Encore aujourd’hui, près d’ici, je vois des vieilles femmes qui ramassent des pissenlits près des autoroutes, exactement comme la mère le raconte dans le film. Avant, à la belle époque du cinéma américain, les spectateurs pouvaient développer une forme d’intelligence. Les films leur donnaient des indices, comme nous le faisons, et ça leur suffisait pour trouver de quoi il était question. C’est pour ça que les films sont devenus si ennuyeux : ils perdent leur temps à raconter l’histoire, le plot.
Jean-Marie Straub Et il ne reste plus rien pour le reste. La matière n’existe plus, les sentiments n’existent plus, parce que tout est au service de la soi-disant narration.
Ce que vous cherchez à éviter, c’est la psychologie ?
Jean-Marie Straub Oui, mais pas seulement. Dans le roman de Vittorini, il y a des choses qui me hérissent. Par exemple, quand sa mère lui raconte ses aventures amoureuses, il est écrit que le personnage la regardait en pensant « bienheureuse putain » : voilà ce dont il faut se méfier et qui n’a rien à faire dans un film, voilà pourquoi je me suis toujours méfié de la littérature. C’est pour ça que je me suis intéressé à Hölderlin et à Corneille. Mais les dialogues de Vittorini, nous les avons respectés. Quand on choisit un dialogue, c’est qu’il nous résiste. C’est pour ça que malgré toute l’admiration que j’éprouve pour les films de Resnais, je trouve les textes de ses films absolument insupportables. Resnais ferait mieux de se méfier de la littérature. Les textes de Cayrol, Duras ou Robbe-Grillet, ce sont des choses qui n’existent pas, c’est tout.
Dès les premiers plans, avec l’homme de dos sur le port de Messine, on s’aperçoit que le traitement du temps est particulier, parce que ce qui est placé devant lui (un bateau, des enfants sur l’escalier) n’est pas « raccord » entre les plans.
Jean-Marie Straub C’est ce qu’il faut accepter si on ne veut pas faire du cinéma hollywoodien. Il n’est pas question de demander aux gens qui passent de revenir pour refaire la même chose. Et il y avait un bateau qui arrivait toutes les demi-heures, sans parler du son… Les bruits de chaînes qu’on entend pendant cette séquence, c’est un cadeau que vous offrent la réalité et le hasard, aucun mixeur n’aurait une telle imagination à moins de travailler six mois, comme Tati le faisait.
Danièle Huillet Ce n’est pas le temps naturaliste de la télévision.
Jean-Marie Straub Où est le temps naturaliste chez Fritz Lang, Lubitsch, Chaplin, Hitchcock, Renoir ? La télévision essaie de faire croire aux gens qu’elle leur vend des sentiments qui existent alors que ce sont des sentiments de supermarché.
Comment avez-vous repéré les lieux du film ?
Jean-Marie Straub En 72, la première fois qu’on est allés en Sicile, on avait vu des tonnes d’oranges au fond du lit d’un fleuve, qui sentaient à 20 kilomètres à la ronde, et qu’ils laissaient là pour ne pas faire chuter les prix. Le début du film avec le vendeur d’oranges rappelle Kuhle Wampe (Ventres glacés, 1932) de Brecht, qui est sous-titré « A qui appartient le monde ? ». Sicilia ! est sous-titré « C’est trop mal d’offenser le monde », une phrase de Vittorini tirée du dialogue avec le rémouleur. Pour en revenir aux repérages, il fallait trouver la maison de la mère, et il n’était pas question pour nous soit de prendre une maison habitée et d’en chasser ses habitants, soit de restaurer une vieille maison abandonnée, comme le font les Américains. On a vu près de trois cents maisons en Sicile. Et la maison du film n’est pas du tout en Sicile mais à 15 kilomètres de Buti, en Toscane c’est là où on vivait pendant les répétitions et les représentations : on avait donc eu le temps d’en apprivoiser l’espace. Au bout de deux mois, j’ai dit à Danièle qu’on n’avait qu’à tourner là, elle m’a répondu « Vous êtes cinglé ! » Pour le tournage dans le train, Danièle avait tout chronométré : les arrêts dans les gares, les tunnels. Pour savoir de combien de temps on disposait pour tourner avec les acteurs, de très peu de temps en fait, à cause des nombreux arrêts sur cette petite ligne de trains de voyageurs.
Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ?
Danièle Huillet Le problème avec les acteurs, c’est qu’il ne faut pas qu’ils apprennent leur texte avant d’en connaître la structure, la façon dont ils auront à le scander. (Jean-Marie Straub sort d’une chemise les pages de texte assorties d’une multitude de marques de couleurs différentes.)
Et quand avez-vous conçu le découpage proprement dit ?
Jean-Marie Straub Ce qui nous intéresse dans ce film, c’est sa structure. Il y a également un petit côté autobiographique. Moi aussi, je suis resté presque quinze ans sans rentrer chez moi, sans revoir ma mère, après avoir été condamné à un an de taule pour avoir refusé de faire la guerre d’Algérie et m’être exilé en Allemagne. Il ne faut jamais faire des films autobiographiques parce que ça devient vite emmerdant et complaisant. Le premier travail d’un cinéaste consiste à éviter la complaisance par rapport à soi-même. Mais tout ce qu’on fait repose quand même sur des expériences. Quand j’ai revu ma mère après presque quinze ans d’absence, elle ne m’a pas raconté des histoires aussi passionnantes que notre vieille sorcière dans le film, mais quand même… Danièle m’a fait remarquer que, quand elle m’a vu retrouver ma mère, c’était un peu les mêmes rapports « psychologiques » ou sentimentaux entre nous que ceux de la mère et du fils dans le film. Ce qui est réaliste, c’est qu’une fois qu’ils sont rentrés dans la maison, le fils reste près de la porte et elle va près du feu. C’est la vie, vraiment la vie : il ne se retrouve pas assis sur ses genoux. Pour qu’il y ait finalement contact entre eux, mieux vaut qu’il n’y en ait pas au point de départ. Leur relation est du domaine de l’espace : quel est cet étrange espace où vit cette femme ? Il y a aussi l’idée de Brecht qui dit qu’il faut montrer les choses, les faire sentir, de telle sorte qu’on sente qu’elles pourraient être autrement, qu’il n’est pas nécessaire qu’elles soient comme ça. C’est ce qu’il a appelé « l’étrangeté », ce que ces abrutis de Français ont traduit par « distanciation ». Quand on a une structure de base solide, on peut ensuite prendre des libertés.
Danièle Huillet Il ne s’agit pas de la respecter pour le plaisir de la respecter. Par exemple, il y avait un seul panoramique de prévu et il y en a finalement trois dans le film. Le troisième, on l’a fait parce qu’il était impossible d’enchaîner le visage de la mère avec le fils dans la rue.
Comment adaptez-vous votre découpage aux lieux choisis ? Est-ce que c’est le découpage qui s’adapte à la maison de Toscane ou l’inverse ?
Jean-Marie Straub C’est un mouvement qui vaut pour tous nos films, et pour Fritz Lang comme pour nous, entre une structure abstraite et un lieu concret. Et là, il y a interactions. Mais si on n’a pas de structure précise, on ne peut même pas chercher le lieu concret, parce qu’on ne sait pas ce qu’on cherche, c’est trop vague. Il faut de l’abstraction pour arriver à la concrétisation. Il s’agit ensuite d’incarner l’abstraction, il faut alors improviser au tournage une fois que le décor a été trouvé.
Qui de vous deux a décidé de faire le film ?
Jean-Marie Straub C’est elle. De toute façon, sans elle, je n’aurais jamais fait un film. C’est elle qui organise tout. Moi, je rêvais de retourner à Buti où on avait tourné De la nuée à la résistance. Après tout, faire des films, ça consiste aussi à revenir dans des endroits qu’on aime bien. Mais si les voyages forment la jeunesse, ils détruisent la vieillesse, surtout quand on voyage avec une dizaine de chats et un chien, c’est fatigant pour eux et pour nous.
