Ce film en quatre parties, adaptation d’un livre éponyme d’Arthur Bernède, est à présent disponible en DVD et Blu-ray.
On se souvient aujourd’hui des images du Belphégor de notre enfance, sans plus savoir s’il s’agit de souvenirs ou de scènes issues d’un rêve : l’élégante et somnambulique Juliette Gréco, une silhouette sombre et masquée apparaissant et disparaissant mystérieusement la nuit dans les galeries effrayantes du Louvre, un jeune Yves Rénier menant l’enquête dans les cafés d’un Paris sixties. On peut enfin découvrir aujourd’hui qu’il existait une version préalable à celle écrite et réalisée par Claude Barma. En 1926, Henri Desfontaines réalise un film en quatre parties qui sera montré en salle l’année suivante. Belphégor est l’adaptation du livre éponyme d’un auteur de romans populaires, Arthur Bernède, paru d’abord en feuilleton dans la presse – ces feuilletons littéraires qui s’imposent comme l’ancêtre de la série télé telle que nous la connaissons.
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En 1919, Arthur Bernède a fondé la maison de production La Société des Cinéromans (revendue à Pathé en 1922) avec un autre auteur de romans populaires, Gaston Leroux, et avec l’acteur René Navarre, qui interprétait le rôle de Fantômas dans la première série française signée Louis Feuillade, en 1913. Treize ans après Fantômas, c’est un cinéaste que la postérité n’a hélas pas retenu, Henri Desfontaines qui, marchant dans les pas de Feuillade, reprend René Navarre pour son Belphégor. Navarre y joue cette fois le rôle de Chantecoq, détective privé qui mène l’enquête parallèlement à la police. Il n’hésite pas à se grimer parfois, clin d’œil à Fantômas ou tout simplement symptôme d’une époque en grande confusion sur les identités, quand les classes sociales s’interpénètrent (comme le montre Proust dans La Recherche du temps perdu), les rôles se renversent et s’échangent, quand pour pénétrer le monde des riches, l’aristocratie, il suffit d’avancer masqués. Le masque est au cœur de l’intrigue de Belphégor : qui se cache derrière le masque africain, voire cubiste, que porte ce fantôme qui apparaît, disparaît et qui tue dans la salle des Dieux barbares du Louvre ? Si avec un masque, on peut s’introduire partout, même dans les lieux les plus interdits, on peut ici franchir les limites du réel et du rêve, s’approprier les pouvoirs d’un Dieu barbare, vaudou, et envoûter ses proies au point qu’elles croient le voir même hors du Louvre.
Surréalisme
Il faut dire qu’on nage en plein mouvement surréaliste, avec la publication du Manifeste du surréalisme en 1924, et André Breton qui commence une collection qui sera dominée par les arts primitifs et autres masques africains. En 1927, Belphégor n’est pas seulement un fantôme qui hante le Louvre : elle est un envoûtement qui poursuit les protagonistes jusque dans leurs rêves éveillés. Sa silhouette transparente se détache d’un mur ou d’un rideau, elle est le mystère et l’horreur et bien davantage que le songe de tous : un fantasme collectif. Une force primaire, sauvage, réveillée d’un passé ancien, qui ne connaît plus aucune limite et peut tous nous frapper. Peut-être parce que depuis l’horreur de la Première Guerre mondiale, plus personne ne se sent en sécurité.
Face à Belphégor, les institutions semblent d’ailleurs démunies. Alors que la police se vautre dans de fausses pistes, deux hommes vont mener l’enquête, l’élégant détective Chantecoq, et un jeune journaliste mondain, Jacques Bellegarde. Le premier a une fille, qui tombe amoureuse de Bellegarde, alors que celui-ci semble épris d’une jeune actrice richissime, Simone Desroches. Ceci pour la petite histoire qui deviendra essentielle à mesure qu’on avance dans la série. Créé par Edgar Allan Poe dès 1841 à travers la figure d’Auguste Dupin dans Double assassinat dans la rue Morgue, repris par Arthur Conan Doyle pour Une étude en rouge en 1877, où apparaît Sherlock Holmes pour la première fois, le personnage de l’enquêteur indépendant règne encore sur le roman à énigmes au début du XXème siècle. Gaston Leroux en fera un journaliste, Rouletabille, dans Le mystère de la Chambre jaune (1907) et Le parfum de la dame en noir (1908) – signe de la fascination que la figure du reporter commence à exercer et de l’essor de la presse écrite, où ces romans mêmes étaient d’abord publiés.
Belphégor ressuscite un Paris disparu
Ces deux derniers seront adaptés au cinéma par Marcel L’Herbier en 1930 et 1931. L’Herbier est devenu le maître du cinéma de l’ère art déco avec des films hyper esthétiques tels L’Inhumaine (1924), qui montre aussi bien des scènes tournées en extérieur (un acteur filant sur les routes en automobile) que des intérieurs aux proportions démentielles, géométriques, aux décors hyper modernes conçus par Fernand Léger. Le Belphégor d’Henri Desfontaines s’inscrit lui aussi dans son temps, porte l’étendard de sa modernité, alternant scènes en extérieur, poursuites en voiture à travers les rues de Paris, et scènes en intérieur (restaurants, bureaux ou maisons) aux décors grandioses et épurés, inspirés aussi bien de l’art déco que de la Sécession viennoise, où évoluent des personnages à l’allure de dandies à la dernière mode. Et puis certaines scènes sont tournées in situ au Louvre, à la Préfecture de police, à la tour Eiffel ou encore à la rédaction du Petit Parisien, où le roman de Bernède était paru en feuilleton.
Dans son très beau texte, Les Fantômes du muet, Didier Blonde écrivait qu’il pouvait apercevoir, dans un plan du Fantômas de Feuillade, la fenêtre de l’appartement de ses grands-parents, qui peut-être, alors que la caméra tournait, évoluaient, encore vivants, derrière la vitre. Un siècle après sa réalisation, Belphégor ressuscite un Paris disparu comme un Dieu barbare faisant réapparaître des temps extrêmement anciens dans un rêve : les galeries alors minimalistes du Louvre années 20, des hôtels particuliers aux fenêtres d’une hauteur renversante, des artères de la capitales entièrement disparues, et des haut-parleurs diffusant les nouvelles dans les rues de la capitale. Car c’est de la confrontation entre la modernité (la vitesse de l’information, des transports…) et les temps primitifs (Belphégor, la salle des Dieux barbares au Louvre), que surgit une force refoulée, inquiétante.
Belphégor, d’Henri Desfontaines, édition DVD et Blu-ray (Pathé), 265 minutes
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