Historien de la Révolution française et critique de cinéma, Antoine de Baecque décrypte l’extraordinaire postérité de cette reine honnie. Et recense les figures contemporaines pour lesquelles la presse a exhumé son nom.
Marie-Antoinette est partout, elle appartient à tous, biographes comme cinéastes, commissaires d’expositions autant que romanciers, éditeurs, publicitaires, créateurs de mode, artistes, et surtout publics de tout poil. Elle est tendance, en version kitsch, pop, punk, mais aussi martyre ou pécheresse. Autant la princesse était en complet décalage par rapport à la France de son temps, autant sa figure s’est épanouie dans l’imaginaire fantasmatique des différentes époques qui ont reconstitué successivement son image.
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A l’angoisse de ne pas avoir de place, celle de l’étrangère, de l’individualité face à la Cour, de l’adolescente dans un monde d’adultes, a succédé la prolifération des représentations qui fait de Marie-Antoinette le personnage historique numéro 1 à l’échelle mondiale. Marie-Antoinette est une reine mal à son aise au XVIIIe siècle, mise à mort par l’accélération du temps révolutionnaire, qui trouve une adéquation avec son époque au début du XXIe siècle.
« Marie-Antoinette, comme Lady Di, représente le type même du bouc émissaire féminin«
Il faut remonter plus précisément à l’année 1997 pour comprendre l’entrée de Marie-Antoinette dans cette gloire postmoderne. C’est à travers une biographie à succès que le phénomène prend son ampleur, parue en langue anglaise en 2001 : Marie-Antoinette – The Journey d’Antonia Fraser. Pourquoi 1997 ? Fraser s’explique : « Quand j’ai commencé mes travaux sur Marie-Antoinette, Lady Diana venait juste de mourir. J’ai pensé qu’il y avait de grandes similitudes entre ces deux destins tragiques. Le besoin de plaire, une certaine frivolité apparente, des époux qui n’ont absolument pas les mêmes intérêts et un rôle de mère modèle. Marie-Antoinette est une jeune femme aux yeux bleus qui a travaillé pour être belle et séduire les Français, tout comme Diana l’a fait pour séduire les Britanniques. C’est pourquoi je crois que Marie-Antoinette, comme Lady Di, représente le type même du bouc émissaire féminin. »(1)
Ce récit en miroir des deux princesses raconte l’éclat de la jeunesse dans un Versailles rigide et monumental devenu un Buckingham Palace hostile et froid, le scandale d’être femme face à l’étiquette de la cour de France puis devant l’indifférence épaisse du prince de Galles.
Le tour de force de cette révision biographique se situe exactement là : elle ne reprend pas la rengaine royaliste de la reine martyre mais transforme Marie-Antoinette en héroïne parce qu’elle devient profondément humaine, désarçonnée par la vie qu’elle mène, ou celle qu’elle ne mène pas. Ce n’est plus tant, en version ultra, une apprentie sorcière qui précipite la fin de la monarchie que la victime de la rumeur, de la réputation, en même temps qu’un pion politique que sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse, veut placer et manipuler.
Marie-Antoinette a été immédiatement haïe. Avant même son arrivée en France, Madame Adélaïde, fille de Louis XV, l’a déjà surnommée l' »Autrichienne », ce qui deviendra l' »autre chienne » dans la langue du peuple qui la déteste pour sa finesse, sa blancheur, son désir de faire de la culture, du goût, des hommes son domaine strictement réservé, donc secret et suspect. Dès lors, celle qu’on nommait en son temps Madame Déficit ou Madame Veto devient, chez Antonia Fraser, une Lady Di victime d’un conte de fées virant au cauchemar.
Toute la volonté de Marie-Antoinette consiste à résister à ce rôle victimaire d’emblée imposé, en façonnant sa propre image pour répondre à celle qu’on lui attribue, épousant et épuisant les réputations qu’on lui fait (elle sera donc femme jusqu’au bout des ongles), s’émancipant de la volonté maternelle, là encore en faisant plus que remplir le contrat imposé : réussir à faire de Louis XVI un homme, un père, un roi. Car ce qui sauve définitivement Marie-Antoinette dans ce récit de l’Ancien Régime refaçonné pour aujourd’hui, c’est d’être une mère admirable.
