A travers son nouveau livre, White, Bret Easton Ellis développe une pensée fondamentalement liée au cinéma, rappelant que son oeuvre a toujours été influencée par le septième art, en même temps qu’Hollywood s’est beaucoup nourri de ses écrits.
En refermant White, le premier livre de non-fiction de Bret Easton Ellis, une impression domine : celle d’avoir lu, en exagérant à peine, un ouvrage de critique de cinéma. S’il n’en constitue pas la totalité, loin s’en faut, le cinéma y occupe une place prépondérante, où semble s’originer à la fois sa vision du monde et son désir sous-jacent d’artiste, de fait de plus en plus tendu vers l’écriture de scénarios et la réalisation de films, de moins en moins vers le roman. Pour l’écrivain, le cinéma ne semble pas seulement être un hobby, ni même un gagne-pain (comme cela pouvait l’être par exemple pour William Faulkner, écrivant, à des fins essentielement alimentaires, des scénarios pour John Ford, Raoul Walsh ou surtout Howard Hawks) mais une matière première, qui alimente chacun de ses gestes ; une barre d’uranium enrichi au coeur de son réacteur artistique. Notez : même s’il affirme en lire une centaine par an, il parle assez peu de livres (sauf pour dire du mal de David Foster Wallace ou du bien de Joan Didion) ; sur la musique, il est certes plus volubile, capable de détailler l’émotion qui lui procure un tube des Bangles (Manic Monday), un album de Kanye West — ou encore, dans American Psycho, on s’en souvient, une production de Phil Collins ; mais c’est bel et bien pour le cinéma qu’il brûle.
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Comme il nous le soufflait lui-même lors d’une interview centrée sur le septième art, en 2014, il faudrait remonter à Norman Mailer pour retrouver une telle obsession chez un écrivain américain. Lui-même, d’ailleurs, est devenu écrivain par hasard : « Quand j’étais petit, c’est vraiment le cinéma qui m’intéressait. J’ai grandi à Los Angeles, au milieu de rich kids dont les parents travaillaient à Hollywood. On était au courant de tous les ragots, je connaissais les dessous du business, je lisais les critiques, des scénarios me passaient entre les mains… Mais moi à côté j’écrivais. (…) Puis quand il a s’agit d’aller à l’université, contrairement à tous mes amis, je ne souhaitais pas rester à Los Angeles. Alors je me suis inscrit à Bennington, dans le Vermont, et j’ai réussi à terminer Less Than Zero, à le faire publier, et après tout s’est enchaîné, je suis devenu écrivain, avec un certain succès… C’était les années 80, le cinéma d’auteur s’était cassé la gueule après La porte du paradis, et il semblait alors plus enviable d’être écrivain que réalisateur. Mais au fond de moi, je n’ai jamais abandonné l’idée de faire des films ».
Une enfance cinéphile sous les lumières crues du monde adulte
Les premières pages de White, particulièrement belles, sont centrées l’enfance et l’adolescence cinéphile de Bret Easton Ellis. Dans un exercice autobiographique inédit pour lui, il raconte ses premiers émois dans les salles obscures de Los Angeles, dans les seventies, les souvenirs indélébiles que lui laissèrent des films plein de sexe et de violence qu’étaient National Lampoon’s Animal House, Saturday Night Fever, Shampoo, L’exorciste, ou Phantom of the Paradise (un de ses préférés). Il en tire une première théorie, sur les bienfaits d’un certain laxisme parental quant à l’accès aux oeuvres, à une époque il est vrai où Internet n’existait pas. Le cinéma d’horreur en particulier, dit-il, a joué pour lui un rôle éducatif décisif, lui donnant très tôt accès à la cruauté du monde, « lissant la transition entre la soi-disant innocence de l’enfance et la désillusion prévisible de l’âge adulte », « raffinant son sens de l’ironie », et lui évitant de devenir une « mauviette » (en anglais « wuss », un terme qui revient constamment, pour décrire, sans tendresse, la génération actuelle). C’est la vision de The Thing, à sa sortie en juin 1982, juste avant de partir pour la fac sur la côte est, qui paracheva cette éducation et fit de lui un adulte. Jamais plus il ne serait, devant un film, à ce point « impliqué émotionnellement ». Ces terreurs juvéniles, nées sur la toile et pourtant véritables, pures, apparaissent ainsi comme un phare permettant de tracer son chemin parmi les faux-semblants du monde adulte.
L’acteur comme incarnation de la fausseté du nouveau monde
A l’ère d’Instagram, décrit ensuite Bret Easton Ellis, tout le monde est devenu acteur de sa propre vie. Dans ce « Post-Empire » qui débute en 2001, tout le monde joue la comédie, en permanence, et rien d’autre ne semble plus compter que d’être aimable, puisque le like est la devise universelle. Ce constat, qui n’a rien de neuf mais qu’il déploie là avec un certain panache, s’origine aussi dans le cinéma, et sa fréquentation, souvent décevante, des acteurs. Il raconte ainsi, dans son podcast (créé en 2013 et toujours animé mensuellement, accessible sur abonnement), qu’il ne parvint jamais à discuter honnêtement, sans filtre, avec Judd Nelson (dont il se souvient avoir fait un portrait-canular pour Vanity Fair dans les années 80, lorsque l’acteur triomphait dans St Elmo’s Fire), James Van Der Beek (connu sur le tournage des Lois de l’attraction) ou Jason Schwartzman. Et d’en tirer la conclusion que cette attitude hypocrite, jadis l’apanage des acteurs seuls, tend à devenir le lot commun : ne rien dire, jamais, qui puisse froisser qui que ce soit. Cet état de séduction permanent, qui le fascinait tant chez Richard Gere dans American Gigolo en 1980 — l’effet de ce film sur la jeunesse américaine est d’ailleurs détaillé par David Thomson, dans Sleeping With Strangers —, l’épuise désormais. « Nous semblons entrer dangereusement dans une sorte de totalitarisme qui abhorre le liberté de parole et punit ceux qui révèlent leur vraie personnalité. En un mot : le rêve de l’acteur ». Et gare à ceux qui ne respectent pas cette loi : ils seront voués aux gémonies, au mieux taxés de trolls, au pire brûlés sur la place publique.