Danièle Huillet Après l’agression qui a eu lieu ici au printemps 97, la seule façon d’oublier ça et de se venger, c’était de faire ce film. C’était le moment pour nous de reparler de l’Italie. Mais il ne faut pas voir que les aspects négatifs de ce pays, il faut aussi parler de la générosité de ses habitants. Par exemple, la maison qui nous a été prêtée pendant la durée du tournage ne nous a rien coûté : on nous l’a prêtée gratuitement, y compris le chauffage, l’électricité, tout.
Jean-Marie Straub Mais ce genre d’attitude se fait rare. Alors que, quand nous nous sommes installés ici, en 69, l’argent ne les intéressait pas, ça ne comptait pas pour eux. Maintenant, ils ne pensent plus qu’à ça, autant et même encore plus que les autres.
Est-ce que Sicilia ! n’est pas le plus sensuel de tous vos films, en particulier à cause du rôle central que tiennent la nourriture, les aliments ?
Jean-Marie Straub Voilà mon testament : « Et maintenant, ô air, air qui accueille le nouveau-né quand dans l’au-delà il marche sur des nouveaux sentiers, je te pressens comme le batelier quand il est proche de la forêt en fleurs de son île natale. Déjà sa poitrine respire plus amoureusement et son visage vieilli s’éclaire du souvenir des anciens délices. » C’est sensuel, non ? C’est Hölderlin, La Mort d’Empédocle. Et pourtant dans ce film-là, il n’y avait pas beaucoup de nourriture ! C’est pourtant le seul film où on voit vraiment le déplacement des particules de lumière. La Mort d’Empédocle, c’est le film le plus sensuel qui soit, et on n’y parle pas de bouffe ! Manger, c’est pas plus sensuel que respirer !
Est-ce que Sicilia ! et Du jour au lendemain, votre film précédent, ne sont pas deux films sur la reconnaissance, le sentiment d’appartenance ?
Jean-Marie Straub On pourrait tout aussi bien dire l’inverse : le premier est à la gloire de la fidélité conjugale, alors que le second est à la gloire de l’infidélité conjugale. Il y a quand même un abîme entre l’intolérance masculine et la liberté féminine. Le point d’exclamation du titre peut signifier « Grands dieux ! Sicile, où en es-tu ? » Il est aussi justifié par le dernier mot du film : « dynamite ». Si dans un certain pays, à un certain moment, il n’y a plus qu’à rêver de dynamite, c’est un peu grave.
Surtout après l’agression dont vous avez été les victimes, avez-vous le sentiment que la situation italienne s’est dégradée, que les rapports sociaux y sont de pire en pire ?
Jean-Marie Straub Nous sommes tombés fous amoureux de l’Italie. La première fois que je suis venu, c’était à bicyclette, en 51, avec trois amis, de Grenoble à Gênes, en passant par Turin, Venise, Florence. C’est à cause de moi que Danièle est tombée dans ce guêpier. Cela dit, c’est elle qui s’intéresse aux chats et c’est moi qui en pâtis, je déteste les chats (rires)… On demeure tous les deux amoureux fous de l’Italie, n’empêche que c’est affreux. C’est le pays au monde où on voit le plus de saccage parce qu’ils avaient encore un peu de retard sur les autres : ailleurs, c’est déjà accompli. C’est le saccage dans le domaine culturel, le saccage permanent et cynique des rapports humains. Car la société de consommation, ce n’est pas la pauvreté, c’est la misère : nuance. En Italie, ils ont une expression qui est devenue un cliché : « On était mieux quand ça allait plus mal. » C’est pas possible de rêver éternellement d’enrichissement et de croissance. Le prix à payer est trop élevé. Les Grecs savaient bien qu’on vit dans un monde fini, alors pourquoi la croissance serait-elle infinie ? Le culte du progrès et du développement ne peut conduire qu’à une catastrophe.
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