Sorti en France il y a tout juste vingt ans, Révélations allie la précision du film dossier à la mécanique du thriller pour retracer le combat de deux hommes face aux géants de l’industrie du tabac. Relativement méconnu dans la filmographie de Michael Mann, il procède d’une stylisation minutieuse du réel pour en exprimer le souffle, et livre une réflexion éminemment contemporaine sur la figure du lanceur d’alerte.
Lorsque Lowell Bergman (Al Pacino), journaliste d’investigation réputé pour sa ténacité et producteur de l’émission de télévision 60 Minutes sur CBS, reçoit un rapport détaillant les pratiques douteuses de l’industrie du tabac, il se fait diriger vers Jeffrey Wingand (Russel Crowe), ancien vice-président de la recherche et du développement chez Brown & Williamson Tobacco Corporation. Fraîchement licencié sur un motif fallacieux, ce dernier détient des informations sensibles sur son employeur mais est tenu au silence par le biais d’une clause de confidentialité particulièrement restrictive.
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Contournant les pressions psychologiques et les obstacles juridiques auxquelles ils sont soumis, les deux hommes vont s’allier pour informer le public des véritables méfaits de la nicotine, et faire éclater un scandale retentissant.
De l’histoire vraie au trop de réalité
En 1996, un article de presse écrit par Marie Brenner (The Man Who Knew Too Much, publié dans Vanity Fair), à laquelle on doit également La Ballade de Richard Jewell, qui a en partie inspiré le dernier film de Clint Eastwood, dresse le portrait de Jeffrey Wingand, le lanceur d’alerte qui a révélé au public comment les industriels du tabac, conscients du caractère addictif de la nicotine, l’accentuaient au moyen de manipulations chimiques pour accroître la dépendance des consommateurs au mépris de leur santé.
Intrigué par l’affaire, Michael Mann acquiert les droits de l’article et confie le rôle du journaliste à Al Pacino, qu’il venait de diriger dans Heat. Alors qu’il pensait à Val Kilmer pour incarner Jeffrey Wingand, ses producteurs le poussent à choisir Russel Crowe, tout juste sorti du L.A. Confidential de Curtis Hanson. Il s’entoure également du procureur Michael Moore et de l’enquêteur Jack Palladino, deux protagonistes de l’affaire, et s’offre les services musicaux de Pieter Bourke et Lisa Gerrard, membres de la formation Dead Can Dance.
S’il semble s’inscrire dans la droite ligne des fictions paranoïaques des années 70 (Les Hommes du Président en tête), Révélations (The Insider en VO) conjugue la technicité ultra-documentaire de l’enquête à une stylisation méticuleuse du réel. À rebours de la tendance à l’abstraction qui structure tout un pan du cinéma des années 90, il agrège les strates de la vie des personnages (familiale, professionnelle) et fait de l’accumulation maniaque de détails concrets une matière touffue sous haute tension, toute en crêtes inquiètes et en faux plats. Plutôt que de viser une mise à nu du réel par les artifices de la fiction, il le convoque jusque dans ses moindres replis pour en exprimer un souffle dramatique d’une rare intensité.
Chaque décor (pavillon résidentiel ou hôtel lugubre), objet (paire de lunettes ou inhalateur pour enfant asthmatique), ou situation entre en résonance avec la psychologie des personnages et le conflit qui les ronge. Désorienté et en proie au doute, Wingand semble n’occuper l’espace que de manière inconfortable, décadré ou écrasé contre l’objectif, quand Bergman ne cesse de pénétrer le cadre comme une torpille en furie ; on règle ses comptes pendant que des murs d’écrans diffusent un montage litigieux et on creuse un fossé conjugal autour d’une banale histoire d’évier de cuisine.
Un thriller sous tension
Malgré sa longueur et la quasi-absence d’action qui le caractérise, Révélations souscrit à la prédilection de Michael Mann pour le thriller en en transposant les codes à même sa matière ordinaire. En retraçant l’interview sous tension par Bergman et Wallace d’un dirigeant du Hezbollah (négociations avec cagoule sur la tête, présence d’hommes armés…), la scène d’introduction instruit un parallèle immédiat entre l’activité d’enquêteur et le travail de journaliste. Cette proximité méthodique sera tenue tout au long du film à travers une série de rendez-vous discrets, d’interrogatoires louvoyant et de recoupement d’indices qui empruntent directement à l’architecture du film noir. Mis sous pression de toutes parts et tiraillé entre sa conscience et son besoin naturel de sécurité, Wingand leur offre en miroir la figure traditionnelle de l’indic, rehaussée d’une modernité de trait qui s’accorde au crime à l’œuvre.
Car crime il y a, sans arme ni cadavre précisément identifié mais aux cibles et munitions bien réelles : stock de cigarettes dans le chargeur, masse des fumeurs en guise de cible. Protégé par la puissance industrielle et financière de ses commanditaires, le forfait se déploie à grande échelle, apparemment hors d’atteinte des individus isolés qui prétendent le mettre en lumière. Loin des fusillades, filatures et infiltrations qui électrisent Heat ou Miami Vice, la tension dramatique se déploie quant à elle en échanges de fax et coups de fil nerveux, et colonise jusqu’aux stases du récit, ces nombreuses scènes suspendues où les personnages, seuls à la fenêtre ou dans leur jardin, tentent de reprendre leur souffle avant de replonger dans la mêlée.
Deux séquences quasiment Hitchckiennes viennent cependant faire entorse à cette emprise du réel et de la banalité par le recours à une angoisse plus éthérée. Esquisse d’un home invasion fantomatique au domicile des Wingand ou inquiétant stalker au terrain de golf, ces deux morceaux de bravoure ouverts aux fantasmes se résolvent pourtant eux aussi par l’entremise d’objets palpables : balle de golf qui s’écrase contre le grillage, balle de revolver placée dans la boîte aux lettres.
Le chemin heurté de la vérité
Électrisé par cette tension narrative, le trop-plein de réel commence à prendre des formes plus amples et déborde les scènes pour esquisser le grand mouvement du film, celui du chemin heurté de la vérité du dedans vers le dehors, de l’ombre à la lumière, d’un amas de secrets scellés par la confidentialité aux écrans de télé scrutés par un pays entier. D’abord retenue par Wingand, cette onde de choc, stimulée par Bergman, se met à ricocher dans tous les sens et se heurte aussi bien aux complexités juridiques qu’à la prudence coupable des médias.
Il s’agit alors, pour les deux hommes et leurs alliés, de percer le mécanisme de défense d’un système qui relie les industriels à la presse, et pour cela de se placer hors de ce système : quitter son emploi, briser un accord signé, s’entêter malgré l’ordre d’arrêter, diffuser coûte que coûte. En égratignant à la fois la toute-puissance d’une industrie criminelle et le contre-pouvoir qui a contribué à son immunité, Michael Mann égratigne le mythe de la presse à l’américaine tout en exaltant les figures solitaires qui restent attachées à sa mission première : pour éclore au grand jour, la vérité a besoin d’électrons libres capables de braver la tempête à la seule force de leurs convictions.
Révélations, de Michael Mann (États-Unis, 2h38, 1999), avec Al Pacino, Russel Crowe, Christopher Plummer… En DVD chez Touchstone et en VOD sur UniversCiné.
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