Le fléau du récit victimaire
La grande affaire théorique de Bret Easton Ellis, qu’il développe depuis quelques années (pour ceux qui écoutent son podcast) et qu’il précise ici, est la critique de ce qu’il appelle « le récit victimaire », ou « victim narrative ». Sa réflexion part là encore du cinéma, notamment d’une longue comparaison entre l’oscarisé Moonlight et le mal aimé King Cobra, un thriller fauché dans le monde du porno gay, avec James Franco (inédit en France). Sortis au même moment à l’automne 2016, les deux films lui donnent l’occasion de développer son mépris, non pour la représentation des minorités, mais pour leur association systématique, dans le cinéma américain le plus défendu par la critique et l’Académie, au statut de victime. Les gens de gauche se donnent ainsi bonne conscience, à peu de frais (15$, le prix d’une place), en communiant devant les destins broyés de Little/Chiron/Black (Moonlight), Oscar Grant (Fruitvale Station), ou Solomon Northup (Steve McQueen), mais sans jamais leur offrir, par la fiction, la possibilité d’être autre chose : victimes un jour, victimes toujours. Alors que King Cobra, en montrant des gays parfois coupables, non parce qu’ils sont gays, mais simplement en tant que membres d’une communauté parfois monstrueuse qu’on nomme humanité, ouvre le champ des possibles, argue-t-il. Contre le récit victimaire, il déclare donc sa flamme au cinéma « post », notamment post-gay, où l’appartenance à une minorité (sexuelle, mais ça marcherait aussi avec raciale) ne définit pas la totalité de l’expérience humaine, et où la souffrance n’est pas l’alpha et l’omega de toute existence. Récemment, Call Me By Your Name lui semble avoir rempli ce contrat (n’étant rien d’autre qu’une simple et belle histoire d’amour entre deux hommes amoureux), ainsi que plusieurs film oscarisés en 2019. Il note un certain progrès, donc.
De l’écrivain-critique à l’écrivain-cinéaste
Si le cinéma semble avoir alimenté depuis toujours la réflexion de Bret Easton Ellis, faisant de lui un véritable critique ayant trouvé dans le podcast un média à sa mesure (White en étant une forme réécrite), il se trouve également au centre de sa pratique artistique. De nombreuses pages du livre sont ainsi consacrées au récit, souvent désabusé, de ses nombreuses incursions dans l’industrie cinématographique. Il commence par l’adaptation catastrophique de Less Than Zero en 1988, très vite après sa publication trois ans auparavant. Réalisé par Marek Kanievska, avec Robert Downey Jr et James Spader, le film, en rien fidèle au roman, sera un échec sur tous les plans, qui lui laissera un goût amer. A l’inverse, American Psycho (par Mary Harron, avec Christian Bale, en 2000) et Les lois de l’attraction (par Roger Avary, avec James Van Der Beek en 2002) furent de plus heureuses aventures, ayant l’une comme l’autre rencontré un certain succès. The Informers (Gregor Jordan 2008) en revanche, ne semble lui avoir laissé que le souvenir maussade et quixotesque de se battre contre des moulins à vent, tandis que le projet d’adaptation de Glamorama, par Roger Avary, barbote dans le « development hell » depuis dix ans. Idem pour Lunar Park, « en cours de développement sur imdb », qui pourrait ne jamais changer de statut… Ben Stiller a bien tourné, en 2001 avec Zoolander, une version officieuse de Glamorama, mais Ellis en prit ombrage au point d’envisager des poursuites pour plagiat. On trouve sur ce blog un compte-rendu exhaustif de ses adaptations.
https://www.youtube.com/watch?v=ZnZ2XdqGZWU
Ces expériences frustrantes n’ont pourtant pas empêché l’écrivain, depuis une douzaine d’années, de se dédier corps et âme au cinéma, souvent sans réclamer son dû. Si l’entreprise ne fut pas couronnée d’un succès public (ni critique à vrai dire), The Canyons de Paul Schrader, dont il co-écrivit le scénario en 2013, concrétisant ainsi le rêve de travailler avec le réalisateur de son film de chevet (American Gigolo) reste un beau film, sous-estimé, sans doute le dernier enregistrement de la gloire fanée d’une grande actrice, Lindsay Lohan. Par la suite, BEE a signé un clip (pour les Dum Dum Girls en 2014), une poignée de courts-métrages (Orpheus en 2015, Figaro en 2016, The Arrangement en 2019), le scénario d’un thriller peu vu (The Curse of Downers Grove en 2015), une websérie de 8 épisodes de 14 minutes (The Deleted, en 2016), ainsi qu’un nombre apparemment incalculable de projets morts-nés (dont un, pour Kanye West, qu’on donnerait cher pour voir se concrétiser un jour), de pilotes annulés ou de long-métrages jamais financés. Soyons francs : sa filmographie ressemble pour l’instant à un drôle de champ de bataille ; espérons qu’elle ne deviendra pas un champ de ruines, et qu’il parviendra un jour à faire vivre ses visions à l’écran, à la hauteur de ses ambitions.
Si l’on en croit ce tweet écrit en 2013, voici à quoi pourrait ressemble sa vision : « fondamentalement, tous les films racontent, encore et toujours, la même histoire : celle de la solitude ».
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