Une voix mystérieuse qui ressasse les mêmes paroles, les intérieurs luxueux d’un immense hôtel, un parvis d’invités immobiles et au milieu deux amants (ou deux inconnus ?) qui se tournent autour… A l’occasion de la ressortie en salle de « L’Année dernière à Marienbad », film d’Alain Resnais écrit par Alain Robbe-Grillet, retour sur ce chef-d’œuvre moderne.
Un immense et luxueux hôtel, un homme X (Giorgio Albertazzi) prêtant connaître une femme A (Delphine Seyrig). Il assure même qu’ils se sont aimés, l’année dernière ici, à Marienbad, et se sont jurés de se retrouver. Elle, n’y comprend rien ou fait mine d’avoir oublié, nie ses paroles, repousse ses avances. Pourtant, lui n’a rien effacé de ce qu’il croit avoir vu et vécu et se souvient de presque tout : le visage délicat de la femme dans les jardins de Frederiksbad (ou peut-être était-ce ailleurs?), la position de son corps appuyé à la rambarde en pierre d’un balcon, son bras tendu et sa main glissée dans le creux de la nuque, cette statue d’amants enlacés qu’ils aimaient contempler ou encore cette promesse de retrouvailles sous la lune… Exposant ses souvenirs fragmentés comme les pièces à conviction d’une histoire amoureuse à peine entamée, l’homme tente par tous les moyens de (re)conquérir celle qu’il dit aimer. Mais en face, la réponse est la même : ni ce passé commun, ni ce lieu ne semblent s’être imprimés dans l’esprit de la jeune femme.
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Alors s’agit-il d’un manipulateur sadique ou est-elle une mythomane compulsive ? Ce qui s’assemble sous nos yeux comme les morceaux d’un immense puzzle appartient-il à un temps révolu, au présent ou à une rêverie éveillée ? Les questions qui parcourent L’Année dernière à Marienbad sont à la fois là et tout autour. A l’occasion de la ressortie en salle du film d’Alain Resnais, écrit par Alain-Robbe-Grillet et récompensé du Lion d’Or à la Mostra de Venise de 1961, retour en quelques points sur l’un des chefs-d’œuvre de la modernité cinématographique.
La symbiose du Nouveau Roman et de la Nouvelle Vague
En 1961, alors que depuis quelques années sonne l’avènement de la Nouvelle Vague et que ses jeunes disciples se sont empressés de filmer dans les rues, à la volée, des histoires qui, enfin, leur sont proches et familières, Alain Resnais réalise L’année dernière à Marienbad. Si depuis le festival de Cannes de mai 1959 où furent présentés simultanément Hiroshima mon amour son second long métrage et Les Quatre Cents Coups de François Truffaut, Alain Resnais est associé à ce que l’on désigne comme une nouvelle école, le cinéaste français en partage en vérité plus les amitiés et son esprit de troupe que ses préceptes.
A la politique des auteurs, les tournages extérieurs et l’improvisation, Resnais préfère un cinéma littéraire, théâtral voire expérimental. Cette appétence pour la langue, l’écrit, le littéraire constitue l’une des lignes directrices du cinéma d’Alain Resnais. Chez lui, l’image ne se suffit pas à elle-même, elle a besoin des mots pour que son négatif se développe : ceux de Jean Cayrol dans Nuit et Brouillard, ceux d’une tragique confidence dans Muriel ou le temps d’un retour et bien plus tard ceux doux et légers de chanteurs populaires dans On connait la chanson. A la fin des années 50, alors que ses camarades de la NV élaborent eux-mêmes leurs scénarios, Resnais, lui, se tourne vers des auteurs. En 1959, avec Hiroshima mon amour, le cinéaste et monteur en quête d’un nouveau langage trouve dans les mots de Marguerite Duras la parfaite incarnation de ce qu’il cherche : une forme cinématographique trouée, évasive dont les circonvolutions de caméra épousent les répliques entêtantes et mystérieuses de l’auteur. S’il est un peu à côté, c’est aussi parce que Resnais est le seul cinéaste du clan qui relie les deux grands mouvements culturels de l’époque : le Nouveau Roman et la Nouvelle Vague. Hiroshima mon amour marque la symbiose parfaite entre ces deux écoles qui bousculent dans une brûlante émanation les préceptes classiques jusque alors pratiqués sur la narration, la caractérisation des personnages, le cheminement d’un récit ou d’un scénario….
