La ressortie de huit films de Paul Vecchiali nous invite à se replonger dans une oeuvre libre, marginale et iconoclaste, qui compte parmi les plus belles du cinéma français.
Après la ressortie de Trous de mémoire en juillet dernier et la parution d’un ouvrage collectif consacré au cinéaste, Paul Vecchiali est à nouveau mis à l’honneur avec la ressortie en version restaurée de huit de ses plus beaux films réalisés dans les années 1970 et 1980 : l’occasion de prendre la pleine mesure du talent du cinéaste disparu le 18 janvier dernier.
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Vecchiali, cinéaste de la marge
Revoir ces huit longs métrages aujourd’hui, nous rappelle que Paul Vecchiali était un cinéaste de la marge, et ce, à plusieurs à titres. D’abord, parce que ces films mettent en scène des prolétaires, des minorités invisibilisées et déconsidérées dans le reste de la production de l’époque. Des prostituées (Rosa la rose, fille publique), des bi et des homosexuels (Encore, Change pas de main…), des femmes âgées (Femmes, femmes, Corps à Cœur), des criminels (L’Étrangleur), des ouvriers (Le Café des Jules, Corps à Cœur), des séropositifs (Encore) se succèdent sur la scène de cette comédie humaine flamboyante.
Marginaux, ces films le sont aussi au regard du cinéma d’auteur de l’après mai 68 et plus largement du cinéma “moderne” européen, qui voit d’un mauvais œil les épanchements sentimentaux. En 2015, Vecchiali nous expliquait ainsi ce qui le distingue de ses contemporain·es de la Nouvelle Vague : “Je crois que je réintroduisais le sentiment. Leur cinéma était plus cérébral, et je le dis sans que ce soit un reproche.” Grand admirateur des cinéastes français des années 1930, auxquels il a dédié sa monumentale Encinéclopédie en deux tomes, il se réapproprie la virtuosité éblouissante de ses maîtres pour remettre sur le devant de la scène le genre, alors déconsidéré, du mélodrame.
Le lyrisme comme proposition politique
Dans le sublime Corps à Cœur, la passion entre un garagiste et une bourgeoise évoque la forme étincelante et tragique de Douglas Sirk ; dans Rosa la rose, fille publique, les rendez-vous des prostituées se transforment en un ballet de gestes et de rencontres, jusqu’à virer à la comédie musicale ; dans Encore (Once More), première fiction sur le sida en France, dix plans-séquences accompagnent magistralement la trajectoire sentimentale et sexuelle d’un homme qui explore son homosexualité… Au lieu d’adopter un point de vue surplombant et moralisateur, qui viendrait accabler ses personnages, Vecchiali opte plutôt pour une mise en scène empathique, qui vient exalter leurs sentiments.
L’écriture lyrique réagence le monde à l’aune des subjectivités dans le plus grand mépris de toute hiérarchie sociale, si bien que devant sa caméra, ces individus marginaux ou “dominés” deviennent des héro·ïnes de cinéma et des metteur·ses en scène de leurs propres vies. On pense bien sûr à ces deux actrices vieillissantes de Femmes, femmes dont l’industrie ne veut plus et qui, entre les quatre murs de leur appartement, inventent un espace rêvé pour se jouer inlassablement la comédie ; ou encore à l’anti-naturalisme exacerbé d’Encore, où l’espace et le temps se reconfigurent selon la trajectoire de son protagoniste. Il s’agit là d’une proposition politique d’une puissance considérable, qui rapproche cette œuvre de celles de Sirk, Demy ou même Fassbinder.
Dialectique
Mais si ce cinéma est si fort, c’est que sa stylisation ne vise jamais à gommer les aspérités du réel et est toujours attentive à l’ambivalence du monde, comme s’il fallait se méfier de toute tentation à l’uniformiser ou à le figer dans une image trop harmonieuse. Chaque film est pris dans une dialectique (pour reprendre une notion chère au cinéaste, qui lui inspirera le nom de sa maison de production Dialektik) : dans L’Étrangleur, le tueur en série est loin de la figure démoniaque attendue et se montre étonnamment doux, presque bon, tandis que Change pas de main se présente comme un porno soft seventies joyeusement partouzard, tout en étant traversé par des pulsions étrangement morbides.