Elle est la reine du désamour, la reine scélérate, du moins scandaleuse par son corps, ses désirs, son ubris féminin, mais tout est sauvé par la protection des enfants, les quatre qu’elle met au monde, tous écrasés par la tragédie : le dauphin qui meurt en juin 1789 à 7 ans, Louis XVII qui disparaît à la prison du Temple en 1795 à 10 ans, Madame Royale qui vivra vieille fille, toujours digne mais jamais heureuse, Sophie-Béatrice, morte à 11 mois. La « fureur utérine » de la princesse débauchée, selon les pamphlets obscènes qui prolifèrent un temps, se métamorphose en bonne hystérie puisqu’elle est maternelle. La reine est sauvée.
Cette figure contemporaine, Sofia Coppola la met en scène dans son film Marie-Antoinette en 2006. Le scénario commence par ces mots : « Au sortir de l’adolescence, une jeune fille découvre un monde hostile et codifié. » Il s’agit de montrer la découverte, mi-terrorisée, mi-amusée, des règles et des moeurs de Versailles, chicaneries, hiérarchies, interdits, étiquette, rumeurs, veuleries, caprices, clans et divisions.
Face à ce monde ancien, la princesse et le prince sont deux adolescents qui se retranchent dans leur monde clos, à force d’immaturité et d’inconscience du monde extérieur. La reine mode et moderne oublie sa paire de Converse au milieu des souliers d’époque, modernité d’une pauvre petite fille riche qui tient dans l’indépendance vis-à-vis de l’étiquette, dans la revendication du privé, dans le souci de soi, dans la médiatisation de son image à travers son apparence et ses bonnes oeuvres. Là où l’on retrouve Lady Di avant la lettre…
Marie-Antoinette : d’abord une femme politique
De quoi cette Marie-Antoinette-là est-elle le nom aujourd’hui ? La psychologisation de tout rapport social. Dans ce portrait hypercontemporain, tout fabrique du psychologique : le caractère privé du personnage, son humanité, sa féminité, son goût pour l’art et la culture, sa passion maternelle, sa dignité devant l’épreuve et face à la mort. Voici la sculpture d’une psyché, individualité irréductible qui éclaire une « personnalité » en proposant à tous, et surtout à toutes, une identification possible.
C’est également le contresens de notre temps : toujours vouloir comprendre via une destinée et non plus par l’histoire. Car le contexte historique est implacable avec Marie-Antoinette. L’historienne Mona Ozouf le rappelle avec force. Quand on sépare la reine de France de ses avatars d’aujourd’hui, elle reprend place dans la tradition.
« La liberté de Marie-Antoinette, écrit Ozouf, loin d’être celle d’une volonté réfléchie, est tout juste celle d’un caprice. La championne du retrait dans la vie privée est loin de s’être tenue à l’écart de la décision politique. »(2)
Il faut donc balayer la grande complaisance : Marie-Antoinette est d’abord une femme politique.
L’histoire le rappelle sans cesse : la reine impose Loménie de Brienne aux Finances après l’échec de la réforme Calonne (1786), elle veut fuir la France dès juillet 1789 pour tourner l’Europe contre les preneurs de la Bastille, elle organise en 1791 la fuite vers Varennes, elle traite avec Mirabeau puis Barnave tout en tentant de mobiliser les armées étrangères pour sauver la Couronne.
Marie-Antoinette n’est pas une jolie potiche moderne, ni une intériorité valant modèle de psychologie féminine, ni une pure extériorité scandaleuse (l’apparence, rien que l’apparence). C’est une personnalité double, mêlant l’enfant gâtée et l’activiste politique. Et si les Français haïssaient, et haïssent toujours parfois (et heureusement) Marie-Antoinette, c’est parce qu’ils associent les malheurs du pays à son train de vie fastueux.
Marie-Antoinette, autant qu’une psyché révélatrice de notre époque, reste la reine des aristocrates. En ce sens, davantage qu’à Lady Di, c’est à une autre princesse contemporaine qu’on doit associer la reine de France. En mai 2009, le Daily Mail anglais avait malicieusement tracé cette généalogie des first ladies, surnommant la femme de Nicolas Sarkozy « Carla-Antoinette » : « Elle se pavane dans les rues de Paris en plein coeur de la crise financière. C’est une multimillionnaire qui fait peu pour les autres et est complètement déconnectée de la réalité. » 1789 ou 2012 ? On ne saurait mieux décrire les résurgences historiques de Marie-Antoinette.
Antoine de Baecque
1. Le Nouvel Observateur, 18 mai 2006
2. L’Histoire, juin 2006
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