Celle-ci aura lieu du 26 janvier au 28 février 2022, à Paris.
Dans une interview donnée à la télévision française en 1988, Marco Ferreri disait : “J’ai été vétérinaire. L’Homme est mon animal préféré.” Né à Milan en 1928, mort à Paris en 1997, le cinéaste a réalisé une trentaine de films de la fin des années 50 au début des années 90, bon an, mal an. Vétérinaire spécialisé dans l’être humain, vraiment ?
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Ferreri eut dès ses premiers films maille à partir avec les censures (notamment en Espagne et en Italie) parce qu’il y décrivait des choses que les gens n’avaient pas envie de voir et qu’on pourrait assez facilement résumer ainsi : la folie (on disait “l’aliénation” à l’époque) des êtres humains qui lui étaient contemporains, avec un regard de médecin qui cherche à comprendre quelle est cette maladie étrange que développe l’Homme moderne.
Son film le plus connu demeure à ce jour La Grande Bouffe, qui fit scandale à Cannes en 1973, la même année que La Maman et la putain de Jean Eustache (un autre scandale).
“Pourquoi” ?
La Grande Bouffe, c’est l’histoire de de quatre bourgeois quadragénaires (Michel Piccoli, Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi – trois des piliers masculins du cinéma de Ferreri – et Philippe Noiret, extraordinaires) qui s’enferment dans une maison et décident de mourir dans la jouissance, de se suicider en se bourrant sans relâche de nourriture, d’alcool et de sexe jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce film reste aujourd’hui tout aussi scandaleux, dérangeant, fascinant, profond et ambigu.
Certes, on peut y voir une charge virulente contre la société de consommation, qui était à la mode à l’époque (“on est foutu, on mange trop”), mais ce serait oublier son côté intime, son humour terriblement noir, sa tendre détresse. La Grande Bouffe n’a rien perdu de son atrocité. À la limite, je souffre moins à la re-vision de Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini (1975) qu’à celle de La Grande Bouffe, film plein de merde, de pets, de vomi, et où le corps des femmes n’est lui qu’un bien de consommation. À l’époque, le scandale fut tel que même les acteurs se firent copieusement insulter (ma propre mère ne pardonna jamais à Piccoli d’avoir joué dans ce film !).
Les êtres humains sont des animaux malades. Et on ne sait pas pourquoi : pourquoi les quatre types de La Grande Bouffe veulent-ils mourir ? Pourquoi Piccoli, dans le sublime Dillinger est mort (qui fait penser à Jeanne Dielman de Chantal Akerman, sur de nombreux points), agit-il ainsi à la fin du film ?
Pourquoi Christophe Lambert, dans I Love You, tombe-t-il amoureux d’une poupée gonflable-tamagotchi ? Pourquoi, lors de spectacles glauquissimes, Ugo Tognazzi exploite-t-il Annie Girardot parce que son corps est fort velu, alors qu’il semble aussi l’aimer (Le mari de la femme à barbe, qui ressort aujourd’hui en salle) ? Pourquoi Marcello Mastroianni préfère-t-il jouer avec des ballons de baudruche plutôt que de batifoler avec son épouse Catherine Spaak (franchement, quelle idée !) dans Break-up, érotisme et ballons rouges ?
Pourquoi peut-on à la fois être cruel et aimer ? Être cruel avec ceux et celles qu’on aime ? Pourquoi Marina Vlady, dans Le Lit conjugal, entrepose-t-elle dans un débarras le corps paralysé de Tognazzi, qu’elle a vraiment désiré, celui qui l’a fait devenir mère et dont elle n’a désormais plus usage ?
Pourquoi Gérard Depardieu finit-il par s’auto-émasculer avec un couteau électrique (l’outil électroménager emblématique des années 70 et le plus inutile du monde) dans La dernière femme ?
Utopiste
C’est cette folie inexplicable et inexpliquée que décrit de film en film le cinéma de Ferreri. Désolé d’avoir enchaîné les “pourquoi”, mais c’est ce qui fait la force de son cinéma : en même temps qu’on s’interroge sur la bizarrerie du comportement des personnages, on trouve au fond que celui-ci est assez normal, ou plutôt, il ne nous surprend pas tant que ça. Le problème, c’est nous, et Ferreri utilise le cinéma comme un miroir qu’il nous (et se) tend, bien conscient que toutes les femmes, tous les hommes se ressemblent.
Les films de Ferreri, dans les vingt dernières années de sa vie, furent souvent mal accueillis, certains y voyant de la misanthropie, de la méchanceté gratuite, de l’“idéologie” – notamment dans Y’a bon les Blancs, où il écornait le mythe des organisations humanitaires, non pour condamner leur action, mais pour remettre en cause leur légitimité, et parce que la “charité” le dégoûtait, en bon utopiste qui aurait souhaité que le monde fût juste et que cette “charité” n’eût pas besoin d’exister. Peut-être aussi parce qu’il ne cherchait jamais à faire de la “belle image”. Ferreri sentait les failles chez les humains, et il allait y plonger son scalpel sans trop le nettoyer avant…
On lui reprocha aussi d’être misogyne, alors qu’il sut filmer divinement des actrices comme Ornella Muti, Hanna Schygulla ou encore Catherine Deneuve, et qu’Annie Girardot trouva chez lui ses plus beaux rôles au cinéma. Évidemment, il y eut Liza, tourné en 1972, tiré d’un roman d’Ennio Flaiano (un autre génie), qui est un film extrêmement singulier et dérangeant. Sur une île déserte, une femme élégante (Deneuve) se soumet volontairement et progressivement à un homme (Mastroianni), jusqu’à prendre littéralement la place de son chien après l’avoir tué (le titre italien, La Cagna, signifie « la chienne »). On pourrait aisément expliquer que Ferreri dénonce de façon provocatrice l’aliénation des femmes. Y voir aussi un film SM. Mais le malaise que déclenche le film est bien plus fort que ces idées. C’est du couple que parle Ferreri, de sa folie. Et peut-être de son mystère : qui, au fond, sait exactement ce qui se joue entre deux êtres humains quand ils s’aiment et se désirent ?
En fait, il suffit de revoir aujourd’hui les films de Ferreri pour constater qu’il ne fait pas de différence essentielle entre les hommes et les femmes, qu’il ne juge pas plus l’un que l’autre, et c’est ce qui fait aussi son extrême modernité. Dans la même interview télévisée, à la la journaliste qui le reprenait parce qu’il avait dit “’l’homme” et non “l’homme et la femme”, il avait répondu, très serein : “Pour moi, l’Homme est une espèce animale, avec soit un sexe masculin, soit un sexe féminin.” Et basta.
Rétrospective Marco Ferreri, du 26 janvier au 28 février 2022 à la Cinémathèque française, à Paris
À lire absolument : Marco Ferreri – le cinéma ne sert à rien, de Gabriela Trujillo, Capricci éditions, paru en janvier 2021, 18 euros
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