Le pouvoir de la mise en scène peut-il protéger du fracas anarchique de la vie ? Steven Spielberg joint le roman familial à la réflexion introspective sur sa vocation.
Tout commence par un train. Un train qui avance dans la nuit (américaine), sur un écran de cinéma, et devant lequel s’ébahit un enfant de 6 ans, que ses parents ont amené voir Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. DeMille en 1952. Cet enfant s’appelle Sammy Fabelman, mais il est en réalité le double de Steven Spielberg, qui raconte dans ce film – l’un de ses plus beaux – ses années de formation, sur fond de foyer familial en crise. En attendant, le nez en l’air, le petit Sammy n’en revient pas de ce qu’il voit : un train qui en percute un autre et provoque un gigantesque accident semblant déborder de la toile. Et si ce n’était finalement que ça, le cinéma, avec ses films qui “avancent comme des trains dans la nuit”, “plus harmonieux que la vie”, par la seule force du découpage ?
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On reconnaît là une des citations les plus célèbres de François Truffaut, une tirade qu’il prononce lui-même, ou plutôt son double Ferrand, dans La Nuit américaine. Or Truffaut, que Spielberg a casté dans Rencontres du troisième type, hante secrètement The Fabelmans. Et pas seulement parce que ce film est comme la suite de Jules et Jim du point de vue de l’enfant que le trouple maudit aurait pu avoir ; ou parce que Sammy (excellent Grabriel LaBelle) ressemble à s’y méprendre à Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre Cents Coups.
Tôt dans le film, le jeune garçon reçoit pour Hanoukka un train électrique, qu’il jouit de faire crasher, avant que sa mère (Michelle Williams, incandescente) ne lui explique le superpouvoir du cinéma : la mise en scène. En filmant et en montant l’accident, lui explique-t-elle, il pourra “contrôler” le déraillement, se le repasser encore et encore. Voilà la grande leçon truffaldienne – le cinéma comme art du “mensonge organisé”, opposé à la “vérité en vrac”, l’artifice au service de l’émotion – que le film va s’évertuer à appliquer et à mettre en crise, par une dialectique follement poétique.
“La vie, son bordel, sa cruauté ont gagné”
Après ses premiers essais rudimentaires, Sammy réalise des courts métrages. De plus en plus complexes. L’un d’entre eux, un western appelé Gunsmog, lui permet de mettre au point son premier effet spécial : des coups de feu réalistes. Son père (peut-être le meilleur rôle de Paul Dano, pour une fois apaisé) en est fort impressionné. Mission accomplie pour l’apprenti cinéaste qui place d’emblée sa pratique sous le signe du contrôle plutôt que du lâcher-prise (soit les deux points cardinaux autour desquels s’organise toute mise en scène). Mais ce tropisme ne va pas tarder à vaciller avec l’irruption inattendue du réel, cet effet spécial plus fort que le réalisme. Alors que Sammy aimerait consacrer son week-end à monter sa dernière œuvre de fiction, son père lui intime de se concentrer plutôt sur le montage du documentaire qu’il a tourné avec toute la famille en camping, et qui fera tant plaisir à sa mère déprimée. Le fiston regimbe mais s’exécute.
Et c’est ainsi, dans le secret de sa chambre d’adolescent transformée en salle de montage, que se termine brutalement le temps de l’innocence. Tout en rotations et en répétitions, c’est l’une des plus belles scènes que Spielberg ait jamais filmées. Deux mains d’adultes qui s’effleurent, la découverte d’une liaison secrète, un nœud gordien psychanalytique que les ciseaux de monteur n’osent pas couper. Le choc que procure cette sorte de Zapruder movie* conjugal est brutal. Le contrôle n’y peut plus rien, et le train familial déraille, pour de bon, croit-on. La vie, son bordel, sa cruauté ont gagné. Et Sammy/Steven promet qu’on ne l’y reprendra plus à croire qu’il est possible de s’en protéger derrière l’œilleton de la caméra… Mais bien sûr, il changera d’avis, fera d’autres courts métrages, et bientôt des longs, jusqu’à celui-ci qu’il n’a mis en chantier qu’après la mort de ses parents (en 2017 et 2020).
“Il raconte simplement une histoire”
Après la démonstration de force qu’était West Side Story (2021), Spielberg s’autorise ici la fragilité, le dénuement, voire par endroits le relâchement – et c’est absolument sublime. L’aboutissement de presque six décennies de carrière, débutée en 1968, à 22 ans, par un modeste mais significatif contrat de réalisateur de télévision à Universal, où jamais persone n’avait signé aussi jeune.
Et c’est justement par une anecdote sur ce premier job que Spielberg termine The Fabelmans, bouclant à la perfection sa leçon sur ce qui unit la vie et le cinéma. Sur le studio lot, le cinéaste a réellement fait une rencontre, déterminante, dont il a décidé d’imprimer ici la légende… La scène est dingue, on se dit que c’est impossible, qu’elle n’a pas pu se passer comme ça, que c’est trop beau pour être vrai. Puis l’on repense au petit Sammy qui, écoutant son vieil oncle fabuler (le grand Judd Hirsch), avait demandé à son père : “Est-ce qu’il ment ?” Lequel avait répondu : “Mais non, il raconte simplement une histoire.”
The Fabelmans de Steven Spielberg, avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano (É.-U., 2022, 2 h 31). En salle le 22 février.
*Abraham Zapruder est l’homme qui a filmé sans le vouloir le meurtre de John F. Kennedy en 1962.
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