Critique aux “Inrocks” et à “Libération”, Philippe Azoury vient de publier chez Capricci un essai passionnant consacré à l’œuvre de Jean Eustache. Cet ouvrage volumineux accompagne brillamment la ressortie des films d’Eustache en salle.
Depuis le 7 juin dernier, les treize films de Jean Eustache retrouvent le grand écran, après des années d’invisibilisation dues à des batailles d’ayants droit. Nous voici donc confronté·es à cette œuvre colossale, impressionnante, qui s’accompagne de toute une mythologie forgée par des années de circulations de copies pirates. Comme le soulignait Arnaud Hallet dans nos colonnes, “on a beau s’y préparer, prendre tout Eustache dans la tronche, ce n’est pas anodin.”
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Si cette œuvre hétérogène peut paraître bien difficile à appréhender, tant elle est traversée d’interrogations insolubles, de contradictions et de béances, l’essai de Philippe Azoury (collaborateur aux Inrocks) Jean Eustache, Un amour si grand, constitue sans aucun doute le meilleur compagnon possible. Non pas qu’il nous apporterait des réponses définitives aux questions posées par les films d’Eustache, bien au contraire, il nous aide à mieux comprendre la portée de ces interrogations, à se détacher de ce qui a pu être dit et mal dit à propos de cette œuvre et à se prémunir contre les conclusions hâtives et réductrices.
Jean Eustache, méthode.
Mais comment peut-on bien aborder cette filmographie monstrueuse qui fait co-exister une série de films prototypiques, dont chacun affirme sa singularité irréductible et répond à des dispositifs d’une audace inouïe ? Peut-être plus que pour aucun autre cinéaste, la question de la méthode se pose de manière essentielle. Le principal écueil consisterait à appliquer une grille analytique extérieure aux films, à les appréhender comme en corpus homogène pour en extraire un système formel, thématique et philosophique figé et univoque. Si de nombreuses correspondances se “tressent” entre ses films (selon une expression fréquente d’Azoury), elles sont toujours prises dans une recherche ou une pensée en mouvement et se heurtent les unes aux autres. À propos d’Eustache, Azoury évoque “son habitude de surréagir à ses films, d’en analyser impitoyablement (…) les faiblesses [qui] l’amène d’une certaine manière à faire chaque film contre le précédent, en poussant plus loin la question. L’ensemble, à terme, se tient.” Pour atteindre cet ensemble, le critique a besoin de suivre l’ordre chronologique afin d’embrasser ce processus créatif dynamique sans en occulter les contradictions et apories.
Vertige biographique
Épouser la chronologie permet également à l’essai de se nourrir d’éléments biographiques tirés des nombreux entretiens et témoignages qui ont documenté la vie d’Eustache. Si cette dimension semble fondamentale pour appréhender une œuvre largement autobiographique, elle pourrait également conduire à un nouvel écueil. Trop nombreux sont les essais consacrés à un·e cinéaste qui convoquent la vie de l’artiste comme si celle-ci pouvait donner une explication définitive à une œuvre. Avec une grande parcimonie, Azoury use d’éclairages biographiques pour offrir de nouvelles clés de compréhension, mais celles-ci ne donnent pas accès à “la vérité” de l’œuvre (si tant est qu’elle existe), elles ouvrent plutôt sur de nouveaux espaces à explorer et de nouvelles interrogations qui ne font que prolonger le vertige provoqué par les films. Ainsi, de sa brillante analyse de La Maman et la Putain. En détricotant les jeux de miroirs créés par le choix de casting, où chaque actrice/personnage est à la fois une copie et un modèle, il montre que l’art du faux-semblant, de l’artifice et des masques, si prégnant chez Eustache, atteint ici son paroxysme. Azoury le restitue comme un laboratoire expérimental, à la fois “pervers” et “dangereux”, pour mieux nous inviter à en percevoir la profondeur abyssale. C’est peut-être là l’une des missions essentielles du critique de cinéma : ne pas verrouiller le sens avec une pseudo-objectivité, mais plutôt ouvrir la boîte de Pandore pour libérer toutes les virtualités d’un film qui ne demandent qu’à être actualisées par son ou sa spectateur·rice.
“À pied d’œuvre”
“Travailler à pied d’œuvre”. Dès son avant-propos, Azoury renvoie à cette méthode critique revendiquée par le critique (et cinéaste) Jean-Claude Biette. Il s’agit sans doute pour tout critique de s’équiper d’un garde-fou : écrire au plus près des images, comme pour se prémunir contre les idées un peu trop séduisantes et les projections théoriques abusives. Les développements de Philippe Azoury naissent toujours d’un examen très précis des choix formels, des particularités du montage et de la singularité des dispositifs. Ce n’est pas qu’il faille fétichiser la technique, mais comme pour l’analyse du style d’un écrivain, il faut se porter sur l’écriture cinématographique d’un·e cinéaste pour saisir l’émotion et la pensée qu’un procédé esthétique recouvre.
