Huis clos sidérant dans une maison close, le treizième long-métrage du réalisateur de Millennium Mambo, à l’affiche depuis mercredi au cinéma, est un chef-d’œuvre cristallin, avec le génial Tony Leung, acteur mythique du cinéma taïwanais des années 1980-90.
Certains films semblent faits pour sublimer notre liberté de voir et lui offrir un champ d’expression neuf. Un nouveau monde se dessine dans les respirations des plans. Si le sommeil s’invite par intermittence durant la projection, c’est encore mieux. Parmi les cinéastes contemporains, Apichatpong Weerasethakul (Oncle Boonmee, Cemetery of Splendour) est le meilleur pour façonner des songes en images qui acceptent et même suscitent un état de suspension, une disponibilité absolue, tout sauf passive. Avant lui, il y avait Hou Hsiao-hsien, l’un de plus grands cinéastes au monde, aujourd’hui âgé de 73 ans. Originaire de Taïwan, celui que ses adorateurs – dont Olivier Assayas qui lui a consacré un documentaire – appellent « HHH » avait déjà tourné douze longs-métrages avant de se lancer dans l’expérience en huis clos sidérant des Fleurs de Shanghaï.
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La plupart de ses autres films se passaient dehors, en contact plus ou moins étroit avec la nature et les rues. Celui-ci ne sort jamais des murs de la luxueuse bâtisse où des courtisanes, c’est-à-dire des prostituées, séduisent des hommes riches qui viennent y acheter de la compagnie. Dans le flot limpide de la première scène, entre deux verres d’alcool, une conversation de groupe dans ce bordel de la fin du 19e siècle est ponctuée par l’histoire que rapporte l’un des convives : il a vu une femme lécher les yeux d’un homme. Les rires et les grimaces affluent dans la petite assemblée gênée par ces mots. Mais depuis cinq minutes, la caméra balayait délicatement l’espace, presque comme si elle donnait des coups de langue sur le réel. Quelque chose nous dit instinctivement que le cinéaste envisage le geste décrit par cet homme comme un acte d’amour. Une déclaration. Peut-être même une morale de son art, destiné à nous laver les yeux.
Un sommet esthétique de son auteur
Visible en ce moment dans une splendide version restaurée, Les Fleurs de Shanghaï a rencontré un beau succès public à sa sortie. Même si on peut lui préférer, ou aimer autant des chefs-d’œuvre comme Goodbye South, Goodbye et Un Temps pour vivre, un temps de mourir, le film incarne un sommet esthétique de son auteur, la version cristalline de son cinéma à la fois délicat et cruel. Le jury du Festival de Cannes 1998, présidé cette année-là par Martin Scorsese et avec notamment Isabelle Huppert et Chiara Mastroianni dans ses rangs, avait bizarrement laissé repartir Hou bredouille, préférant couronner L’Eternité et un jour de Theo Angelopoulos. Le réalisateur obtiendra un Prix du Jury trois ans plus tard avec Millenium Mambo. La moindre des choses.
Un film aux strates multiples
L’auteur de Raging Bull et ses ami.e.s auraient peut-être dû prendre le temps de voir le film plusieurs fois. Il est possible d’adorer Les Fleurs de Shanghai du premier coup, mais on peut aussi y revenir, en découvrir les strates cachées et dévoilées par des expériences répétées. La complexité du récit, une histoire en triangle entre Wang (Tony Leung Chiu Wai), Rubis (Michiko Hada) et Michelle Reis (Emeraude), se révèle alors dans toute sa beauté et sa dureté : l’histoire de femmes soumises à la loi financière des hommes qui peut évoquer – dans une version plus pessimiste encore – les grands films de Kenji Mizoguchi sur le sujet, comme La Rue de la Honte. Une référence que rappelle le critique Charles Tesson dans son intéressant livret consacré au film, distribué gratuitement dans les salles qui programment le film.
Tony Leung, tout un symbole
L’une des beautés les plus évidentes des Fleurs de Shanghaï tient à ce qu’il fonctionne en fraternité avec d’autres diamants du cinéma chinois de cette époque. Dans les années 90, l’imaginaire cinéphile mondial se jouait à Hong-Kong, Pékin ou Taiwan. Le héros du film, si discret, presque effacé, est interprété par Tony Leung Chiu-wai, égérie de Wong Kar-wai qui lui a donné des rôles mémorables dans Nos Années sauvages, Happy Together, In The Mood For Love, 2046 et The Grandmaster. C’est peu de dire que Leung fut l’acteur d’une décennie – on l’a aussi vu chez John Woo et dans La Cité des douleurs de Hou Hsio-hsien -, une figure stoïque à l’élégance saccagée par le chagrin, le poids de la nostalgie qu’il semble vivre à tous les instants.
Un film ouvert sur le monde
Le système esthétique de HHH dans Les Fleurs de Shanghai lui convient à merveille. Chacun des 37 plans-séquences qui portent le récit – la majorité dépassant les plusieurs minutes – fonctionne comme une bulle mémorielle instantanée qui fanerait en direct. C’est bouleversant. Et d’autant plus beau que la façon dont Hou construit les séquences contredit leur visée mélancolique. Au contraire d’Angelopoulos, qui utilise la durée des plans pour asseoir son emprise esthétique sur celles et ceux qui regardent un film, fermer les écoutilles du sens en quelque sorte, Hou vise à ouvrir l’écran au maximum, laissant la rumeur du monde s’introduire dans le cadre par le biais de légers mouvements de caméra. Le contraire d’un art carcéral. Le film demande qu’on s’y abandonne, mais il le demande très doucement, presque en chuchotant, en laissant toujours un espace pour la fuite.
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