Chez Vecchiali, cette dialectique devient le moteur de la mise en scène. Dans Le Café des Jules ou Encore, l’extrême mobilité de la caméra vient compenser la fixité des décors et des dialogues théâtraux, mais plus profondément encore cette ambivalence est constitutive d’un point de vue sur le monde. Un plan magnifique de Femmes, femmes en est le parfait exemple. On est à la fin du film, les deux actrices interprétées par Hélène Surgère et Sonia Saviange sont lessivées, mais décident de se lancer dans un nouveau jeu. Hélène mime le fait d’allumer un tourne-disque avant d’entamer une danse avec Sonia. Une musique extradiégétique fait son irruption tandis que la caméra accompagne les mouvements de la danse ; une nouvelle fois, la mise en scène se prend au jeu des personnages, se fait l’alliée de leurs fantasmes, là où d’autres cinéastes auraient marqué une distance par le silence et la fixité du cadre pour souligner le pathétique de la scène.
Vecchiali se montre beaucoup plus retors, car il intègre le contrepoint au sein même de son plan. Le mouvement de la caméra finit par se décentrer des personnages pour se perdre l’air de rien dans l’appartement et finir par filmer, avec une touche de cruauté, la fenêtre qui donne sur le cimetière du Montparnasse. La beauté de Femmes, femmes repose sur cette contradiction apparente : les plans-séquences épousent la vitalité du mouvement tout en documentant la mort au travail, le tout sous le regard muet des stars éternelles (Garbo, Crawford, Morgan, Darrieux) qui tapissent le mur.
Le visage de Darrieux
Cette ambivalence constitue l’éthique du cinéaste : Vecchiali filme toujours chaque individu comme un être multiple qui ne saurait se figer dans une essence stable et unique. Cela peut nous aider à comprendre son amour pour les acteurs et actrices, qui font de cette multiplicité individuelle un principe poétique. Dans En haut des marches, il dirige son actrice fétiche, l’icône absolue de sa cinéphilie, Danielle Darrieux. D’une grande sophistication formelle, le film adopte une forme fragmentaire et non linéaire, qui multiplie les régimes d’images et les ruptures de ton pour embrasser le mouvement tortueux de la mémoire. La figure de Darrieux se démultiplie dans toutes ces scènes, comme si le cinéaste voulait condenser en un film tous les visages et rôles qu’il aurait voulu donner à son actrice adorée. Être mélancolique, héroïne d’un film noir, d’une comédie musicale, ou grande dame de cinéma, elle traverse les images en changeant de masques et d’apparences.
Vecchiali filme autant des personnages que des acteur·ices au travail et joue toujours de cet écart avec une direction volontairement anti-naturaliste. Pour ce grand cinéphile, ces visages évoquent aussi les rôles qu’ils et elles ont joués sur d’autres scènes, d’où la complexité du tueur de L’Étrangleur, qui prend les traits de Jacques Perrin, l’incarnation de la jeunesse passionnée et mélancolique chez Demy ou Zurlini. Ils sont aussi des surfaces de projection, qui reflètent les êtres aimés, comme dans En haut des marches, où Darrieux devient le double de sa mère. Pareil à un diamant qui diffracte la lumière entre ses différentes facettes, l’acteur·ice exerce une puissance de fascination inouïe, car il ou elle porte une multitude de rôles et d’apparences, parfois contradictoires, à l’image de la complexité humaine.
Dans son très beau texte, Qu’est-ce qu’un cinéaste ?, Jean-Claude Biette (ami et collaborateur de Vecchiali, qui participa à l’expérience de La Diagonale) définissait un cinéaste par une double opération : “Est cinéaste celui ou celle qui exprime un point de vue et sur le monde et sur le cinéma.” Ces huit films dont chaque plan manifeste un rapport singulier, éthique, poétique et politique au monde nous invitent aujourd’hui à cette conclusion : Paul Vecchiali était assurément un grand cinéaste.
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