La réunion de l’un des cinéastes les plus novateurs de son temps et du pape du Nouveau Roman sonne comme une évidence. Pour son nouveau film, Alain Resnais collabore avec Alain Robbe-Grillet. Plus qu’un simple scénario, l’auteur de La Jalousie confectionne un ciné-roman, soit une version littéraire et très précise du film, de son découpage, de ses mouvements de caméras, de ses cadres. Plutôt que de remanier la matière de Robbe-Grillet, de la lisser, de l’enjoliver pour donner plus de corps, de chair ou de psychologie à ces personnages apathiques bloqués dans une boucle temporelle, Resnais incarne littéralement les mots et les idées de l’auteur et en tend un miroir imagé.
Œuvreésotérique ou chef-d’oeuvre absolu ?
Quand il est présenté pour la première fois au public en juin 1961, L’année dernière à Marienbad s’attire les louanges et les diatribes de la critique. Comme pour Hiroshima mon amour deux ans auparavant, deux clans distincts se forment : les anti, jugeant le film ésotérique, pompeux et servi d’une prétendue réflexion sur le cinéma, et puis les pro, percevant dans ces interminables travellings, cette entêtante voix off, cette énigmatique temporalité, ces automates-personnages et cette narration percée, les signes d’une modernité cinématographique inédite et passionnante.
Une inaugurale pièce de théâtre jouée devant un public inerte, un couple qui se déchire mais dont on ne saura rien, un rendez-vous manqué en 1928 (ou peut-être était-ce en 1929?), un homme inquiétant au visage émacié, des personnages comme des coquilles vides soudain figés, un jeu de cartes que l’on ne peut jamais gagner et puis au milieu deux êtres qui s’attirent et se repoussent comme des aimants… Dès les premières minutes, L’Année dernière à Marienbad brouille tous repères narratifs et spatio-temporels de la fiction classique et construit un immense jeu de piste aux interprétations multiples.
Émiettant au détour d’un long couloir, d’une phrase murmurée ou d’un mouvement de caméra, les indices d’une histoire à peine racontable, le film semble n’obéir qu’à une seule règle : celle du montage. Le « récit » lui, n’est qu’un fil sur lequel dansent ces personnages funambules tandis que les images d’hier, d’aujourd’hui ou d’un autre temps (le rêve ou le cauchemar) s’entremêlent dans une chorégraphie anarchique. Tout dans L’Année dernière à Marienbad semble soumis à un régime de soustraction : narration, dialogue explicatif ou informatif, intrigue, identification aux héros, caractérisation des personnages secondaires. Reste alors d’énigmatiques blocs d’images silencieuses, aussi sublimes les unes que les autres, figées dans un monde glacé où gravitent des corps-marionnettes qu’on peine à approcher. Au milieu de ce monde dépouillé, de ce tableau morbide, seuls les deux amants semblent vivants, entraînés dans une danse aussi chaste que sensuelle. Mais paradoxalement, c’est dans ce dépouillement, que l’émotion surgit. Il suffit qu’une larme à la brillance factice vienne glisser sur le visage de cire de Delphine Seyrig pour que l’émoi, que l’on croyait muré dans cet intérieur gelé, ne jaillisse. Comme un sculpteur taillant dans la pierre ou un surréaliste confrontant les mots pour que surgisse le sens, c’est dans la collision de ces images somptueuses que Resnais fait naître son film.
Trajet de la mémoire et manuscrit raturé
Dès la première séquence du film, L’année dernière à Marienbad présente son programme : il ne s’agira pas de raconter une histoire dans le sens classique du terme mais plutôt de la faire ressentir. Avant même que les images n’apparaissent et tandis que le générique défile encore, la mélodie aiguë d’un orgue et la voix d’un homme résonnent. « Des couloirs interminables succèdent aux couloirs silencieux déserts, surchargés d’un décor sombre de boiseries de stucs de panneaux moulurés marbres glaces noires tableaux aux teintes noires colonnes encadrements sculptés des enfilades de portes de galeries de couloirs transversaux qui débouchent à leur tour sur des salons déserts des salons silencieux sur un sol de graviers ou de dalles de pierre sur lesquels je m’avançais une fois de plus le long de ce couloir à travers ces salons ces galeries dans cette construction d’un autre siècle… » Comme pour mieux retenir les morceaux d’un rêve prêt à s’échapper, la voix retrace mentalement l’architecture de ce lieu mystérieux avant que celui n’apparaisse dans de longs travellings hypnotiques.