Comme le journaliste l’écrit : “Rien que le passage d’un plan à l’autre peut être la trace d’une grande blessure.” Et des raccords étranges, brutaux et cryptiques, l’œuvre d’Eustache en compte beaucoup. Il y a bien sûr les deux parties d’Une sale histoire, l’une filmée en 35mm et l’autre en 16mm, qui répètent deux fois de suite le même récit, mais il y a aussi des procédés plus discrets qui parsèment l’œuvre d’Eustache de leur étrange présence. Comme ce choix de montage énigmatique qui fait bégayer le jeune Daniel dans Mes Petites Amoureuses, alors qu’il commence un bref monologue dans lequel il exprime son envie d’aller à l’école, de lire des livres et d’étudier. Après les deux heures de film, nous pourrions oublier ce menu trouble, presque physique, qu’a provoqué en nous cette coupe énigmatique ; l’écriture critique permet alors de le ressaisir comme une réminiscence, pour le prolonger et s’interroger sur son émotion si particulière.
Dans son prologue des Écarts du cinéma, Jacques Rancière avait cette belle phrase : “Le cinéma est un art pour autant qu’il est un monde, (…) ces plans et effets qui s’évanouissent dans l’instant de la projection ont besoin d’être prolongés, transformés par le souvenir et la parole qui font consister le cinéma comme un monde partagé bien au-delà de la réalité matérielle de ses projections.” C’est bien là toute la valeur de cet essai : faire consister l’œuvre d’Eustache comme un monde partagé.
2023, année Eustache
Si cette mise en partage a quelque chose de profondément émouvant, c’est qu’elle advient plus de quarante ans après la mort du cinéaste et après une longue période où ces trésors du cinéma français demeuraient cachés. La ressortie de l’intégrale Eustache pourrait bien marquer d’une pierre de touche la cinéphilie française.
Ainsi, dans la grande tradition de Jean Douchet et de Serge Daney, Philippe Azoury se fait “passeur” et n’hésite pas à multiplier les références au monde de 2023, comme s’il s’adressait surtout à la nouvelle génération de spectateur·rices qui a la chance de découvrir Eustache. Mais avoir 20 ans et se confronter à ces films en 2023 n’est pas forcément chose aisée, tant ils vont à l’encontre du tout-venant de la production cinématographique contemporaine. L’auteur nous ouvre donc des pistes et nous donne des armes. Ces dernières ont des noms – Lacan, Bataille, Proust ou Sade –, et permettent à la fois de rendre compte du fonds culturel dans lequel baignait Eustache et aussi de voir la manière, souvent paradoxale, dont ces références s’articulent à ses films.
Mais ces éclairages, Azoury ne nous les assène pas en tant que professeur (déjà dans son très bel essai consacré à Philippe Garrel, Azoury était très loin de l’écriture académique). Il est plutôt un compagnon éclairé, qui a déjà “ruminé” cette œuvre et identifié les nombreux pièges posés par Eustache, à la manière de “Marceau, le braconnier de La Règle du jeu”. À chaque chapitre, il nous propose une idée, nous ouvre une voie que nous prolongeons par notre propre cheminement en anticipant ses déductions et en devinant ses conclusions. Puis, Azoury nous rattrape, nous met en garde devant des erreurs trop communes et simplistes, il prend un chemin de travers et opère une bifurcation inattendue, bref, il relance la course. Ce chassé-croisé intellectuel (qui culmine lorsqu’il évoque l’influence de Proust) rend la lecture de ce livre grisante car il nous invite toujours à penser avec l’essayiste.
Il se fait donc intercesseur et vient nourrir et enrichir le propre dialogue que chacun d’entre nous peut nouer avec Eustache. Ces références – ici à Annie Ernaux, là à Duras – ouvrent des portes, creusent l’abîme et nous invitent toujours à considérer les films d’Eustache non “pas comme une parole d’oracle tombée du ‘plus beau film du monde ou peu s’en faut’, mais comme un point d’interrogation qu’on écrit à la fin d’une phrase.”
En refermant Jean Eustache. Un amour si grand…, nous prend alors cette envie de poursuivre la conversation en se rendant au cinéma. À nous à présent de “ruminer” cette œuvre immense, de se plonger dans ses trous et béances pour les approfondir encore un peu davantage, d’entendre ce qu’Alexandre, Véronika, Daniel et les autres, ont à nous dire aujourd’hui et ainsi en apprendre un peu plus sur nous-mêmes.
Jean Eustache. Un amour si grand… de Philippe Azoury. Éditions Capricci, 23 euros.
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