Portrait cru et désillusionné du Japon des années 1960, pour qui le sexe est devenu une valeur marchande, « Le Pornographe » de Shohei Imamura ressort cette semaine en version restaurée. L’occasion de revenir sur cette fable politique et visionnaire.
En 1966, lorsque Shohei Imamura réalise Le Pornographe, la guerre a balayé sur son passage les cendres de l’Age d’Or du cinéma japonais. Depuis Nagisa Oshima et sa trilogie sur une jeunesse criminelle à la dérive –composée de Une ville d’amour et d’espoir, Contes cruels de ma jeunesse et L’Enterrement du soleil– une nouvelle génération de réalisateurs nippons s’empare des contradictions du Japon d’après-guerre. De la cellule familiale traditionnelle, filmée pudiquement par Yasujiro Ozu, et des intérieurs feutrés de Mikio Naruse, il ne reste quasiment rien. Ce qu’il faut maintenant saisir, c’est la marginalité, la désillusion et la corruption, comme autant de conséquences d’une guerre qui a défiguré le Japon dans son identité. De ce paysage délabré (mais fertile), Shohei Imamura tire une recherche plastique radicale, qui lui permet d’ausculter la cruauté humaine. En adaptant Le Pornographe, d’après le roman sulfureux d’Akiyuki Nosaka, il touche à ce que la société japonaise a de plus décadent. On y suit les déboires de M. Ogata, un cinéaste qui, pour subvenir aux besoins de sa famille, tourne des films érotiques pour de riches clients, dont les fantasmes inavouables se réalisent devant la caméra. Incarnation du capitalisme montant, Ogata est un marchand de chair. Le plaisir coupable est son gagne-pain, le désir honteux son fond de commerce.
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Satire comique, qui dans un mélange de noirceur et d’ironie prend à revers le miracle économique du Japon d’après-guerre, Le Pornographe est aussi l’histoire d’une folie sexuelle –celle d’un pays érigeant le fantasme en valeur marchande, et celle d’un cinéaste, qui finit par confondre la chair et les images. Retour, en quelques points, sur un film qui, saisissant son contexte politique déliquescent, a aussi proposé une réflexion méta sur le voyeurisme au cinéma.
Le dispositif cinéma comme voyeurisme
Le Pornographe est d’abord l’histoire d’un regard artistique qui se mue progressivement en voyeurisme pathologique. Comment l’œil de celui qui filme se transforme-t-il en regard déviant ? Comment traduire à l’image ce glissement éthique ? En mettant en place plusieurs dispositifs de mise en scène élaborés, le film tente de cerner la façon dont l’image érotique devient, pour Ogata, une obsession interdite qu’il faut absolument détenir grâce à la pellicule. La caméra devient alors une arme, instrument voué à assouvir le désir de puissance du regardeur. Mais là où le film devient véritablement transgressif, c’est dans sa façon de se laisser cannibaliser par la vision de son personnage, adhérant en partie à son délire de puissance. Imamura ne cherche pas à se distancier des phénomènes qu’il filme, et le voyeurisme qu’il montre n’agit pas seulement à l’intérieur de l’histoire et d’un cadre délimité, mais parasite les effets de mise en scène eux-mêmes.
Ainsi, toutes les séquences de tournage, lors desquelles Ogata réalise les fantasmes de ses clients, sont filmées comme si le spectateur lui-même était un voyeur. Placée à l’extérieur, la caméra nous donne à voir une partie du spectacle, derrière la fenêtre, sans que nous puissions nous introduire dans la pièce. Ce sont des cadres obstrués, souvent par des rideaux, des aquariums, ou des poutres qui redoublent le quadrillage de la fenêtre –car l’architecture nippone, pleine de portes coulissantes, de couloirs étroits, est aussi propice aux secrets étouffés et à l’espionnage. Tout donne au spectateur le sentiment qu’il n’a pas à être là, mais qu’il jouit, grâce au dispositif de mise en scène, d’une vision absolue, omnisciente –tout comme le réalisateur, avec qui il partage une forme de connivence perverse. Une complicité également partagée avec le personnage d’Ogata, double fictif et ambivalent du metteur en scène. Dans cette confusion entre l’entité du personnage et celle du spectateur se loge un questionnement sur l’éthique de l’image cinématographique, par nature voyeuriste, qui satisfait la pulsion scopique du spectateur. La « pornographie » du titre n’est donc pas celle que l’on pense. Elle ne désigne pas des corps ouvertement offerts et indécents, mais plutôt un mécanisme de mise en scène insidieux, renvoyant à la nature ambigüe du dispositif de cinéma. Une mise en abyme qui questionne le rapport du spectateur à l’image, qu’elle soit érotique ou non.