On a dit de Resnais qu’il était un grand esthète, un cinéaste cérébral pour certains, un faiseur pour d’autres, pourtant, à la révision de L’année dernière à Marienbad on ne peut s’empêcher de voir dans ces impressionnantes compositions d’images et de sons, l’aveu modeste d’un cinéaste en pleine recherche formelle. Comme un écrivain raturant les lignes de son manuscrit, modifiant un mot, rajoutant une virgule ou déchirant une page, Alain Resnais rembobine ses plans, déconstruit, fait se répéter les voix. L’année dernière à Marienbad est plus une tentative de faire ressentir l’insondable du sentiment amoureux, qu’un exercice de style auquel il a parfois été ramené. Il est dans le fond un film en continuelle refonte, un film « dont on ne saurait laquelle est la première bobine » comme aimait à le dire Alain Resnais.
Grand cinéaste de la mémoire, Resnais poursuit ici son exploration méticuleuse de la psyché humaine – thème de prédilection dès ses premiers courts qu’il développera davantage dans Muriel ou le temps d’un retour, Je t’aime, je t’aime ou Mon Oncle d’Amérique. Au personnage aveugle d’Hiroshima mon amour (« Tu n’as rien vu à Hiroshima » répète sans cesse l’amant japonais à Emmanuelle Riva) se substitue X et A, celui qui pense avoir tout vu et celle qui croit avoir oublié. L’année dernière à Marienbad suit le cheminement incertain de la mémoire, cristallise ses défaillances et ses fulgurances. Comme les résidus de souvenirs enfouis, les images de Marienbad semblent investies de la même mission : combler un manque pour qu’advienne une vérité.
Histoire d’amour moderne et Delphine Seyrig
Essai théorique sur le cinéma, réflexion sur la mémoire, L’année dernière à Marienbad est aussi, et plus simplement, une histoire d’amour moderne qui plutôt que d’en restituer la chronologie en égrène les sensations. Dans ce labyrinthe de mots et de visages figés, les embardées formelles de la caméra d’Alain Resnais reproduisent les pulsations désordonnées du sentiment amoureux. Le film détourne ainsi le cliché romantique de la reconnaissance amoureuse consentie et bâtit son histoire d’amour tortueuse sur l’incommunicabilité et le refoulé – à mesure que le film avance les souvenirs trop longtemps cachés de X s’impriment sur sa mine distante.
Enfin, si L’année dernière à Marienbad reste si vif dans nos mémoires c’est aussi parce qu’il acte la naissance de l’une des plus belles actrices du cinéma français. En 1959, installée aux Etats-Unis après avoir été recalée au TNP, Delphine Seyrig a déjà enchaîné quelques rôles au cinéma (dans Pull My Daisy de Robert Frank) et au théâtre. Cette année-là, c’est sur une scène new-yorkaise qu’Alain Resnais la découvre. Il lui confie le rôle de A. Biberonnée à l’Actor Studio, elle donne à son énigmatique personnage des airs de star du muet. Couronné du Lion d’Or à la Mostra de Venise au mois de septembre, et d’un beau succès public, le film des deux Alain propulse son actrice inconnue au rang de vedette et sa figure devient celle de la nouvelle amoureuse moderne, distante et tiraillée. Après le sublime « je ne vous aime pas » de Danielle Darrieux éplorée dans Madame De…, les intempestifs « laissez-moi je vous en supplie » de Delphine Seyrig deviennent le nouveau refrain amoureux et ô combien érotique du cinéma français.
En 1975, Marguerite Duras, pour l’adaptation cinématographique de son India Song, se souviendra de la silhouette gracile et rigide de Delphine/A en lui confiant le rôle tout aussi énigmatique de son héroïne phare, Anne-Marie Stratter, « cette grâce abandonnée, ployante, d’oiseau mort« , qui aura cette fois-ci définitivement perdu sa voix.
A la demande de l’ayant-droit de Georges Pierre (1927-2003), célèbre photographe de plateau, nous avons retiré l’image qui illustrait cet article.
Réalisée pendant le tournage et fournie par son distributeur, elle représente l’un des plus célèbre plan du film, des silhouettes figées au milieu du parc entre des statues étant vues depuis le balcon de l’hôtel.
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