« Salafistes » et « Made in France », un docu et une fiction, abordent le jihadisme. Différents dans leurs approches et analyses, les deux films connaissent les mêmes soucis de diffusion en salle.
Arrivent sur nos écrans deux films sur le jihadisme aussi différents et complémentaires que possible. L’un est un docu brut, l’autre un film d’action, l’un sillonne l’Afrique, l’autre ne quitte pas la région parisienne. Mais les deux partagent des conditions de diffusion particulières dans le contexte post-attentats. Avec Salafistes, Lemine Ould Salem et François Margolin voulaient montrer la pensée jihadiste et la vie quotidienne sous la charia:
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“J’en avais assez de voir interroger des paumés, explique Margolin, des dealers de shit devenus jihadistes en quelques jours. Je trouvais ça très réducteur. On en oublie que le jihadisme repose sur une idéologie articulée et n’est pas seulement un défouloir pour jeunes en mal d’action.”
https://youtu.be/opXn2IgBmIc
Le salafisme expliqué posément
De la Mauritanie à la Tunisie, on voit ainsi des imams expliquer posément que la femme est inférieure à l’homme, que les voleurs méritent qu’on leur tranche la main, que les relations sexuelles hors mariage doivent être punies par la lapidation, que les droits de l’homme sont une hypocrisie de mécréants, etc. Le film montre aussi les horreurs commises au nom de cette idéologie, en ayant recours aux vidéos de Daesh. Les auteurs se sont longuement interrogés avant d’inclure ces images de source « ennemie »:
« On était sur le fil du rasoir, poursuit Margolin, entre trop montrer leurs images de propagande et trop filtrer leurs actes à travers des discours d’experts. Le meilleur choix nous a semblé de montrer les actes extrêmement violents qui accompagnent ce discours idéologique très posé, doucereux. On a par contre fait attention à ne pas montrer les images les plus atroces.”
Sans commentaires ni point de vue contradictoire
Ce lien entre la pensée salafiste et sa traduction en actes est livré brut de brut, sans commentaires ni point de vue contradictoire. Les auteurs ont voulu montrer l’ampleur mondiale et la dangerosité du phénomène sans rassurer ni orienter le spectateur, le laissant libre de son jugement.
L’ambition de Nicolas Boukhrief avec Made in France était plus modeste, et sa méthode totalement différente. En dépeignant un groupe de cinq jeunes projetant un attentat à Paris, le réalisateur d’origine franco-algérienne a choisi la proximité, évacuant les causes idéologiques, sociologiques ou psychologiques pour se focaliser sur une cellule jihadiste selon les codes du film de braquage. Soit le bout d’une des tentacules de la pieuvre montrée dans Salafistes.
« Le processus d’embrigadement est déjà abondamment traité dans les médias, précise Boukhrief, je voulais traiter le jihadisme vu de l’intérieur, au quotidien ».
Ce qui ne signifie pas que le réalisateur n’ait pas de point de vue. En montrant des jihadistes bretons convertis, en faisant d’un musulman intégré le héros de son film, Boukhrief entendait souligner que le jihadisme ne doit pas être amalgamé à l’islam:
« J’ai abordé l’intégrisme comme un virus pas forcément connecté à des données sociologiques précises et univoques. Ceux qui basculent dans le jihadisme auraient été anarchistes au début du XXe siècle, se seraient défoncés à Katmandou dans les années soixante, auraient intégré la bande à Baader dans les années soixante-dix, se seraient identifiés à Scarface dans les années quatre-vingts, etc. C’est toujours le même besoin d’idéal qui peut parfois tourner au romantisme sanguinaire. Un jihadiste français parti en Afghanistan avait laissé un mot à ses parents : “Mieux vaut mourir en martyr que mourir comme un con.” Tout était dit »
En optant pour le film d’action, on peut se demander si Boukhrief n’a pas pris le risque de rendre le jihadisme spectaculaire, voire de susciter l’identification des gamins. Le réalisateur écarte cette hypothèse:
« Un film d’auteur ne serait pas regardé par les jeunes susceptibles d’être poreux à la propagande de Daech : ils regardent des films de genre, des jeux vidéo, de la téléréalité… En faisant un thriller, j’avais plus de chance de les atteindre. Il faut leur faire comprendre avec leurs codes que le jihadisme est une pulsion de mort, une impasse. »
Censure ?