L’anatomie des corps
En faisant de son personnage un réalisateur, Imamura établit aussi un parallèle entre le geste du cinéaste, et celui d’un scientifique qui dissèquerait à la loupe les corps –et les âmes. De ce recoupement entre deux approches, l’observation anatomique et l’acte de filmer, Imamura tire une esthétique presque expérimentale. Ce n’est pas tant ce qui est montré qui choque (presque aucune nudité apparente, ni scènes de sexe explicites), que l’image elle-même, sa plasticité perturbante. Contaminée par les frustrations débordantes du personnage principal, la caméra, comme malade, approche les corps avec des angles de vue improbables, des décadrages soudains.
Parfois jusqu’à faire tendre le film vers l’abstraction. En témoigne un plan mémorable, dans lequel Ogata penche sa tête pour épier sa belle-fille à travers l’embrasure d’une porte, la caméra se renversant totalement à l’horizontal pour donner à l’image la forme d’un écran de cinéma. La jeune fille devient alors une simple forme, projection du désir d’Ogata. C’est qu’à force de vivre par procuration, de filmer les fantasmes délirants des autres, Ogata finit par lui-même déformer le réel pour le soumettre à ses désirs incestueux. Lorsqu’il descend dans un sous-sol où il pense assister à une orgie, les corps deviennent de pures formes géométriques lugubres et enfumées, éclairées dans le noir par une lumière onirique. Le corps est une surface expérimentale, davantage qu’un objet de pornographie en soi, comme dans ce plan-séquence où la mère de famille voit apparaître au loin, du fond du couloir, la petite amie de son fils. Une profondeur de champ abyssale distend alors l’espace, tandis qu’elle s’approche vers le premier plan, et que les effets de lumière variables saturent l’écran. Ce qui habite le plan, ce n’est pas tant le corps désirable de la jeune fille, que le trouble de la mère à sa vue. Imamura transforme alors une vision érotique classique en un plan expérimental, licencieux.
Une anthropologie du Japon d’après-guerre
Chez Imamura, le sexe est aussi politique. Prisme à travers lequel relire les rapports de forces sociaux et les relations de classes, il permet au réalisateur de scruter une société où le plaisir et le divertissement sont réservés à une nouvelle caste de riches japonais, à qui la mutation économique de l’après-guerre a pleinement profité. Par ses activités illicites, Ogata ne se place pas seulement hors de toute morale, il profite aussi d’un système inégalitaire, offrant du plaisir à une richesse oisive qui peut tout se payer pour tuer l’ennui. Dans ce nouveau monde, même la transgression morale s’achète. Ogata réalise ainsi les désirs les plus douteux de ses clients (un père fantasmant sur le viol d’une écolière qui se révèlera être sa fille, un homme d’affaire exigeant de jouer avec une jeune fille vierge), et conforte la toute-puissance d’une classe sociale exemptée de la « loi des hommes ».
