Attendu le 8 mars en salles dans une version restaurée 17 ans après sa sortie, “The Host”, le troisième long-métrage de Bong Joon-ho, n’a jamais été aussi essentiel. Retour sur les berges du fleuve Han, devant le plus beau de tous les films de monstre.
Un militaire américain et son sous-fifre coréen. Deux pêcheurs et un étrange têtard. Un travailleur perché en haut d’un pont, sur le point d’en finir. Dans ces trois courtes scènes ouvrant The Host, avant même que n’apparaisse le titre, Bong Joon-ho a déjà tout dit.
Du moins serions-nous tentés de l’affirmer, tant cette triple introduction d’une stupéfiante malice, construite comme une expérience scientifique (cause-réaction-conséquence), se dévoile non pas comme le prélude du film mais comme sa miniature. Un double primordial, soustrait de tout effet et artifice, s’approchant au plus près de l’horizon visé par son alter ego de 120 minutes : l’essence allégorique de l’image.
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Revoir un jour ce film en salles ressemblait à une obligation. Tous les magnum opus des cinéastes devraient ressortir sitôt que leur auteur change de dimension. Pour non seulement s’assurer qu’ils sont toujours leur plus grand geste, mais surtout pour leur redonner la parole, et écouter s’ils n’ont pas quelque chose à dire du temps présent.
Bong Joon-ho, aujourd’hui palmé et quadruplement oscarisé, n’est plus le trentenaire, espoir de la nouvelle vague coréenne, qui l’a réalisé. Tout comme lui n’était alors plus l’enfant qui observait le fleuve Han en imaginant quel monstre pourrait en sortir. Bong Joon-ho est devenu cinéaste pour faire The Host. Et cette seconde jeunesse en 4K vient nous le rappeler.
Le monstre
Alors qu’il vend des calamars grillés au bord du fleuve, dégustant de temps à autre un tentacule dès que son vieux père a le dos tourné, le simplet Gang-du (immense Song Kang-ho) se retrouve soudain mêlé à un affolement général : un monstre mutant, aussi maladroit qu’affamé, sème la panique sur la berge.
Aidé par un Américain en vacances, sorte de caporal tête brûlée n’ayant peur de rien, il tente de l’affronter à coups de canette et de panneau de signalisation. Terreur et bouffonnerie s’entremêlent, jusqu’à ce que la cruauté inhérente aux deux ne prenne le dessus : le monstre vient d’enlever Hyun-seo, fille unique et raison d’être de Gang-du, et de disparaître dans le fleuve aussi vite qu’il en était sorti.
Fruit du mépris d’un sbire de l’US Army pour les eaux coréennes, il est successivement larve mutante, chrysalide immobile, puis enfin créature vaguement batracienne en passant, le temps d’un plan ravageur, par le stade d’attraction de parc animalier à laquelle on jette de la malbouffe. Sa nature véritable nous échappe un peu plus à chaque scène tant il n’est fait que d’ambiguïtés : identifié et pourtant indescriptible, terrifiant et pourtant bouleversant, pataud quand il trébuche et pourtant d’une grâce magnifique quand il se balance avec sa queue, tel un ressort vivant qui se promènerait sur un plafond.
C’est parce qu’on n’est jamais vraiment sûr de ce que l’on voit en lui qu’il éveille notre fascination. De la même manière, The Host est changeant, multiple, insaisissable, comme en témoigne l’aisance prodigieuse avec laquelle il passe d’un cinéma à un autre sans jamais les faire se heurter. Godzilla y côtoie Chaplin (le film déploie un formidable éventail de chutes et autres motifs burlesques), comme y dialoguent farce chabrolienne et épouvante shyamalanienne.
Dans The Host, le gore rencontre la poésie des petits gestes, à l’image de ce moment magique où la créature au demeurant sanguinaire empêche une fillette de s’enfuir de son antre avec la même tendresse que son père lorsque, voulant la soulager, il soupesait gauchement son cartable.
L’hôte
De ce premier acte, dont la virtuosité inouïe est paradoxalement sublimée par sa discrétion (la mise en scène du film est moins démonstrative que celle de Parasite tout en lui étant supérieure), au dernier, où s’invite une esthétique revendicative surpuissante, la parabole politico-métaphysique de The Host émerveille.
Bong Joon-ho y peint une Corée soumise aux intérêts américains, tellement consciente du cynisme de son hôte qu’elle a fini par ne plus le voir. L’impasse est totale, la confiance inexistante. Ne reste que l’ombre d’un dialogue depuis longtemps rompu, et dont le cadavre ne peut être exhumé que par les crises et leurs rumeurs (ici un soi-disant virus mortel véhiculé par la bête).
Ainsi, dans le cinéma de 2023, cette version restaurée de The Host semble venir d’elle-même se poser en miroir fantastique et déformant de Pacifiction. Les deux films partagent par ailleurs une certaine idée de l’oppresseur bouffon – on pense à ce médecin blanc louchant d’un œil, l’air stupide, ou à ces militaires dégustant tranquillement un barbecue à côté d’une zone à haut risque –, et quelque peu incapable.
Oui, revoir ce film en salles ressemblait à une obligation. Sorti il y a 17 ans, il appartient encore au temps présent, et résonnera toujours comme le cri des générations futures. Ces enfants qui naissent chaque jour un peu plus au bord du précipice humain et climatique, le même, finalement, que celui dans lequel ce travailleur épuisé décide de se jeter. The Host est le réceptacle de leur peur face aux incohérences du monde. Ce monstre insatiable à côté duquel celui qui surgit d’un fleuve n’est jamais qu’un têtard.
The Host de Bong Joon-ho, version restaurée en 4K, en salles le 8 mars.
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