Les deux films divergent dans leur approche et leur analyse mais se rejoignent dans leurs difficultés de diffusion. Après avoir été déprogrammé fin novembre en raison des attentats parisiens, Made in France sera finalement diffusé en VOD, suite à la frilosité de certaines salles. Boukhrief y voit plutôt un signe de modernité que de censure, retournant sa position victimaire en offensive :
« Quand j’ai vu ce qui s’est passé au Bataclan, je me suis dit: c’est mort pour mon film en salle. Je comprends la frilosité des salles, je ne serais moi-même pas sûr de vouloir prendre mon film. Je tiens quand même à rendre hommage aux dix ou quinze salles militantes qui tenaient à le montrer. Du coup, on a opté pour la VOD, meilleur moyen d’atteindre le public auquel s’adresse le film, et pour un tarif plus modique. Au-delà de mon film, la VOD va devenir de plus en plus importante. On change d’époque. »
Si Salafistes sort de son côté dans une vingtaine de salles, Margolin a une position plus inquiète que Boukhrief, estimant qu’on est entré dans une forme d’autocensure insidieuse. Détail significatif, à la projection de presse, on comptait une dizaine de journalistes et… deux policiers à l’entrée, à la demande de la salle : « On a eu des problèmes, beaucoup d’exploitants ne sont pas courageux, les gros circuits ont peur que leurs multiplexes explosent… Cette extrême prudence est inquiétante, d’autant que le film n’est l’objet d’aucune menace. Je suis bien sûr conscient qu’on vit dans la période post-attentats, mais si on hésite à montrer ce film par peur, alors ne faisons plus rien, ne montrons plus rien, ne discutons plus de rien !« .
A cette crainte que le film ne déplaise aux jihadistes s’ajoute un rebondissement de nature opposée : le ministère de l’Intérieur a émis un avis d’interdiction aux – 18 ans voire d’interdiction pure et simple au motif que Salafistes servirait la propagande du jihadisme.
« Si Salafistes est interdit aux moins de 18 ans, réagit Margolin, c’est un arrêt de mort économique. Je ne pense pas que des moins de 18 ans succombent si facilement à la propagande jihadiste. Et si tel est le cas, ce n’est pas à cause de notre film mais de ce qu’ils voient couramment sur internet, de leurs fréquentations, etc. Je rappelle que notre film montre des bribes de vidéo jihadistes et qu’il les met en regard avec un discours idéologique. Ce n’est donc pas de la propagande jihadiste mais tout le contraire. Je crois à l’intelligence des spectateurs, capables de comprendre et décrypter ces images. Quand on a sorti Nuit et brouillard ou d’autres images des camps, on n’a pas pensé que ça convertirait des gens au nazisme. Quand Jean Hatzfeld écrit un livre sur les bourreaux hutus, on ne lui reproche pas de faire l’apologie des tortionnaires. Il est de salut public de connaître le discours et les actes des bourreaux. Si Salafistes était interdit, ce serait comme un effet de l’état d’urgence et une première depuis 1962 et la guerre d’Algérie. Ce serait dramatique qu’un gouvernement socialiste fasse ça ».
Salafistes est donc pris en tenaille entre deux présupposés contradictoires : celle d’incidents si le film déplaisait aux islamistes et celle de publicité du jihadisme qui pourrait séduire certains spectateurs. Entre ces deux craintes, c’est la liberté d’expression qui trinque. La décision finale (interdiction, interdiction aux – 18 ans ou interdiction aux -12 ans) appartient au ministère de la Culture. Réponse d’ici ce soir.
Salafistes de Lemine Ould Salem et François Margolin, sortie prévue le 27 janvier
Made in France de Nicolas Boukhrief, en VOD à partir du 29 janvier
{"type":"Banniere-Basse"}