Le sous-titre du film, « Introduction à l’anthropologie », l’annonçait d’emblée : Le Pornographe est une étude, quasi scientifique, des comportements humains, de la faiblesse d’une société face au profit facile et aux fantasmes racoleurs. Ainsi, le sentiment de déliquescence morale qui parcourt tout le film est redoublé d’un examen grinçant des phénomènes politiques, sociaux, de l’après-guerre, et de leurs conséquences sur la culture nipponne. A travers son personnage de réalisateur véreux et lubrique, Imamura pointe notamment du doigt les travers du pinku eiga, un cinéma érotique japonais né au milieu des années 1960, conçu pour remédier à un déclin de la fréquentation des salles. Le Japon décrit par le film est donc avant tout un pays qui tente de s’adapter au nouveau modèle économique proposé par l’Occident, cherchant à imiter le modèle américain tout en se perdant dans les rouages de ce capitalisme naissant. Pris de cours par une liberté et un système démocratique arrivés trop vite, les Japonais se retrouvent tiraillés par la contradiction entre un traditionalisme encore prégnant dans les esprits, et une modernité dont ils ne saisissent pas les enjeux.
Cette identité troublée, perturbée par deux ordres de valeurs, le film la rend grâce à son ton tragi-comique, qui mêle constat amer et ironie mordante. Une perte de repères qui a rendu la société décrite par Imamura absurde, burlesque, tant elle a intériorisé un renversement des valeurs. Ogata déclarera ainsi, avec un cynisme totalement inconscient, être un héros, rendant un service social à des hommes qui ne trouvaient plus de sens à leur vie. Surtout, la révolution sexuelle apportée par l’influence de l’Occident semble, paradoxalement, n’avoir pas débouché sur une modernité, mais plutôt sur une régression, un archaïsme planant encore sur le Japon. Une idée traduite par un dialogue entre Ogata et un de ses collègues : « Qui a dit qu’on ne pouvait pas coucher avec sa fille ? Il y a des milliers d’années, tout le monde couchait avec toute sa famille ».
Le culte de la machine et la déshumanisation
Le cynisme du film atteint son apogée dans cette idée visionnaire : l’homme, détenant tous les outils techniques pour réaliser ses envies, n’a plus besoin des autres. Il s’éloigne alors progressivement de l’humanité. Puisque les images peuvent offrir plus que le réel, qu’elles permettent de s’affranchir des interdits moraux, les personnages du film choisiront la voie de la déshumanisation, afin de jouir sans entrave. Un paradoxe résumé par les paroles de l’un des collaborateurs d’Ogata : « On veut tous quitter la race humaine, on veut tous être libre ». Comment échapper à l’éthique ? En sous soustrayant à l’humanité. Une idée que le réalisateur exploite en réinvestissant le culte de la machine, omniprésent dans la culture japonaise. Ce mythe de l’automate, de la création mécanique comme moyen de transgresser la norme, le film l’exploite à plusieurs niveaux. Il y a d’abord la machine comme prolongement corporel, presque physiologique, de l’homme. C’est la caméra comme bras humain, comme œil absolu, qui dans sa performance technique, peut tout filmer, tout obtenir sans rendre de compte.
Mais surtout, il y a les machines présentes à l’intérieur du récit. Le film se clôt sur l’invention ultime d’Ogata, qui lui permettra de se libérer des tabous freinant son activité de pornographe. Il imagine, puis créé de toute pièce une poupée destinée à être utilisée lors de ses tournages. Cet artéfact humain, robot sans âme, incarne l’idéal de machine tel que la société japonaise le perpétuera dans les décennies suivantes. En 1966, Imamura a déjà saisi, avec son regard avant-gardiste et précurseur, des phénomènes identitaires fondateurs pour le Japon. La machine y est une entité supérieure, offrant à l’homme un réconfort qu’il ne trouve pas chez ses semblables, mais l’éloignant du même coup de sa propre humanité. Cette femme parfaite, mécanique, est filmée par Imamura comme un véritable corps de chair et de sang. En témoigne ce magnifique plan dans lequel Ogata se penche entre les jambes de sa propre création, pris d’un délire érotique – et démiurgique. Et le film, s’interrompant soudainement, nous laisse avec ce constat terrible : la machine a supplanté l’humanité, le fantasme fabriqué a détrôné le vrai désir charnel.
Le Pornographe sera projeté en version restaurée du 16 au 20 novembre au Reflet Médicis, Paris V
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